Éclair au café

Zoé et Zebediah prennent le métro une heure plus tard. Ils se sont habillés casual chic, ne sachant pas trop quel est le standing du restaurant de Saïd et Violette, Zebediah est en jean et chemise bleu ciel avec une veste classique, Zoé en petite robe noire, collants noir et ballerines, sous un manteau de tweed. Ils ont un look parisien, parfait pour se sentir à l’aise dans leur ville et se fondre dans la masse des citadins qui, tout comme eux, cherchent un endroit pour dîner.

 

Avant de prendre les transports, ils ont acheté un gros bouquet d’automne pour Violette, un mélange coloré de dahlias, asters, chrysanthèmes et roses dont les teintes oscillent entre le jaune, l’orangé et le rouge profond.

 

Sortis de la station du métro, ils tournent un peu dans les rues alentour avant de trouver la petite impasse de T. Enfin ils aperçoivent la devanture éclairée du restaurant, avancent jusqu’à la vitrine et regardent à l’intérieur : c’est bondé. Heureusement, Zebediah a appelé pour réserver une table. Avant de pénétrer dans la salle, Zoé regarde l’extérieur peint d’un azur profond constellé de minuscules étoiles dorées, avec le nom du restaurant en lettres blanches aériennes, ‘La Nuit Étoilée’, et une enseigne légère en forme de nuage, couleur de crème chantilly, qui se balance au gré du vent. L’exotisme de ce décor est déjà une invitation au voyage.   

 

A peine ont-ils poussé la porte d’entrée que Violette se précipite vers eux avec un sourire radieux.

 

  • Zoé ! Zebediah ! quel plaisir de vous voir et de vous recevoir, entrez, entrez ! bienvenue ! Elle fait un signe à un homme derrière le comptoir qui s’approche à son tour avec le même sourire accueillant que Violette.
  • Voici Saïd, Saïd, ce sont Zoé et Zebediah, mes amis.
  • Violette, voici des fleurs pour toi.
  • Merci à vous, elles sont magnifiques !

 

Tous s’embrassent avec effusion. Violette prend le bouquet et s’éloigne vers la cuisine pour trouver un vase et arranger les fleurs. 

 

Saïd est très grand, très brun de peau, très carré d’épaules, avec un visage avenant, des cheveux noirs et un sourire qui lui mange le visage en permanence.

 

  • Venez donc, dit-il en les guidant vers une table encore inoccupée où deux couverts sont disposés sur une nappe blanche impeccable. Ici, nous faisons de la cuisine orientale bien sûr, mais aussi méditerranéenne, alors vous avez un choix varié dans notre menu. Quand il y a aura moins de monde, nous viendrons passer un petit moment avec vous, mais là c’est l’heure de pointe.
  • Pas de souci Saïd, nous sommes là pour dîner, goûter les spécialités et faire connaissance, alors c’est parfait, dit Zebediah. Tu nous recommandes un plat ce soir ?
  • Le tajine de poulet aux abricots, une merveille. Et pour le dessert, une glace à la cannelle, avec crumble de figues et dattes, je pense que ce sera un bon choix.
  • Allons-y, nous te faisons confiance, ça me parait excellent ! dit Zebediah avec enthousiasme et gourmandise.

 

Zoé s’assoit à la petite table, elle est surprise de la courtoisie de Zebediah et trouve qu’il est tout à fait gentleman, très à l’aise dans son rôle et pas du coincé comme elle l’imagine souvent.

 

  • Est-ce que tu veux du vin Zoé, ou bien du thé ? demande Zebediah, les yeux brillants.
  • Du thé bien sûr, répond-elle avec un sourire, tu sais que c’est ma boisson favorite.
  • Saïd, nous prendrons un verre de vin et du thé.
  • Je vous apporte d’abord un petit apéritif maison, du ratafia de cédrat, avec quelques olives.
  • Très bien, c’est inattendu comme préparation, et ça a l’air délicieux !
  • Vous verrez c’est très original comme saveur ! et une fois qu’on y a goûté, on ne peut plus s’en passer.

 

Violette revient vers eux portant un plateau en bois peint, blanc avec des arabesques bleues. Elle pose sur la table de jolis verres fins à motifs et des petits bols remplis de raisins secs, de pois chiches marinés ou de pâte d’olives kalamata, une corbeille de pain chaud et doré, et verse le ratafia dans les verres.

 

  • C’est Saïd qui le prépare lui-même, vous verrez c’est un vrai voyage de le boire ! On est transporté sur une île grecque (c’est pour toi Zoé !), ou tout au bout de l’Italie, ou même au Liban ou en Egypte ! Regardez votre bouquet, comme il est beau !

 

Avec ravissement, Violette désigne du doigt les fleurs disposées dans un vase rond en cuivre posé sur le comptoir, auquel elles donnent une note de chaleur intense grâce à leurs vifs coloris. Le pot et son contenu se reflètent dans un miroir doré accroché au mur et prolongent l’éclat de lumière écarlate indéfiniment.

 

Zoé et Zebediah goûtent et apprécient les saveurs exotiques et le dépaysement de l’endroit. C’est une vieille maison, la salle de restaurant a des poutres en bois au plafond, peintes en bleu et une énorme cheminée en pierre qui trône au milieu du mur du fond. Les tables sont toutes de formes et de tailles différentes, recouvertes de nappes blanches en coton damassé, et disposées au hasard. Les chaises sont dépareillées mais arrangées avec harmonie, le sol est carrelé de tomettes brunes, l’ensemble respire la chaleur et la convivialité. Des assiettes blanches avec des motifs bleus, et des verres turquoise de toutes tailles s'empilent sur un buffet rebondi de bois sombre et ciré. Des vases blancs ou bleus sont posés ça et là sur les tables ou la cheminée, ils contiennent des lanternes chinoises  qui ponctuent l’ensemble bleu, blanc et brun de légères touches orange, en accord parfait avec les couleurs du bouquet sur le comptoir.

