Depuis quelques temps, un jeune migrant s’est installé au feu rouge devant la station de métro. Il attend assis que les voitures s’arrêtent, pour se lever et montrer son panneau de carton. Parfois un passant lui apporte un sac de papier avec des vivres, parfois un automobiliste baisse sa vitre et lui donne une pièce. La plupart du temps personne ne fait attention à lui, ou même ne le voit, et pourtant, malgré l’indifférence il sourit toujours. Nul ne sait où il dort, mais tous les matins il est à son poste.
Zoé est perturbée chaque jour davantage quand elle passe devant lui et le voit si seul. Même si sa situation à elle n’est pas florissante, elle n’est pas aussi tragique que la sienne. Et son bon cœur l’emporte, un matin elle s’approche de lui et se met à lui parler. Elle est surprise car plus elle parle plus il agite les bras désespérément, elle finit par comprendre qu’il ne parle pas français, ou très peu. Alors avec des gestes et un peu d’anglais elle explique qu’elle va revenir avec de la nourriture et des vêtements, car le garçon n’a qu’un tee shirt sur le dos et un vieux pantalon de jogging serré à la taille par une ficelle. Il est très maigre et son visage est si émacié qu’il semble déjà presque vieux. Pourtant ses yeux brillent d’un tel éclat qu’elle voit bien que c’est tout le contraire.
Pour la nourriture, cela ne pose pas de problème, elle a ce qu’il faut à la maison. Pour les vêtements, c’est plus compliqué car elle ne possède pas de vêtements d’homme. Aussi monte-t-elle le soir même chez Zebediah pour voir si par hasard il aurait quelques habits usagés dont il ne voudrait plus. Elle frappe à sa porte.
- Bonsoir Zebediah, tu vas bien ?
- Salut Zoé, ça va merci, et toi ?
- Ca va. Désolée de te déranger, je viens encore te demander un service.
- Pas de souci, que veux-tu ?
- As-tu remarqué le migrant au feu rouge ?
- Oui je le vois tous les jours.
- Est-ce que tu aurais de vieux vêtements à lui donner ? je n’ai que des affaires de fille, et il a besoin de quelque chose de chaud maintenant, c’est l’automne, je ne sais même pas comment il fait pour la nuit.
- Entre, je vais regarder dans mon armoire.
C’est la première fois que Zoé pénètre chez Zebediah. Il y a peu de meubles et ils sont modernes et fonctionnels. Son appartement manque un peu d’âme, des livres s’entassent par terre, des revues s’amoncellent un peu partout, son pc est ouvert sur un petit bureau, il devait être en train de travailler. Zoé ramasse un magazine et le feuillette, c’est rébarbatif, du texte et de longs articles sans photos se suivent le long des pages. C’est exactement comme ça qu’elle imagine la vie de Zebediah, terne, peuplée de lectures tristounettes, de soirées de solitude, à travailler devant son pc puisqu’il n’y a rien d’autre à faire.
Zoé ne réalise même pas combien son jugement est hâtif et sans fondement, juste basé sur du ressenti.
Après quelques minutes, Zebediah revient de sa chambre avec un jean, deux ou trois polos, un pullover épais, un vieux manteau, des tee shirts, des caleçons, des chaussettes. Il les plie dans un sac de courses, et indique qu’il a aussi une paire de baskets à donner.
- Tu crois que ça va suffire ?
- Très bien, très sympa de ta part, tu n’as plus l’usage de tous ces habits ?
- Non, tu sais je suis presque toujours en costume, je n’ai pas besoin de tout ça. Ca me fait plaisir de donner à quelqu’un qui n’a rien.
- Merci pour lui, je lui apporterai demain matin. Je t’ai dérangé pendant que tu travaillais, excuse moi.
- Je m’avançais pour demain, mais rien ne presse. Comment ça se passe pour ton site ?
- Nous sommes en train de recruter les bénévoles pour faire la cuisine chez nos futurs adhérents. Louis et moi allons rencontrer des personnes qui cultivent des fruits, des légumes et des fleurs dans des petits jardins ouvriers près d’ici. Ils nous donneront leur surproduction et nous pourrons l’utiliser pour faire des plats.
- Ah mais c’est une super idée ça !
- On aura du miel aussi par eux, et des œufs frais. Nous pourrons avoir des pommes assez rapidement, des pommes de terre, des prunes. On va utiliser tout ça, ce sera une bonne base pour cuisiner.
- En réalité c’est beaucoup de travail et pour l’instant ça ne te rapporte rien ?
- Non, financièrement rien du tout. Mais c’est prenant, j’y pense sans arrêt, et Louis aussi. Nos petites grands-mères, Eugénie et Léontine nous mettent une grosse pression pour démarrer tout de suite, mais c’est un peu juste encore.
Zebediah sourit et cela change tout. Son visage qui semblait préoccupé, voire inquiet, se libère tout à coup et s’illumine.
- J’espère être un de tes clients, je n’aurai plus besoin de me faire à manger, ni de faire mes courses, j’en rêve !
- Bien sûr ! tu seras notre premier client, on te fera un prix quand on pourra !
- Laisse tomber, ce qui me plairait c’est que ça marche pour vous, pour toi et que je puisse en profiter un peu !
Zoé ne capte pas du tout l’allusion et se réjouit d’avoir trouvé sans même le chercher un premier client.
- Merci pour tout Zebediah, je te laisse finir ton travail, je rentre à la maison, à l’étage en dessous, précise-t-elle avec malice, je crois que Lucia a programmé un ciné ce soir.
- Des nouvelles de tes collègues de formation ?
Zebediah est toujours curieux de savoir ce qu’il advient d’Alphonse. Sa surprise est grande quand il apprend que ce dernier est parti pour la Patagonie pour un long voyage. En lui-même il se réjouit de ce départ qui lui laisse le champ libre pour toutes sortes de rêveries et digressions imaginaires.
- Violette laisse tomber plus ou moins l’informatique et va probablement s’associer avec son nouvel ami Saïd pour gérer leur restaurant. Elle parait très heureuse et très amoureuse. Tellement épanouie en fait qu’elle me surprend, elle est beaucoup moins centrée sur John. C’est bien pour lui, il a besoin d’être moins couvé.