 

Après l’apéritif, Zoé et Zebediah se régalent du plat et du dessert que le maître de maison a sélectionnés pour eux. Zoé raconte avec vivacité l’après midi passé aux jardins ouvriers et la découverte de cet espace cultivé derrière le périphérique.

 

  • Pour moi qui viens de la campagne, j’avais la sensation d’être revenue près de chez moi ! dit Zoé. il y avait des fleurs et des légumes partout ! et puis on a mangé dehors, tu te rends compte ! si près de Paris !
  • Quand on explore un peu autour de nous, on découvre des tas d’endroits inimaginables, une cours cachée avec une tour ancienne et son toit pointu, une fenêtre avec un bas relief de la renaissance, une vieille porte en bois miraculeusement conservée avec son heurtoir, un escalier en bois en colimaçon et sa rampe ouvragée, un jardin de plantes médicinales ... 
  • Tu connais tout ça toi ? et c’est dans Paris tout près de chez nous ?
  • Oui, au cours de balades, parfois je jette un œil et je vois des choses.
  • C’est ça qui est bien quand on se promène à pied, on peut observer, s’arrêter, lever les yeux et voir ce qu’on ne voit pas quand on se dépêche ou qu’on prend le métro ou le bus.
  • Absolument. Et puis je me renseigne sur Internet aussi. Et quelles autres nouvelles de ton projet ? demande Zebediah
  • Eh bien après la visite, je suis allée prendre le thé chez Eugénie. Et là, j’ai eu une idée pour le nom du site, en voyant Eugénie œuvrer dans sa cuisine au milieu de ses marmites.
  • Tu peux me le dire ou bien c’est un secret ?
  • Non, ce n’est pas secret, je veux bien que tu me dises ce que tu en penses. Voilà, j’ai laissé tomber toutes mes idées précédentes, et j’ai pensé au … ‘Faitout Magique’. J’ai fait la proposition à Louis, il est d’accord, mais je n’en sais pas plus.
  • Oui, ça change des idées précédentes. Je comprends le Faitout, mais pourquoi ‘Magique’ ?
  • Oh ! répond Zoé, choquée, tu ne trouves pas que nos petites mamies sont des magiciennes ? Elles te prennent deux ou trois herbes, des légumes, des fruits, des graines, et elles te préparent le meilleur ragoût du monde !
  • Vu sous cet angle, je saisis bien le sens dit Zebediah en riant. Eh bien ton idée est formidable, j’adore !
  • Super, merci pour ton soutien, j’en ai bien besoin dans cette affaire. La recherche de ce nom est une vraie épine dans mon pied.
  • Cette fois, je crois bien que tu as définitivement trouvé.
  • Alors c’est adopté ! dit Zoé en levant son verre et en trinquant avec Zebediah.

 

Après le repas Saïd leur apporte du café et du thé, et vient s’asseoir avec eux en fin de soirée. Violette continue à s’occuper des clients, elle est parfaite en longue robe brune avec un collier d’or, sa silhouette longiligne se déplace avec aisance autour des tables.

 

  • Alors, est-ce que ça vous a plu ?
  • Beaucoup, répond Zoé, très original et très bon, j’ai adoré.
  • Tant mieux, je suis content. C’est sympa à vous d’être venus nous voir, Violette m’a beaucoup parlé de vous, et j’avais envie de vous connaître. Mais dans mon métier, on n’a pas beaucoup de liberté ni de temps si on veut que les choses tournent. Enfin avec Violette, on s’est bien trouvés, à nous deux on y arrive maintenant. Et voilà, finalement, c’est vous qui êtes venus à nous !
  • Nous aussi on avait envie de te rencontrer, il y a bien longtemps que je n’avais pas vu Violette aussi souriante, répond Zoé en se tournant vers son amie qui revient de la cuisine avec un plateau lourdement chargé, et lui fait un petit signe de tête complice.
  • Elle travaille beaucoup. Elle vous a dit qu’on envisage de vivre ensemble ? ce serait plus simple pour tous les deux, elle n’aurait plus besoin de rentrer chez elle tard le soir, elle ne serait plus seule et moi non plus, raconte Saïd.
  • Oui, elle m’en a parlé. Je crois en effet que ce serait une bonne chose pour vous deux.
  • La décision n’est plus qu’une question de jours, … ou même d’heures, dit Saïd avec un regard qui en dit long sur la question.
  • Comment va John ? poursuit Zoé qui change de sujet car elle n’a pas envie d’en savoir plus sur l’intimité de Violette et Saïd. Et je crois que tu as une petite fille ?
  • John vient de temps en temps ici avec sa mère, il est très vif ! il file dans les cuisines et il pose un tas de questions, incroyable ce gamin ! Ma fille est tout aussi extraordinaire, elle s’appelle Chaymâa.
  • C’est magnifique, on dirait le prénom d’une princesse des mille et une nuits !
  • Mais c’est ce qu’elle est, dit Saïd avec un sourire de fierté.

 

Zoé sent que Saïd aime le petit John pour lui-même, et qu’il est un bon père pour Chaymâa, et cela la conforte dans sa sympathie pour cet homme. Il a réellement une présence, elle comprend pourquoi Violette a craqué pour lui, il est une épaule sur laquelle on peut s’appuyer. Elle regarde son amie de loin débarrasser les dernières tables, tous les clients sont partis, hormis Zebediah et elle, le restaurant va fermer. Elle voit que Saïd est fatigué, elle fait un signe à Zebediah.