- Ce sont plutôt des bonnes nouvelles ! On pourrait aller dîner dans leur restaurant un soir si tu veux.
- Très bonne idée, c’est d’accord. Tu sais, je me dis aussi qu’on pourrait peut être un jour créer un lien entre ce restaurant et notre site. Je ne connais pas le lieu, il faut voir si quelque chose est possible et si Saïd et Violette le veulent bien.
- Je vois que tu anticipes toujours avec de nouvelles idées. Tu étais peut-être faite pour être chef d’entreprise !
- Ne te moque pas de moi Zebediah, j’ai plus tendance à me voir comme une personne nulle que comme patron de société !
- Tu verras, peut-être que je ne me trompe pas, l’avenir te le dira.
- Le vrai patron de société, c’est Louis. Il ne me l’a jamais dit, mais il devait avoir un poste important dans sa précédente entreprise, celle qui l’a jeté dehors comme un bon à rien. Et maintenant il fait des merveilles pour lancer notre affaire. C’est lui qui tient les rênes, pas moi.
- Oui peut être, mais toi tu es créative, il y a les gestionnaires et les créatifs, il faut les deux pour faire marcher une société !
- Et les vendeurs ?
- Aussi.
- Nous, on sera juste une petite association sans prétention ! Allez, j’y vais, je t’apporterai un peu de moussaka demain, c’est Lucia qui l’a préparée, c’est une pure merveille. Je rêve d’aller en Grèce pour en goûter, dans un petit restaurant à Athènes, au pied de l’Acropole. En attendant, celle de Lucia est un délice.
- Merci, avec plaisir, j’avoue que la moussaka à Athènes me tente aussi ! je retiens l'idée ....
- Un jour peut-être ! Bonsoir, à demain.
- A demain Zoé.
Zoé ouvre la porte et s’éclipse vite après un baiser sur la joue de Zebediah. Comme c’est la fin de la journée, un léger duvet de barbe y a poussé, c’est un peu rugueux, ce n’est pas du tout habituel chez Zebediah et ça surprend Zoé.
*
A la première heure le lendemain matin, Zoé se précipite vers le feu rouge avec le sac de Zebediah, rempli de vêtements et de quelques victuailles.
Mais au pied du feu rouge, il n’y a personne. Zoé est si déçue qu’elle en pleurerait presque. En s’approchant elle voit le morceau de carton posé par terre, à l’envers. Elle le retourne, il est écrit au feutre noir : ‘Je suis Hassan, j’ai faim’.
- Si je m’étais décidée plus tôt à venir le voir, j’aurais pu lui donner les habits et la nourriture, alors que là il a peut-être disparu pour toujours. Comment savoir où il est ? J’espère qu’il ne lui est rien arrivé. Oh je m’en veux ! Comment ai-je pu être aussi insensible ? J’ai totalement raté l’occasion.
Zoé repart tristement chez elle, son sac au bout du bras. Elle remonte les cinq étages lentement, et s’enferme toute la matinée chez elle, étendue sur son lit avec Manon dans ses bras. Vers midi, le téléphone vibre, c’est Louis qui l’attend en bas pour aller rencontrer les propriétaires des jardins ouvriers. Zoé émerge difficilement de sa prostration. Elle se relève et passe dans le couloir où elle a laissé le sac qui ne sert plus à rien. Comme elle conserve un tout petit espoir au fond d’elle, elle ne se décide pas tout de suite à le vider. Elle attrape sa veste et son sac à main et rejoint Louis au bas des marches.
Louis est transformé, rasé de près, habillé avec des vêtements repassés (Zoé soupçonne qu’Eugénie ou Léontine y sont pour quelque chose mais elle ne dit rien), il porte aussi un petit sac à dos. Ainsi, il paraît beaucoup plus jeune et tonique.
- Salut Zoé, comment vas-tu ?
- Pas très bien aujourd’hui Louis, je n’ai pas été assez rapide pour aider quelqu’un et maintenant il a disparu.
- De qui parles-tu ?
- Du jeune migrant qui était au feu rouge. Je voulais lui apporter des vêtements et de la nourriture, mais il n’est plus là ce matin. Il s’appelait Hassan, il a laissé son carton par terre avec son nom dessus.
- C’est peut être une bonne chose qui lui est arrivé, qui expliquerait pourquoi il n’est plus là.
- Vous y croyez, vous ? J’ai peur qu’il se soit fait attraper ou tabasser.
- Tu inventes, tu ne sais rien du tout, ne te fais pas de films sans raison.
- Et en plus sur le carton il y avait aussi écrit ‘j’ai faim’. Alors maintenant c’est impossible pour moi d’appeler notre site Mamie, j’ai faim. Je ne m’étais pas rendue compte, mais la connotation ne va pas du tout. Je ne pourrais même pas supporter un instant ce nom ridicule. Je me demande où il a disparu.
- Attends un peu, peut-être reviendra-t-il.
- J’espère, je vais garder le sac quelques jours. Cà me tourmente. Où allons-nous ?
- Chez Gustave et Honoré, deux frères qui ont un petit jardin familial à deux pas d’ici, mais de l’autre côté du périphérique. On va prendre le bus.
Zoé et Louis se dirigent vers l’arrêt sur le trottoir d’en face et attendent l’arrivée du bus. Il commence à bruiner un peu. Le temps a fraîchi cette nuit, Zoé frissonne dans sa veste trop légère, l’automne tout doucement s’installe. Les grands arbres dans les avenues alentour commencent à jaunir, le vent soulève par rafales les feuilles tombées. Il y a des marrons par terre. Zoé se penche et en ramasse un bien brillant.
- J’aime les marrons, ils sont si beaux et doux, j’en ai toujours un ou deux dans une poche. On peut les mélanger avec des branches, des coloquintes, des pommes de pin et des glands dans une coupe, c’est une composition de saison, c’est joli. Je pourrais en préparer une pour remercier Zebediah pour les habits, pense-t-elle, et elle ramasse quelques autres marrons dodus qu’elle met en réserve dans son sac.
Ils montent dans le bus qui vient d’arriver et ouvre ses portes après un freinage brutal. Le véhicule redémarre avec une forte accélération et secoue tous les passagers restés debout. Après quatre arrêts tout aussi brusques, ils atteignent leur destination. Ils descendent et marchent en direction des jardins ouvriers qu’on aperçoit quelques cent mètres plus loin.
Zoé et Louis arrivent enfin devant la barrière qui délimite les jardins. Environ une centaine de parcelles s’étendent devant leurs yeux, dont les superficies et les formes sont variables. On voit çà et là des fontaines d’eau et des tuyaux pour l’arrosage. Chaque jardinier a personnalisé sa parcelle en y installant une petite cabane, le plus souvent faite de bric et de broc. Planches de récupération, tôles ondulées, bâches sont assemblées pour former un abri, et les matériaux de construction disparates et hétérogènes sont parfois recouverts d’une plante grimpante : rosier, glycine, clématite, lierre, passiflore, vigne vierge. A l’intérieur des cabanes, on entrevoit des tables, des chaises, et du matériel de jardinage. A l’extérieur, sont disposés des bidons pour recueillir l’eau de pluie, des bacs pour recycler les eaux usées, des composts et parfois un barbecue. Autour des cabanes poussent des arbres fruitiers : pommiers, pruniers, cerisiers, pieds de vignes, ainsi que des framboisiers, fraisiers, groseilliers et cassissiers. Sur les parcelles les plus vastes, on peut apercevoir des poulaillers ou des cages à lapins. Enfin, au milieu des plantations de légumes, tomates, haricots verts, courgettes, navets, oignons, se trouvent des touffes ou des massifs de fleurs de toutes les couleurs et hauteurs, dahlias, phlox, géranium, pensées et violettes. Des carrés de plantes aromatiques sont visibles un peu partout, ils ont été plantés avec art et patience : thym, romarin, basilic, verveine citronnelle, menthe alternent avec persil, ciboulette et sauge.
Zoé est émerveillée par la richesse des plantations et le pittoresque des cabanes. Ils pénètrent dans les jardins par une allée caillouteuse. Tout de suite à gauche, une petite tonnelle s’avance et une vieille dame est assise sur une chaise en bois, elle prépare des conserves de sauce tomate et épluche des oignons. Elle a plutôt l’air revêche, mais quand elle lève les yeux sur eux, elle fait un grand sourire, elle devait probablement être concentrée sur sa tâche et elle est contente de faire une petite pause pour bavarder.
- Bonjour Madame, dit Louis qui s’approche, nous cherchons la parcelle de Gustave et Honoré. Savez-vous où nous pourrions la trouver ?
- Bonjour, bien sûr que je sais, on se connaît tous ici ! Elle se lève et tend son doigt vers une parcelle assez lointaine. C’est là bas, au numéro quatre-vingt-huit.
- Merci Madame, bonne journée.
- Dites, vous seriez pas les amis d’Eugénie ?
- Oui, nous venons de sa part.
- Ah, mais attendez donc, j’ai quelque chose pour elle. La vieille dame disparaît dans le fond de la cabane et revient avec un énorme bocal de cornichons. Tenez, c’est son péché mignon les cornichons ! je l’ai fait pour elle. Vous pourrez lui apporter ?
- Bien sûr, dites nous de la part de qui, répond Louis qui prend le bocal et le dispose dans son sac à dos.
- Je suis Agathe.
- Merci pour elle, je suis convaincu qu’elle sera ravie. Nous lui donnerons sans faute tout à l’heure en revenant. Au revoir Agathe.
- Merci à vous. Au revoir.
Agathe se rassoit et se replonge dans ses oignons, ses tomates et son basilic. Zoé et Louis entendent sa complainte.
- Quel travail, soupire-t-elle, mais qu’est-ce que c’est bon de manger de la sauce tomate en hiver, quand il fait bien froid !
Zoé et Louis acquiescent et s’éloignent en direction de la cabane de Gustave et Honoré. Chemin faisant, ils s’arrêtent et discutent avec Paul, Théodore, Juliette et Roger, les jardiniers qu’ils rencontrent au hasard de leur progression. Tous sont occupés à biner, racler, nettoyer, ramasser, arroser, tailler leur précieux petit carré de verdure et de fleurs, perdu au milieu de la banlieue, entre voies ferrées, autoroutes et murs de remblais. Juliette leur montre une source d’eau naturelle qui jaillit d’un tuyau coincé au milieu d’un amoncellement de grosses pierres, à laquelle tout le monde peut venir remplir ses bouteilles ou ses brocs.
Après une promenade de découverte des lieux, ils arrivent enfin devant la parcelle des deux frères qui porte effectivement le numéro quatre-vingt-huit.
Un homme est assis sur un banc de bois, il est assez corpulent et porte une salopette verte, des chaussures boueuses de cuir épais et sa barbe rousse fournie est mêlée de gris et de blanc. Il fume une grosse pipe en bois, qui dégage un parfum de tabac musqué. Sur un petit guéridon en métal à côté de lui se trouve un bock de bière mousseuse.
En voyant arriver Zoé et Louis, l’homme se lève et les salue. Il est très imposant, grand et puissant d’épaules. A côté, Louis paraît être un petit gabarit.
- Bonjour, vous devez être Zoé et Louis ! je suis Gustave. Mon frère Honoré est dans la cabane, il prépare le déjeuner. Vous resterez bien avec nous ? vous ne mangerez que des produits du jardin.
- Bonjour Gustave, quel plaisir de faire votre connaissance ! Louis et Gustave se serrent la main chaleureusement, Zoé s’approche à tour et met sa toute petite menotte dans la grosse main de Gustave qui la secoue en riant d’un bon rire de géant.
A cet instant, le deuxième frère sort de la petite cabane frêle et légère, et Zoé se demande comment il arrive à se déplacer dans cette minuscule cabane, alors qu’il a le même physique que Gustave. Elle réalise alors que les deux frères sont jumeaux, tant ils se ressemblent.