 

  • Zebediah,  il se fait tard, Saïd et Violette sont épuisés, nous allons rentrer. Nous avons passé une soirée très sympa !
  • Et votre initiative ? est-ce que vous allez bientôt démarrer ? interroge Saïd
  • Oui, nous sommes presque prêts, nous allons choisir une date très prochainement. Ne t’inquiète pas, nous vous tiendrons au courant !
  • On pourrait peut être faire des choses ensemble, suggère Saïd avec un sourire, nous serons bientôt dans le même domaine d’activités !
  • Mais oui, j’y ai pensé aussi ! Une chose est certaine, c’est que nous te ferons de la publicité auprès de nos futurs clients !
  • On se reverra pour en parler tous ensemble, vous êtes les bienvenus ici quand vous voulez.
  • Merci Saïd.

 

Violette les rejoint. Zoé et elle s’éloignent quelques instants pour échanger entre filles.

 

  • Nous avons passé une soirée extra, dit Zoé.
  • Merci, alors que penses-tu de tout ça, de ma nouvelle vie ?
  • Je trouve Saïd très sympa, je te vois heureuse et souriante, même si tu as l’air fatiguée.
  • Oui, c’est parce que je fais tous ces trajets, et puis quand je rentre, John est déjà couché. Je ne profite pas beaucoup de lui, ni lui de moi. C’est pour toutes ces raisons que Saïd et moi on voudrait accélérer les choses.
  • Quelque chose vous en empêche ?
  • Eh bien, c’est aller un peu vite, non ? On ne se connait pas depuis longtemps, et puis  si c’était un échec, ce serait très dur de s’en remettre. Tu vois, si je laisse mon appartement, je n’aurai plus rien pour me replier si ça va mal. Je ne veux surtout pas faire de mal à John.
  • Pourquoi commences-tu par voir les choses en noir ? n’aie pas peur de foncer pour une fois dans ta vie. C’est un mec bien, ne lâche pas l’affaire !
  • Tu crois ?
  • Je dirais que ça se voit. Si tu veux, je peux en discuter avec Zebediah, savoir ce qu’il en pense.
  • Oui ça m’intéresse. Mais dis-moi, tu sors avec lui maintenant, je croyais qu’il t’était indifférent ?
  • C’est un bon ami, il est toujours là dans les moments difficiles, et moi j’essaie d’être là quand il déprime aussi. On se soutient quoi. Mais rien de plus.
  • Ah bon ? c’est curieux, je n’aurai pas dit ça. Vous avez l’air complices tous les deux.
  • C’est parce qu’on se connaît bien maintenant. Il a participé à quelques travaux sur l'initiative.
  • D’accord, c’est toi qui vois, Mademoiselle Zoé je sais tout mais je ne remarque rien ! Cependant voilà mon conseil, mets tes lunettes pour bien regarder ce qui est sous ton nez.
  • Tu veux dire quoi par là ?
  • Réfléchis un peu Zoé, et tu comprendras. Est-ce que tu as eu des nouvelles d’Alphonse ?
  • Non, aucune, pas la moindre information, et rien non plus de la part de Cezary.
  • Ah ces garçons, loin des yeux, loin du cœur, dit Violette, amusée. On ne dirait pas que nous avons été si proches pendant des mois, ils nous abandonnent à la première occasion ! Et ton initiative, ça marche comme tu veux ? tu progresses ?
  • On avance doucement, on va bientôt pouvoir démarrer. A petite échelle, mais c’est le début.
  • L’essentiel c’est de se lancer et puis après de trouver la force de continuer, je suis sûre que tu vas y arriver. C’est vrai qu’on t’a tous lâchés, les Delta, pas trop dur de se retrouver seule ? On pensait qu’on pourrait compter les uns pour les autres, mais la vie ce n’est pas ça, on prend ce qui vient et on fait avec. Au moins dans nos milieux. Moi, j’ai choisi une forme de sécurité, et puis je suis heureuse avec Saïd, John ne sera plus seul, et Chaymâa non plus. Après tout n’est-ce pas l’essentiel ? Ce n’était pas mon rêve, mais c’est ce que j’ai connu de mieux, alors je m’accroche.
  • Je me suis retrouvée un peu seule sans vous, c’est vrai, mais j’ai d’autres soutiens heureusement. Tu rentres comment ce soir ?

 

Zoé n’a pas envie de s’étendre sur le fait que les Delta l’ont laissée tomber. C’était leur liberté. L’aventure est une chimère, nul ne sait si elle réussira, alors elle comprend leur abandon. Elle attendait des encouragements de la part de Violette et ils ne viennent pas. Cela veut dire que l’esprit qui animait et assurait la cohésion de leur groupe est quasiment mort.

 

  • Je crois que Saïd me raccompagnera en voiture, car il est tard, reprend Violette. Ne t’inquiète pas pour moi, je sais ce que tu penses.
  • Je n’ai pas eu besoin de le dire, répond Zoé avec un sourire mêlé d’amertume, on se comprend. Embrasse bien John pour moi.
  • Je n’y manquerai pas.

 

Zoé et Zebediah disent au revoir à leurs amis, Saïd n’a pas voulu que Zebediah paie l’addition et a même menacé de se fâcher lorsque Zebediah a insisté. Zebediah est vexé car ce n’était pas son intention, bien au contraire. Zoé et lui marchent sur le chemin du retour vers la station de métro. Ils descendent sur le quai et montent dans la rame qui par chance  arrive en même temps qu’eux, signifiant pas de temps perdu à attendre sur le quai glacial.