- Je vous présente Honoré ! Honoré, voici Zoé et Louis qui viennent nous voir de la part d’Eugénie. Ils vont rester pour déjeuner avec nous, et on discutera en mangeant. Mais on va commencer par une petite visite du jardin ! Venez donc avec moi.
Honoré leur serre la main et retourne dans la cabane d’où il rapporte une table pliante en bois et des chaises. Il est si costaud qu’il peut tout porter en même temps. Il installe tables et chaises devant l’entrée de l’abri, et repart chercher assiettes et couverts. Pendant qu’il prépare le repas, Gustave parcourt les plates-bandes et les massifs avec Zoé et Louis, en leur indiquant avec précision le nom des plantes, arbres ou fleurs. Il s’arrête presque à chaque pas pour raconter une anecdote, une légende ou donner un conseil de jardinage, il explique comment semer les graines, greffer les arbres fruitiers, arroser les plantations, mélanger les espèces pour limiter naturellement les parasites, tailler les arbustes et couper les roses. Lorsqu’il aperçoit un autre jardinier à proximité, il le salue et trouve toujours un petit mot à dire sur le temps ou sur les cultures. Ils finissent par revenir à leur point de départ, Zoé et Louis sont émerveillés par la luxuriance de la végétation sur les petits lopins de terre cultivés.
- Gustave, quel beau jardin vous avez, dit Zoé, on sent que vous y mettez tout de vous-même pour avoir de si beaux légumes et des fruits aussi appétissants ! Et je ne parle même pas des fleurs et des herbes aromatiques. Un bonheur au quotidien qui ne faillit jamais !
- C’est beaucoup de travail, et à refaire tous les jours, mais quelle satisfaction de travailler au milieu de la végétation ! et nous sommes tous des passionnés, nous autres jardiniers ! répond Gustave.
- Pour nous qui habitons au milieu des tours, c’est incroyable de penser que si près de nous se trouvent ces jardins si envoûtants ! poursuit Louis, admiratif, qui se tourne de tous les côtés pour bien se persuader qu’il est en pleine nature.
- Nous allons prendre un petit apéritif pour fêter notre collaboration, reprend Gustave. J’ai là un vin de sureau fait maison dont vous me direz des nouvelles.
Gustave part chercher dans la cabane des petits verres fins avec de jolis motifs gravés, et une bouteille dont le contenu a une belle couleur mordorée. Il pose les verres sur la table et sert de généreuses rations dans chaque verre. Honoré arrive avec des bols dépareillés qui contiennent des radis, des tomates cerises, des graines de courges et autres spécialités du jardin.
Tous quatre s’asseyent autour de la petite table et commencent à déguster le vin de sureau et les petites mises en bouche qui sont délicieuses. La légère bruine qui menaçait vers midi s’est arrêtée, un soleil pâle éclaire les jardins. Il fait bon, et Zoé et Louis apprécient ce moment convivial. A distance, Zoé aperçoit quelques ruches entourées d’un vol d’abeilles industrieuses et comprend d’où vient le miel dont parlait Eugénie.
- Pour ce midi, Honoré vous prépare une bonne omelette aux herbes, des pommes de terre sautées avec des oignons, et une compote de prunes. Ca vous va ?
Déjà les odeurs de légumes qui rissolent dans la poêle leur parviennent depuis l’abri de jardin. Zoé et Louis hochent la tête avec conviction, et Gustave qui a une bonne nature rit de contentement. Parmi les deux frères, seul Gustave semble doué de la parole, Honoré est taiseux. Il exécute ce que son frère n’a même plus besoin de lui dire, tant ils fonctionnent en parfaite osmose.
- Alors nous voici réunis pour parler de cuisine, c’est bien ça ? dit Gustave avec gourmandise. Vous êtes intéressés pour récupérer une partie de notre surproduction de légumes et de fruits, Eugénie et Léontine nous ont expliqué que ce sera utilisé pour cuisiner pour des familles, si j’ai bien compris ?
- Oui absolument, répond Zoé.
- C’est une bien bonne idée, poursuit Gustave. Ici, le jardin produit tellement que nous ne pouvons pas tout consommer, alors on donne le surplus. Et là on le donnerait pour une bonne cause ! alors ça nous va !
- Nous allons proposer sur internet à des familles de préparer leur repas, ou bien chez elles, ou bien nous leur livrerons des plats préparés chez nos bénévoles. Les adhérents choisiront sur le site internet la formule, et ce qu’ils voudront parmi une liste. Cette liste, nous l’actualiserons en fonction de ce que vous nous fournirez, ça dépendra de la saison et des récoltes.
- Oui, absolument, nous suivons le rythme de la nature et ses caprices, et vous savez, toute l’année on trouve des merveilles pour cuisiner, quel que soit le moment.
- Nous en sommes bien certains approuve Louis.
- Nous venons là tous les jours, maintenant que nous sommes retraités, le jardin c’est notre raison d’être. Honoré préfère cultiver les fleurs, moi ce sont les légumes. Mais il y a d’autres jardiniers qui veulent participer à votre initiative, eux non plus n’aiment pas gâcher.
- Vous n’avez pas d’ordinateur ?
- Non, je suis désolé Louis, pas de ça chez moi, pas de télévision non plus. De toute façon on est presque toujours dehors, quelque soit le temps. On rentre juste pour dormir chez nous, c’est à deux pas. Quand il pleut on se met à l’abri dans la cabane. On y vit presque ! C’est qu’on est un peu paysans, vous comprenez, on aime la terre.
- Je vous admire, ce n’est pas toujours facile d’être dehors, constate Louis en hochant la tête et en regardant les étendues de jardins cultivés.
Seule Zoé comprend l’allusion de Louis : peu de temps auparavant, il passait ses journées prostré sur le banc dans la cour, et il avait certainement plus d’une fois songé à tout abandonner pour aller vivre dans la rue. Rien que d’y penser, Zoé en a froid dans le dos, il s’en est probablement fallu de peu qu’il laisse tout tomber.
- On a toujours quelque chose à faire ici, reprend Gustave, assis confortablement sur son fauteuil de jardin. Même en plein hiver, c’est un travail à temps complet. Mais ça donne tellement de plaisir quand on voit nos efforts récompensés ! Vous voyez, nous on s’est jamais mariés, on est restés tous les deux, attachés à notre jardin depuis des lustres, on l’a hérité de nos parents, on y est heureux. Entre chacune de ses phrases, il boit une petite quantité de vin de sureau avec délectation. puis Il se passe la langue sur les lèvres pour ne même pas en perdre une goutte.
- Vous avez une belle existence que plein de gens doivent vous envier. Pour revenir à notre sujet, demande Louis, vous pourriez nous fournir à quelle fréquence, et quelles quantités ? pensez-vous que nous pourrions essayer une fois par jour ? ou bien c’est trop souvent ?
- Il faut qu’on s’organise avec nos voisins, pour vous trouver des quantités à peu près identiques tous les jours, en fonction de la saison. Au moins ce sera toujours frais. A part les légumes et les fruits, on pourra aussi vous donner des œufs et du miel, il y a des ruches là-bas. Gustave tend son gros doigt vers une parcelle où on aperçoit les ruches couronnées des essaims d’abeilles.
- Les enfants vont être ravis de découvrir vos bons œufs à la coque.
- Vous savez, le jaune est orange, et il y a souvent deux jaunes dans chaque œuf ! c’est vraiment différent !
- Oh là là, ça fait envie ! dit Zoé. De notre côté, on pourrait vous apporter des préparations maison, du pain, des tartes par exemple et surtout des graines pour refaire vos plants.
- Ah mais oui, ce serait très bien, le pain on n’en mange presque pas parce que celui du commerce est toujours rassis. Vous pourriez faire aussi des confitures, avec les fruits. Tout d’un coup, tous les fruits d’un arbre arrivent à maturité en même temps, il faut se dépêcher de les cueillir et d’en cuire une partie pour ne pas en perdre. On en laisse aussi un peu pour les oiseaux. Voilà, vous passerez tous les jours, plutôt en fin de journée, et on vous aura préparé le chargement de la journée. On verra si on tient, mais j’en suis quasiment certain.
- Il nous faudra un vélo avec une remorque pour le rapporter.
- Oui, ça pourra être lourd parfois, quand il y aura des pommes de terre par exemple. Ah voici Honoré qui arrive avec l’omelette, tenez, on va débarrasser les verres et déguster cette merveille ensemble.
Gustave se lève et rapporte de la cabane du sel et du poivre et une bouteille de vin rouge. Zoé et Louis se régalent des bonnes choses simples qui leur sont proposées : tout est délicieux, les aliments ont le goût de ce qui a mûri en plein air à la campagne.
Peu à peu le soleil est devenu généreux et il fait presque chaud lorsqu’ils finissent le repas avec un petit café. La conversation est animée, et tourne exclusivement autour des productions du jardin et de la manière de les cuisiner. Ce sont des sujets qui font leur bonheur à tous, aussi ne se privent-ils pas de les aborder. Occupés à de fructueux échanges et d’incessants bavardages, il leur semble que l’après midi s’est étiré en longueur. Mais il vient un moment où il faut se séparer, Zoé et Louis s’apprêtent à remercier leurs hôtes et à repartir. Gustave veut absolument qu’ils repartent avec des fruits ramassés le matin même, et Honoré apporte à Zoé un bouquet de fleurs qu’il vient de cueillir. Elle est très émue et embrasse spontanément Honoré sur les deux joues.
- Je vous téléphone très vite pour vous donner la date à laquelle nous lançons notre initiative pour de bon. Nous avons rendez-vous avec Léontine et Eugénie pour fixer le jour.
En s’éloignant, Zoé et Louis se retournent pour faire des signes de la main aux deux frères qui les regardent partir, debout l’un à côté de l’autre, si semblables. Leur visages ne laissent plus transparaître aucune expression, on ne sait pas ce qu’ils ont pensé de la rencontre.
- C’était un moment fantastique, s’exclame Zoé, quelles personnes formidables ! je suis vraiment heureuse d’avoir faire leur connaissance. Dites, Louis, je n’ai pas envie de prendre le bus pour revenir, on est trop secoués et puis j’ai besoin d’un petit peu de temps pour repenser à cette journée. Vous croyez qu’on peut revenir à pied ?
- Bien sûr, moi non plus je n’ai pas envie de m’enfermer dans un bus surchauffé, il fait si beau, profitons encore du soleil pour marcher dehors.
- Louis, il nous faut absolument ce vélo dont on a déjà parlé, on pourra le ranger dans le garage, et puis une remorque, mais ce serait un luxe … on n’a pas vraiment de quoi s’en payer une, hélas …
- On fera plusieurs voyages, ne t’inquiète pas, on y arrivera ! mais tu as raison, le vélo sera indispensable.
Gustave et Honoré ont suivi Zoé et Louis de loin en loin, et se sont finalement rapprochés de la cabane d’Agathe qui les a rejoints. Tous trois regardent partir Zoé et Louis avec un air dubitatif et plutôt consterné.
- Vous y croyez vous à leur affaire ? demande Gustave
- Ben pas trop quand même, mais bon je fais confiance à Eugénie, si elle y va, c’est qu’elle y croit elle, alors ... dit Agathe.
- J’espère pour eux que ça marchera, mais ça ne parait pas bien ficelé leur truc, avec internet … on ne comprend rien à tout ça nous, mais puisqu’ils le disent …
- En tout cas, nous on participera indirectement, et c’est bien la preuve que nos jardins sont essentiels, même dans ce monde moderne du chacun pour soi.
- Alors là Agathe, je dois dire, vous parlez juste ! je suis bien d’accord avec vous, on va leur prédire bonne chance, pas vrai ?
- Oui, conclut Agathe, bonne chance. La petite Zoé est bien sympathique, on aimerait tous l’avoir pour fille. Je lui souhaite de réussir.