 

  • Quelle bonne soirée, merci Zebediah d’y avoir pensé ! j’étais ravie de revoir Violette et Saïd est quelqu’un de bien. Je suis heureuse pour elle.
  • Oui, je suis d’accord avec toi, Saïd est une bonne personne et il semble très amoureux, ton amie Violette a beaucoup de chance, je crois qu’elle le sait aussi.

 

Zoé ne s’est pas tout à fait remise de l’échange avec Violette. Elle essaie de donner le change mais le cœur n’y est pas. C’est la fin de leur belle amitié qui lui fait le plus de peine, conséquence de l’individualisme de Violette. Mais à y bien réfléchir, n’a-t-elle finalement pas toujours joué en solo dans leur aventure ? La seule chose qui a toujours compté pour Violette était John, et dorénavant elle a trouvé la stabilité qu’elle cherchait auprès de Saïd. Ca lui permet d’entrevoir un avenir meilleur pour son fils et pour elle, c’était son objectif depuis le début et elle ne s’en est jamais cachée.

 

  • Saïd et Violette nous ont traités comme des princes ! dit Zoé
  • Oui, excellente soirée, à refaire ! mais j’aurais voulu régler la note tout de même !

 

Zebediah reste sur sa déception, il aurait voulu offrir à dîner à Zoé. En réfléchissant, il comprend qu’il a peut être fait une erreur et qu’ils auraient dû aller ailleurs, là où personne ne les connaissait. Quelque chose semble contrarier Zoé, il ne sait pas ce qui l’ennuie.

 

  • De toute façon, on aurait partagé ! dit Zoé
  • Ah non, c’est moi qui t’ai invitée.
  • Pas question ! chacun paie sa part, c’est mieux, non ?
  • Je ne suis pas d’accord.
  • La question ne se pose pas pour cette fois, mais pour une prochaine fois, tu le sauras !
  • La prochaine fois, on verra.
  • En tout cas leur restaurant est très accueillant, on s’y sent bien, on y mange bien.
  • Oui c’est bien aménagé, très plaisant j’avoue.
  • Zebediah, tu m’as dit que tu as terminé ton projet, est-ce que tout s’est bien passé finalement ?
  • La fin a été rude, beaucoup de pression pour tenir le délai, mais je suis soulagé de m’en être sorti.

 

Zebediah est légèrement surpris que Zoé ait noté ce détail, mais il apprécie qu’elle se souvienne pour une fois de quelque chose qui le concerne, ce n’est pas si fréquent.

 

  • Et tu vas repartir sur un nouveau projet maintenant que celui-là est fini ? poursuit Zoé, curieuse.
  • Oui, c’est en cours, je crois que la prochaine mission sera à l’étranger, peut-être à Londres, ou bien à Genève, je ne sais pas encore.
  • Ah bon ? je n’avais pas idée que tu pouvais partir loin comme ça. Et ce serait long ?
  • Plusieurs mois je pense.
  • Alors c’était un peu un dîner d’adieu ?
  • Mais pas du tout ! tu as beaucoup d’imagination ! c’était juste un dîner pour faire connaissance avec Saïd et Violette.

 

Là, Zebediah ne dit pas tout à fait la vérité. Intérieurement, il se réjouit de la réaction de Zoé à l’annonce de son prochain départ, même s’il n’est pas très heureux de devoir s’éloigner d’elle pour longtemps.

 

  • Et tu partirais bientôt ?
  • Ca je ne sais pas encore, mais je ne devrais pas tarder à avoir plus d’information. La semaine prochaine je pense.
  • Ca viendra vite alors.
  • Ca risque.
  • Zebediah, je voudrais t’avouer quelque chose qui me pèse.
  • Dis-moi. Le cœur de Zebediah se met à battre très vite, et il se sent devenir tout rouge.
  • C’est à propos d’Hassan.
  • Oui ? l’émotion de Zebediah redescend aussi vite qu’elle est montée.
  • Il a disparu, je n’ai pas pu lui donner les vêtements, je suis si contrariée, j’ai tellement honte de moi, tu ne peux pas savoir. J’y ai pensé toute la soirée. J’ai attendu trop longtemps, et maintenant il est parti. Ou on l’a enlevé, ou arrêté.
  • Mais qu’est-ce que tu racontes ? je l’ai vu ce matin au feu rouge.
  • Quoi ? Zoé est médusée.
  • Bah oui, avec son carton, il était bien là, je lui ai donné de l’argent si tu veux savoir, en pensant à toi. Mais je me suis fait la réflexion qu’il avait toujours ses vieux habits, donc effectivement tu ne lui as pas donné le sac.
  • J’y vais demain matin, rétorque Zoé avec détermination. Mais pourquoi avait-il disparu ?
  • Il ne vient pas tous les jours c’est tout. Tu devrais arrêter de te faire du souci pour tout.
  • C’est ce que me dit Louis aussi. Je suis tellement soulagée ! Du coup la soirée est encore plus géniale. Merci encore ! dit Zoé en posant sa main sur le bras de Zebediah. 

 

Elle ne pense pas tout à fait ce qu’elle dit, même si elle doit reconnaître que tous les indicateurs étaient au rendez-vous pour une soirée réussie.

 

Le métro se traîne lentement et bruyamment le long des stations. Zoé et Zebediah se sont tus et regardent défiler les murs d’affiches et les tunnels qui se succèdent, chacun perdu dans ses pensées, À leur arrivée, ils ressortent rapidement et prennent le chemin de chez eux, il est temps de mettre un terme à la soirée.

 

  • Je me sens épuisée, dit Zoé, je suis contente de rentrer à la maison et d’aller au lit.

 

Ils grimpent les escaliers l’un derrière l’autre et se séparent devant la porte de Zoé.

 

  • Bonne nuit Zebediah, tu retournes déjà au travail demain matin ?
  • Oui ! Bonne nuit Zoé, je te laisse, tu as besoin de repos.

 

Zebediah se penche et embrasse Zoé sur la joue, tendrement. Elle est si fatiguée qu’elle se laisse un instant aller contre lui, puis se retourne brusquement et enfonce la clé dans la porte. Elle entre chez elle et se retourne pour faire un petit geste d’adieu à Zebediah. Manon vient se frotter contre ses jambes et miaule avec reproche.

 

  • Elle a faim, Lucia ne doit pas être encore rentrée. A bientôt Zebediah.

 

Zebediah songe qu’il aimerait bien être à la place de Manon qui va dormir avec Zoé. Puis il chasse cette pensée audacieuse de son esprit et monte jusqu’au dernier étage, tandis que Zoé referme sa porte.

 

Quelques minutes plus tard, tous sont au lit. Zoé dort déjà profondément, et Manon s’est étendue contre elle. Zebediah a éteint la lumière, il est allongé sur le dos, les bras croisés derrière la tête et il soupire en grimaçant, rien ne se passe jamais comme il le voudrait avec Zoé.

 

*

 

Le lendemain matin, Zoé se lève tôt pour apporter le sac de vêtements et de nourriture à Hassan. Elle se dépêche de se préparer pour descendre. En arrivant en bas de l’escalier, elle regarde s’il y a du courrier dans la boîte aux lettres et découvre une carte postale d’Argentine, c’est Alphonse. Elle lit : ‘Salut Zoé, désolé pour ce départ précipité, j’avais besoin de faire un break, j’aimerais visiter la Patagonie avec toi, ce pays est merveilleux. Ici on parcourt les montagnes à cheval, les paysages sont d’une beauté à couper le souffle, je fais le vide dans ma tête, je pense à toi, je préfère t’écrire une carte plutôt que de poster sur internet, c’est plus couleur locale, ça vient vraiment de moi bisous Alphonse’

 

Zoé soupire. Alphonse a le chic pour toujours tout bouleverser de manière inattendue. Elle avait cessé de penser à lui et voilà que cette carte postale chamboule tout dans son cœur. Malgré l’incapacité d’Alphonse à aller jusqu’au bout de quoi que ce soit, elle ne peut s’empêcher de penser à lui avec tendresse et n’arrive pas à le chasser définitivement de ses préoccupations. Elle fourre la carte postale dans la poche de son manteau et reprend le sac pour Hassan. Rapidement elle se dirige vers la station de métro et s’arrête devant le feu rouge, cette fois encore il n’y a personne.

 

  • Pas de chance, se dit-elle avec colère et déception, la journée commence mal. Je vais aller voir comment Louis s’en sort avec le garage, mais je vais d’abord remonter le sac à la maison parce qu’il est lourd.

 

Après avoir déposé le sac chez elle, Zoé prend le chemin du box de Léontine. En route, son téléphone vibre dans son sac à main. Sur l’écran, c’est hélas le nom d’Olympe qui s’affiche.

 

  • Et voilà, ça continue, c’est pénible, se dit-elle en appuyant rageusement sur le téléphone.
  • Allo Zoé ? hurle Olympe dans son oreille.
  • Salut Olympe. La voix de Zoé est terne en comparaison.
  • Ca va ? tu n’as pas l’air d’avoir la forme ?
  • Mais si ça va, répond Zoé.

 

Il ne faut jamais rien laisser paraître avec Olympe, qui détecte  instinctivement les faiblesses de ses interlocuteurs et sait les exploiter. Zoé se force à sourire, elle se souvient qu’il parait que le sourire ‘s’entend’ au téléphone. 

 

  • On devait se revoir, et puis le temps passe et j’ai oublié de t’appeler. Là, entre deux clients, je me dépêche de le faire.
  • Rien ne t’y oblige Olympe, répond Zoé d’un ton glacial.
  • Tu ne veux pas qu’on se voit ?
  • Si seulement, pense Zoé, elle reprend à haute voix, mais si, mais je suis occupée en ce moment, je n’ai pas eu le temps non plus de te contacter.
  • Ca te dit un verre ce soir au café Jaune, rue de la D. ? le même que la dernière fois. On pourra aller dîner après si tu veux, on aura plus de temps pour bavarder.
  • D’accord, vingt heures ? Il vaut mieux accepter tout de suite que de parlementer une heure avec Olympe, se dit Zoé sans joie. Je ne resterai pas longtemps, j’ai un emploi du temps chargé demain.
  • D’accord, on fera vite. Je t’apporterai la petite bourse dont je t’avais parlé.
  • OK, merci Olympe, à tout à l’heure.
  • Salut.

 

Zoé éteint son portable et le remet dans son sac avec un soupir.

 

  • Combien de temps faudra-t-il que je la supporte ? j’en ai déjà assez de la voir. Oui je sais ce n’est pas charitable, mais avec Olympe, charité bien ordonnée commence par moi-même.

 

Quelques instants plus tard elle arrive devant la porte du garage, qui est grande ouverte. Louis est à l’intérieur, debout de dos, une boîte à outils à ses pieds. La pièce est propre et presque vide, et déjà quelques étagères sont installées le long des murs. Louis est en train de clouer des planches sur des montants en bois.