Après ces bonnes paroles, Agathe rentre dans sa cabane. Gustave et Honoré reprennent le chemin de leur parcelle en méditant sur les derniers échanges, et sur ce qu’il pourrait advenir de l’aventure de Zoé et Louis et de l’impact qu’il y aura pour eux et leur jardin.
*
En route, pendant qu’ils marchent d’un pas rapide et assuré, Zoé reçoit un appel téléphonique de Zebediah.
- Salut Zoé, ça te dit d’aller dîner chez Violette et Saïd ce soir ? on a fini le projet et j’ai envie de me changer les idées. J’ai pensé qu’on pourrait goûter à leurs spécialités ?
- Mais pourquoi pas ? répond Zoé, ce serait très sympa. Ca fait un petit moment que je n’ai plus de nouvelles de Violette, et j’aimerai bien faire connaissance avec Saïd. Je vérifie avec Lucia qu’elle n’a rien prévu pour ce soir et je te confirme par sms.
- Bon, Zoé, soyons sérieux, poursuit Louis une fois que Zoé a échangé quelques textos avec Lucia puis avec Zebediah pour organiser leur soirée. Tout est à peu près bouclé désormais pour notre démarrage.
- Le site est quasiment prêt. Mais maintenant il faut retrouver un nouveau nom, un nouveau logo. Je n’en peux plus de chercher un nom, c’est compliqué, ce n’est pas mon truc. J’ai pensé à MUM DLC, pour Mettez une Mamie Dans La Cuisine, est-ce que ce n’est pas complètement nul ?
- Ah ça Zoé, je ne vais pas beaucoup t’aider sur ce sujet, je pense que le nom c’est à toi qu’il revient de le trouver, c’est ton idée. Mais celui-là, oui je le trouve assez nul ! A part le nom, que reste-t-il à finaliser ?
- Il manque les recettes de nos grands-mères à intégrer. Je les attends toujours.
- Pour ça, tu peux faire le siège chez Eugénie et Léontine, dans leur cuisine, et leur soutirer leur savoir. Sinon on n’aura rien, elles sont parfois un peu paresseuses nos précieuses grands mères.
- Vous avez raison, je vais finir par faire ça. Ce sera plus long, car il faudra que j’y passe du temps, mais il faut qu’on avance.
Zoé est désappointée car depuis le temps qu’elle cherche, elle n’a toujours pas trouvé le nom de site dont elle sera absolument certaine que ce sera le bon. C’est un véritable casse-tête, il faudrait quelque chose qui claque, qui soit explicite et sans ambiguïté.
- Est-ce qu’on pourrait éditer des flyers qu’on distribuerait au marché pour faire notre campagne de proximité ? reprend Louis. Il nous faut un moyen d’amorcer de ce type avant de fonctionner avec le bouche à oreille. On utilisera le logo et la charte du site pour le concevoir. Qu’en penses-tu ? Tu peux t’en charger ?
- D’accord, je m’en occupe, répond Zoé.
- De mon côté, je vais revoir avec nos charmantes mamies où elles en sont du recrutement, je n’ai plus entendu parler de rien. Je dois aussi m’occuper de l’aménagement du garage. Léontine m’a donné les clés.
- Vous savez Louis, avec ce garage, j’ai l’impression que ‘Mamie, j’ai faim !’ existe enfin pour de vrai. Vous vous rendez compte ? un local, ce n’est plus simplement du rêve.
- Ce n’est pas encore tout à fait concret, mais c’est vrai on progresse ! L’association est créée, du point de vue administratif et juridique, c’est presque finalisé.
- Oh là là, les choses commencent à se mettre en place, je suis toute excitée ! dit Zoé
- Tu vois, petit à petit, l’oiseau fait son nid ! on y arrive tout doucement mais sûrement. Il te reste juste à réfléchir sur notre marque :
- Et bien là Louis, je n’ai pas du tout progressé. ‘Mamie j’ai faim’, je ne veux plus de ce nom, je l’emploie entre nous, juste en attendant d’avoir trouvé le vrai nom, que je cherche toujours.
- Eh bien, nous avons fait du chemin déjà ! Nous savons même ce dont nous ne voulons pas !
- Mais ça c’est très important Louis, c’est ce qui définit nos valeurs !
Ils bifurquent dans la rue N. et bientôt arrivent devant l’entrée de la cour où ils se séparent. Louis indique qu’il va nettoyer le garage de Léontine. Zoé se propose d’aller rendre visite à Eugénie, et de lui apporter le bocal de cornichons d’Agathe. Elle monte chez elle pour se laver les mains, mettre les fleurs d’Honoré dans un vase et se changer. Tandis qu’elle redescend rapidement avec son pc portable et le pot de condiments, son téléphone vibre, c’est sa grand-mère. Zoé répond aussitôt.
- Allo Zoé ? c’est moi !
- Mamina, comment vas-tu ?
- Je vais bien, mais je me fais du souci, je n’ai plus de nouvelles de toi !
- Mamina, tu exagères, si je ne te téléphone pas tous les jours, tu t’inquiètes ! En ce moment, j’ai beaucoup d’activités, nous sommes en train de finaliser tous les chantiers en cours pour lancer notre initiative.
- Il n’empêche, rétorque Mamina, j’ai besoin de savoir si tout va bien ! Je sais que c’est une période chargée pour toi, mais justement, j’ai peut-être encore plus besoin d’informations en ce moment.
- Tu vois, Louis et moi avons déjeuné et passé une grande partie de l’après midi avec deux frères jumeaux qui ont un jardin ouvrier. Ils vont nous donner leur surplus de production pour ne pas le perdre.
- Mais c’est magnifique, j’adore l’idée ! tu as dû retrouver un peu de l’atmosphère de notre campagne dans ces jardins ...
- Oui, c’est vrai ! Il y avait plein de plantes, de légumes et d’arbres. L’un des frères m’a offert un bouquet de soucis en partant, tu imagines ? Je suis enchantée de tout ce que je vis. J’ai même des fleurs à la maison maintenant !
- Bon, je vois que tu vas très bien, je suis rassurée. Et côté cœur ?