 

  • Bonjour Louis.
  • Zoé ! bonjour, ça va ? dit Louis joyeusement en se retournant vers elle.
  • Oui, vous avez bien avancé, c’est impressionnant !
  • J’ai vidé les vieilleries stockées depuis des années par Léontine et je ne sais qui, et récupéré ce qu’il y avait ici d’utilisable, et puis des voisins m’ont donné des planches, des barres, et m’ont prêté leurs outils. Tout le monde autour de nous s’organise pour nous venir en aide.
  • C’est la solidarité du quartier !
  • Tu viens m’aider ?
  • Mais oui, que puis-je faire ?
  • Eh bien regarde, tu peux balayer tout le coin là-bas, c’est plein de sciure et de copeaux. Le balai est contre la porte. Et puis tu pourras aussi nettoyer les étagères qui sont terminées. Que penses-tu de les peindre ? Il y avait des pots de peinture qui n’ont jamais été ouverts, et des pinceaux neufs entreposés ici.
  • Pourquoi pas ? ce serait plus propre et accueillant.
  • J’ai une bonne nouvelle aussi.
  • Enfin ! depuis ce matin, je meurs d’envie d’entendre des choses positives.
  • Je pense avoir trouvé un vélo. C’est un ami à moi qui avait une vieille bicyclette. Il faudrait la retaper, mais ce serait un début.
  • Vous savez retaper les vieux vélos ? moi je ne sais pas.
  • Je connais quelqu’un qui sait faire, c’est Zebediah, tu connais ? Louis éclate de rire.
  • Ah oui, il sait tout faire c’est vrai.  
  • Il est précieux ce garçon, tu n’as pas l’air de bien t’en rendre compte.
  • Mais si. Vous savez Louis, tout le monde me fait des allusions plus ou moins lourdes à propos de Zebediah, même ma grand-mère. Je l’aime bien mais c’est un ami seulement. Et puis il faut que nous lui demandions vite car il se pourrait qu’il parte bientôt à l’étranger pour son travail.
  • D’accord Zoé, c’est dommage qu’il nous quitte. On se met au travail ?
  • C’est parti, Louis !

 

Zoé pose son sac et son manteau sur un tabouret improvisé au fond du garage, relève ses manches et attrape le balai. Louis reprend son marteau et ses clous, et tous deux se mettent à épousseter, marteler et organiser leur espace de stockage.

 

Tandis qu’elle essuie des planches avant de les peindre, Zoé est soudain prise d’une crise d’angoisse. Elle s’assoit sur une vieille caisse posée par terre. Louis remarque qu’elle est de dos, et courbée vers l’avant, ce n’est pas une position normale. Il s’approche et s’aperçoit que Zoé est en larmes.

 

  • Que t’arrive-t-il Zoé ? quelque chose ne va pas ?
  • Ce n’est rien Louis, c’est juste qu’aujourd’hui tout va mal. J’ai l’impression de faire des tas de choses qui ne servent à rien, que rien n’aboutit. Là autour de nous il y a plein de gens qui attendent et je ne sais pas si on va y arriver, ni à quoi on va arriver. C’est dur. Je m’agite, je m’agite dans tous les sens, mais où sont les résultats ? Pour l’instant on n’a rien, rien de rien.
  • Oui c’est dur, tu ne dois pas perdre courage, je suis là avec toi, et puis Eugénie et Léontine et Zebediah aussi. Je comprends que tes autres amis t’ont lâchée et que c’est difficile à avaler.
  • Ce n’est pas que ça, même si c’est sûr je leur en veux un peu. Je suis dans le doute complet, je me demande où on va, si on va quelque part, c’est une pression terrible.
  • On est dans ce qu’on appelle l’effet tunnel. On est dans le noir, on ne voit pas trop le bout du chemin, mais tu sais qu’on avance. On a notre programme, on fait ce qu’on a prévu de faire, on tient notre objectif. Retrouve confiance en toi, il n’y a pas pire que de la perdre, j’en sais quelque chose. Et je peux te dire que moi aussi je dois me battre avec moi-même pour ne pas craquer parfois. Mais je tiens pour toi. Je veux qu’on réussisse tous les deux ce pari. Pour toi comme pour moi, c’est une affaire de survie, alors accrochons-nous.
  • Oh Louis je suis désolée de m’être laissée aller. J’ai ressenti un gros coup de blues tout à l’heure, je sais combien c’est dur pour vous aussi, je vous dois tant ! Zoé essaie de sourire à Louis au travers de ses larmes. Je suis injuste envers vous qui faites tellement de choses pour que nous y arrivions. Mais pourquoi est-ce si difficile ?
  • C’est long, c’est hasardeux, on n’a pas de moyens, on doit compter sur des gens et on n’est jamais sûrs qu’ils seront au rendez-vous, je ne sais pas trop. Il faut croire en soi et mettre tout en œuvre pour atteindre le but qu’on s’est fixé, sans tenir compte des autres ni des aléas. Et quand on doute, on peut se parler tous les deux. Tu sais une chose absolument certaine, que tu peux compter sur moi.
  • Merci Louis, vous savez que c’est réciproque. J’ai juste eu une faiblesse là, je vais essayer d’être plus forte. Et je crois en vous, vous êtes tellement incroyable, je me sens moi tellement minable.
  • Mais tu dis n’importe quoi. Regarde où ça me menait de penser ça avant de moi. J’étais limite de tout lâcher, si tu vois ce que je veux dire. Alors ressaisis-toi, courage, on va y arriver.

 

Ils entendent une petite toux discrète qui provient du dehors, et lèvent les yeux. C’est Léontine qui tient un gros panier à son bras. Zoé essuie précipitamment ses yeux avec sa manche. 

 

  • Je vous ai apporté des sandwiches pour le déjeuner. Comment ça va ? Oh, le garage a complètement changé d’aspect, il est bien propre. Léontine pénètre dans le local, admirative, et fait comme si elle n’avait rien entendu de la conversation entre Zoé et Louis. Les petites grands-mères sont comme les bonnes fées, toujours présentes pour écouter les soucis et exaucer les vœux de leurs protégés. Ce que Léontine a entendu n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde.
  • Quelle bonne idée Léontine, dit Zoé en se levant comme un ressort, j’ai une faim de loup !
  • Regardez, je vous ai préparé des sandwiches avec de la salade, des tomates, du fromage de chèvre frais et des olives noires. Léontine soulève le torchon qui est posé sur le dessus du panier et montre les sandwiches. Et puis c’est moi qui fais mon pain, alors tout est maison, là. Et pour votre dessert, il y a du gâteau à la poire, je vous ai coupé des parts, elles sont enveloppées dans du papier sous les sandwiches, et j’ai mis aussi du raisin, il est lavé. Tout ça vient de chez nos amis Gustave et Honoré, ils sont venus hier nous apporter quelques merveilles de leur jardin. Pour la boisson, je vous ai mis des verres, vous pourrez aller chercher de l’eau fraîche à la fontaine du square. Et enfin il y a une thermos de café, vous pourrez le boire dans les verres.
  • Mais c’était très lourd, Léontine, vous n’auriez pas dû porter ce poids ! quelle bonne idée, je meurs de faim, dit Louis en prenant le panier des mains de Léontine. Merci pour votre délicate attention, c’est vraiment gentil de votre part.
  • Ce n’est rien, je suis contente de vous aider.
  • Vous faites tant pour nous, c’est incroyable, dit Zoé, merci Léontine ! moi aussi j’ai très faim ! Et ces sandwiches ont l’air délicieux.
  • Bon, je vous laisse, vous avez du travail et moi aussi. Vous n’aurez qu’à déposer le panier vide chez moi en revenant tout à l’heure. Bon après-midi.

 

Léontine se sauve aussi subrepticement qu’elle est arrivée. Trottinant de son pas menu, elle s’éloigne vite du garage tandis que Louis et Zoé s’assoient sur des caisses et partagent le contenu du panier.

 

Après le déjeuner, ils se remettent au travail, Zoé peint les planches en blanc, Louis cloue d’autres étagères. Vers la fin de l’après-midi, fourbus, ils décident de rentrer. Zoé doit se préparer pour sa soirée avec Olympe, et Louis a besoin de se reposer et de finir quelques tâches administratives. Le temps a changé, le ciel s’est chargé de gros nuages gris et bas et une fine bruine s’est mise à tomber. L’automne est bien installé désormais. Zoé ouvre son parapluie, mais elle est trop petite pour protéger Louis qui marche sous la pluie, cheveux mouillés.

 

Alors qu’ils approchent de l’immeuble de Léontine pour aller lui rendre le panier, ils passent devant la station de métro. Zoé aperçoit Hassan qui attend l’arrêt des flots de voitures au feu rouge pour passer avec sa petite sébile au milieu des automobilistes. La pluie et les phares des voitures brouillent la visibilité, et la chaussée est déjà glissante, mais Hassan ne cesse de se faufiler malgré le danger.

 

  • Regardez Louis, c’est Hassan ! il vient aux heures où il y a de la circulation, le matin et le soir, quand les gens partent ou reviennent du travail. Je ne l’avais pas revu depuis qu’on a préparé le sac. Mais bien sûr je ne l’ai pas avec moi au bon moment. Vous voulez bien le faire patienter, le temps que j’aille chercher le sac chez moi ? 
  • Mais oui, va vite le chercher. D’autant que le froid s’installe, octobre se termine, il a besoin de vêtements chauds.

 

Zoé et Louis s’approchent d’Hassan. Celui-ci est tout surpris de les voir, puis il reconnaît Zoé qu’il salue d’un grand sourire. Il est déjà complètement trempé.

 

  • Hassan ? dit Zoé en lui tendant la main.

 

Hassan hoche la tête et balbutie quelques mots dans une langue rauque. Zoé a alors une énorme surprise quand elle entend Louis répondre dans une langue similaire à Hassan.

 

  • Louis, vous ne m’aviez jamais dit que vous parliez l’arabe ?
  • Je me débrouille un peu, suite à des voyages que je faisais quand je travaillais. Juste quelques mots que j’ai appris auprès des habitants.
  • Mais ça suffit pour se comprendre, c’est top ! Vous pouvez lui demander de m’attendre et je reviens avec des affaires pour lui. Hassan, dit-elle en se tournant vers lui, et en faisant des gestes de la main, je reviens.
  • On t’attend, répond Louis.

 

Le cœur soudain léger comme une plume, Zoé part en courant vers son immeuble. Elle traverse un peu vite et se fait klaxonner par un conducteur de voiture impatient, mais rien ne peut l’atteindre. Elle fonce dans la cour puis grimpe les escaliers quatre à quatre, pratiquement sans reprendre son souffle. Arrivée en haut, elle attrape le sac, fait un tour à la cuisine pour y ramasser ce qu’elle peut de nourriture pour compléter : pain, fruits, fruits secs, olives et redescend aussi vite qu’elle était montée.

 

De loin, elle aperçoit Louis et Hassan qui se parlent à grand renfort de gestes, et Zebediah qui les a rejoints de retour du travail. Heureusement, Zebediah protège Louis sous son parapluie pour éviter qu’il ne soit trop mouillé. Zoé arrive avec le sac, un grand sourire aux lèvres.