- Rien de nouveau Mamina, je te l’ai déjà dit, je ne m’en préoccupe pas pour l’instant. Ce soir nous allons dîner avec Zebediah, mon voisin, chez Violette et son copain Saïd. Ils ont un restaurant, je vais faire la connaissance de Saïd.
- Ce Zebediah, tu le vois souvent ?
- Mais oui Mamina, il habite juste au dessus de chez moi, on se rend des services, on est amis.
- Ah bon. Mamina a l’air déçu.
- Je dois t’avouer que j’ai fait quelque chose dont je ne suis pas fière, dit Zoé. Elle raconte ce qu’il est arrivé à Hassan.
- Oui, on peut dire que tu as manqué le coche ma chérie. La prochaine fois, tu tâcheras de réagir plus rapidement. C’est que tu es trop occupée avec tes propres affaires pour penser aux autres, ce n’est pas très bon signe, ça.
- Oh Mamina, ne me dis pas ça, je suis déjà assez vexée.
- Ne te fâche pas ! Il faut pouvoir écouter les critiques et en tirer les leçons.
- Oui c’est certain, même si ce n’est pas ce qu’il y a de plus agréable à entendre, on ne m’y reprendra pas. De plus, sur son carton, il avait écrit ‘j’ai faim’, ça bouleverse complètement ce que je voulais donner comme nom au site.
- Mais pourquoi ?
- Je voulais l’appeler ‘Mamie, j’ai faim’, c’est toi qui m’avait suggéré l’idée. Au début, ça paraissait mignon, ça me faisait penser à un enfant qui parle à sa grand-mère. Dorénavant, ce nom m’est insupportable.
- En effet ma chérie, c’est très mal venu.
- Tu vois.
- Je suis d’accord, tu dois trouver une nouvelle idée. là je n’en ai pas pour t'aider, mais si je pense à quelque chose, je t’appelle.
- Merci. Mamina, je dois te laisser, je vais voir mon amie Eugénie pour récupérer ses recettes de cuisine, une tâche très délicate à mon avis. Eugénie va parler à toute vitesse et m’embrouiller avec plein de détails. Mais c’est si agréable de voir ces petites grands mères si affairées et impliquées !
- J’aimerais bien être à leur place tu sais.
- On va vite organiser une visioconférence avec Eugénie et Léontine et toi, elles aussi veulent te connaître.
- Tu leur as parlé de moi ?
- Evidemment ! Dis-moi, tu pourrais m’envoyer quelques unes de tes recettes ? je les mettrai sur notre site, … quand il aura un nom.
- J’essaie de t’envoyer ça au plus vite, mais tu sais, moi aussi je suis très occupée ! Je vais déjeuner avec mes amies.
- Je sais Mamina, allez, je t’embrasse, à bientôt, porte-toi bien.
- A bientôt ma chérie, bisous.
Zoé est arrivée devant chez Eugénie et frappe à la porte qui s’ouvre presque instantanément. La vieille dame est toute pimpante, avec son petit chignon blanc et son tablier de couleurs vives. Mousse est assis dans le couloir et il observe l’intruse qui pénètre chez lui.
- Bonsoir Zoé, je vous attendais, venez avec moi on va dans la cuisine, je vous fais une tasse de thé.
- Merci Eugénie, ça tombe bien je meurs de soif. Je vais vous raconter notre voyage dans le jardin de Gustave et Honoré. Et au fait, voici un cadeau de votre amie Agathe ! Zoé tend le bocal à Eugénie qui l’attrape, et dont les yeux se mettent à étinceler de plaisir.
- Ah, elle sait que je suis très gourmande et les cornichons c’est ce que je préfère … parmi des tas d’autres choses ! Ha ha ha !
- Vous êtes facétieuse comme toujours !
- Oui, j’aime bien rire et plaisanter.
Eugénie trottine devant Zoé jusqu’à la cuisine d’où provient une délicieuse odeur de tarte aux pommes. Le chat, intéressé par la visiteuse, les suit. Il entre derrière elles dans la pièce et saute sur une chaise pour s’y rouler en boule, fermer les yeux et se trouver au centre des conversations et de l’attention.
- Ah, ce chat, dit Eugénie, cédant au charme de son compagnon, il est curieux, il veut toujours tout savoir ! Regardez-moi où il s’est mis !
- Il est trop mignon, répond Zoé en caressant la tête de Mousse qui daigne ouvrir un œil et lui jeter un regard circonspect.
- Il est toujours dans mes pattes, mais je l’aime bien quand même !
- Eugénie, est-ce que vous pourriez me dicter vos recettes, celles qu’on va mettre en ligne et proposer à nos adhérents ?
- Asseyez-vous Zoé, je prépare le thé et on s’y met.
Tandis qu’Eugénie s’affaire pour infuser le thé et le verser dans de jolies tasses en porcelaine, les idées tournent à grande vitesse dans la tête de Zoé. Dans son angle de vue, sur l’imposante cuisinière de fonte, se trouve un gros faitout dont le contenu bouillonne sous la chaleur du feu. Et soudain le mot faitout fait son chemin dans la tête de Zoé. Elle n’écoute même plus la vieille dame, tant sa concentration est importante et focalisée sur la recherche du nom.
- Je veux ‘tuer le point’, comme on dit dans les bureaux. J’ai compris que c’est de ma responsabilité et que personne ne veut m’aider à trouver. J’aime bien ‘Le Faitout Magique‘. Je laisse complètement tomber l’idée de Mamie ou Mamina. Mais je garde la phrase accroche : ‘Mettez une Mamie dans votre cuisine’. Le faitout, c’est un peu un chaudron, on peut y faire de bons petits plats, comme celui qui cuit devant moi, et puis une Mamie qui cuisine, c’est un enchantement Et tout ce que ce que fait une Mamie dans un faitout, c’est magique. Pour un enfant, voir sa grand-mère préparer à manger, ce sont des souvenirs pour toute la vie. J’en ai assez de chercher, j’adopte ce nom une bonne fois pour toute. Je vais écrire un sms à Louis.
Elle tape frénétiquement sur son téléphone, sans faire attention au bavardage d’Eugénie qui vient de couper une grosse part de tarte aux pommes et de poser l’assiette devant Zoé.
- Là, Zoé ! vous allez me goûter cette tarte et vous m’en direz des nouvelles.
- Mmmmm, Zoé mange une toute petite portion et se régale. Quelle chance j’ai de vous connaître Eugénie, vous êtes une fée, votre tarte est merveilleuse, la pâte est fine et craquante, les pommes ont un goût extra et sont fondantes, sucrées à point, ni trop, ni trop peu, légèrement acidulées pour faire ressortir leur saveur ! une pointe de cannelle pour l’exotisme, une pure merveille, quelque chose de divin ! Et le thé se marie parfaitement avec.
- Bon je suis contente, il me semblait aussi qu’elle devait être bonne. On attaque, vous êtes prête à écrire ?
- Oui, Zoé a la bouche pleine et sourit.
Avant d’attraper son pc portable, elle jette un coup d’œil sur son téléphone et y découvre un sms laconique de Louis qui répond à sa proposition du nom ‘le Faitout Magique’ : ‘OK’. Il ne s’est pas foulé, pense-t-elle, j’attendais un peu plus de sens critique, mais bon, c’est Louis. Elle ouvre le pc et commence à saisir la substantifique moelle dictée par Eugénie.
Tandis que la fin d’après-midi approche, on frappe à la porte d’entrée. Eugénie se lève et traverse la cuisine et le couloir pour aller ouvrir. De grandes exclamations de joie fusent, des bonjours et des embrassades parviennent aux oreilles de Zoé, puis trois vieilles dames pénètrent tour à tour dans la cuisine.
- Zoé, je vous présente Rose et Sarah, mes bonnes amies. Rose et Sarah, voici Zoé dont je vous ai tant parlé.
- Bonjour Mademoiselle Zoé, disent ensemble Rose et Sarah qui se ressemblent, petites et dodues, cheveux blancs courts et robes en laine grise épaisse sur des collants opaques et des chaussures noires, plates, peu élégantes. Mais les deux dames ont des yeux qui étincellent et un sourire craquant. Nous venons vous dire que nous voudrions participer à votre affaire, poursuit l’une d’elle. Nous aussi nous sommes seules, nous sommes deux sœurs, moi je suis Sarah, je suis veuve et voici Rose, qui ne s’est jamais mariée. Nous savons faire toute la cuisine méditerranéenne, les couscous, les tajines, les boulettes, le houmous, les samoussas, les taboulés.
- C’est magnifique, rien que de vous entendre en parler ça donne envie d’y goûter ! Est-ce que vous savez aussi faire la moussaka et les pastéis ? J’ai un faible pour la cuisine grecque ou crétoise, je rêverais de manger un dakos au pied de l’acropole, sous une chaleur torride. Et bien sûr la cuisine italienne est une de mes favorites !
- Alors, reprend Sarah, j’ai une recette de moussaka, vous me direz si elle vous transporte à Athènes, moi je crois que oui, elle est exceptionnelle.
- Asseyez-vous donc, les interrompt Eugénie, je vous sers une tasse de thé, ce n’est pas du thé à la menthe malheureusement, mais il est rafraîchissant tout de même.
Zoé referme son pc, elle comprend que le recueil des recettes est terminé pour aujourd’hui. Les vieilles dames se sont lancées dans leur conversation avec animation, elles parlent de recettes, de petits enfants, et de l’automne qui est arrivé et qui ravive leurs douleurs.
- Sarah, Rose, dit Zoé prenant soudain la parole, elle vient de regarder sa montre et de voir l’heure tardive, j’étais ici pour écrire les recettes d’Eugénie. Il me faudra faire pareil avec vous. Je pense que le mieux serait de contacter Louis afin qu’il vous explique comment nous allons fonctionner, et bien sûr, vous entrez dans l’aventure, avec Eugénie et Léontine !
- Nous sommes si heureuses, intervient Rose qui parle peu. Nous connaissons un peu Monsieur Louis, c’est quelqu’un, de si gentil, et depuis quelques temps, on dirait qu’il a recouvré la santé. Il était si malade, le pauvre homme. C’est entendu, nous irons le voir.
- Parfait, mesdames je vous laisse, je vais dîner ce soir chez une de mes amies qui travaille dans un restaurant avec son compagnon, nous voulons goûter leur cuisine et voir leur établissement.
- Merci Zoé, passez une bonne soirée, à très bientôt, répondent avec enthousiasme Rose et Sarah.
- Je vous raccompagne, dit Eugénie, qui se lève et reconduit Zoé jusqu’à la porte d’entrée. Elle se met sur la pointe des pieds et prend Zoé dans ses bras pour l’embrasser chaleureusement. Vous nous donnez tant de bonheur, Zoé, vous ne pouvez pas imaginer. Profitez bien !
Zoé est toute émue et fait à son tour des baisers sur les joues d’Eugénie, qui sentent bon le savon frais et la lavande. Malgré elle, Zoé ne peut s’empêcher de songer à Mamina qui est peut être seule chez elle à cet instant précis, et son cœur se serre.
- Passez une bonne soirée Eugénie.
- Je crois que Rose et Sarah vont rester un petit peu, on se fera peut être un petit dîner, on y mettra quelques épices pour nous évader un peu vers l’orient !
- Quelle bonne idée ! Nous voici avec quatre cuisinières maintenant !
- Vous verrez que d’autres nous rejoindront !
- Et il faudrait des grands-pères aussi !
- C’est moins courant, mais on va trouver aussi !
- Tant mieux, si cela est bon pour tout le monde.
- Bonne soirée Zoé, amusez-vous bien !
Zoé rentre chez elle le cœur ambivalent, tout se passe le mieux du monde actuellement, les rouages se mettent à tourner et à concorder, mais tant de joie lui paraît suspecte. C’est trop beau, un petit détail va se détraquer quelque part, et tout va s’emballer, comment cela pourrait-il durer ? Toutes les meilleures choses ont une fin, c’est bien connu.