 

  • Voilà pour vous Hassan, dit-elle en lui donnant le paquet. Hassan est médusé de cette énorme besace et commence à regarder ce qu’il y a à l’intérieur. Il sort le manteau qu’il enfile, et les chaussures. Il rayonne en les caressant avec délectation. Ses cheveux dégoulinent d’eau, son visage est couvert de gouttelettes qui ruissellent, mais rien ne peut altérer sa joie.
  • Merci, merci, murmure-t-il en roulant les r.
  • Qu’avez-vous appris, Louis ? Salut Zebediah, dit-elle en se tournant vers lui et en l’embrassant sur les joues. Tu vois, enfin j’ai pu donner tes affaires à Hassan, je suis trop heureuse. Et c’est incroyable, Louis est capable de communiquer avec lui, dans sa propre langue. Alors, qu’est-ce qu’il a dit ? demande-t-elle à Louis.
  • Eh bien c’est la pire des situations. Il semble être mineur et il dort dans un squat je pense. Il s’est déjà fait agressé, et le pire c’est qu’il risque de se faire voler les vêtements et les chaussures par quelqu’un de plus costaud que lui. Il est trop faible pour lutter.
  • Ah, mais c’est très injuste ! qu’est ce qu’on peut faire ? comment peut-on le protéger ?
  • Il ne faut pas qu’il retourne dans le squat. Il ne faut pas non plus qu’il fasse la manche car il peut se faire racketter. Apparemment c’est bien organisé, dès qu’il ramène le moindre centime c’est ramassé.
  • Waouh, c’est l’enfer pour quelqu’un de si jeune. Après tous les problèmes de la migration, ici c’est aussi la jungle. C’est même pire, c’est quasiment un enfant.
  • Déjà, on peut le loger pour qu’il ne retourne pas dans le squat.
  • Mais où ? nos apparts sont tout petits ?
  • Je peux demander à Eugénie, elle a une chambre inoccupée. Pour quelques jours elle acceptera, et moi je vais voir ce que je peux faire pour la demande d’asile.
  • Oh Louis, c’est tellement sympa, maintenant qu’on le connait, je ne supporterais plus de penser qu’il vit dans la rue, qu’il peut être victime de gens sans scrupules, c’est trop cruel.

 

Louis prend son téléphone et appelle Eugénie. Hassan dévore les pains et les fruits secs.

 

  • Allo Eugénie ? Est-ce que nous pouvons faire appel à votre bon cœur ? commence Louis. Je vous appelle de la part de Zoé, elle voudrait vous demander un service pour son ami Hassan. Louis se met à parlementer avec Eugénie. Elle n’est pas très rassurée d’accueillir un inconnu chez elle, mais elle finit par accepter. Nous pouvons y aller, termine Louis en raccrochant. Puis il s’adresse à Hassan qui commence par refuser vigoureusement, le langage du corps suffit pour comprendre ce qu’il dit. Enfin, après de nombreux arguments, lui aussi se laisse convaincre de venir dormir au chaud et au sec dans une vraie maison.

 

Rassemblés tant bien que mal sous les deux parapluies, le petit groupe hétéroclite se dirige vers l’immeuble d’Eugénie, Hassan serre précieusement contre lui le sac de vêtements, Zoé et Zebediah ferment la marche, Louis a pris la tête avec le parapluie de Zebediah et explique en chemin à Hassan qui est la vieille dame chez qui ils se rendent.

 

Arrivés devant la porte d’Eugénie, ils n’ont pas besoin de sonner, le battant s’ouvre et Eugénie apparaît dans l’encadrement, la mine légèrement inquiète. Lorsqu’elle aperçoit les quatre personnes mouillées devant elle, elle recule pour les laisser pénétrer dans le couloir. Mousse est là aussi et il émet un miaulement plaintif. Ils déposent les parapluies dégoulinants sur le paillasson avant d’entrer.

 

  • Bonjour Eugénie, dit Zoé en la serrant contre elle et en l’embrassant chaleureusement. C’est si gentil à vous d’accueillir Hassan, vous comprenez, sinon il dormirait dans la rue, et il pourrait se faire tabasser. C’est presque encore un enfant.
  • Ca ne risque rien, vous êtes sûre ?
  • Ecoutez Eugénie, intervient Louis, je peux vous proposer de rester avec vous cette nuit, je dormirai dans un fauteuil. Ca rassurera tout le monde, vous, Zoé, Hassan, et moi.
  • Alors c’est d’accord, avec vous ici Louis, je suis tranquille. Venez donc dans la cuisine, je vais vous préparer un bon thé bien chaud.

 

Quelques minutes plus tard, ils sont tous attablés dans la cuisine devant une tasse de thé, avec des cookies au chocolat et aux noisettes qu’Eugénie avait préparés dans l’après-midi, ils sont encore tièdes.

 

Hassan roule des yeux sans croire à tout ce qui est en train de lui arriver. Il mange, il boit, il rit, il a chaud, il est en sécurité, et il y a même quelqu’un qui parle sa langue. Eugénie est admirative aussi, elle avait déjà une grande estime pour Louis, mais depuis ce soir, c’est presque de la vénération. Zoé sourit aux anges, après une journée éprouvante, il lui semble que le dénouement pour Hassan est une bénédiction, un présage, un bon augure pour l’avenir.

 

La tête de Zebediah lui tourne un peu, il ne s’attendait pas à vivre une telle soirée en sortant du métro, après une banale journée de travail. Malgré lui, il est toujours mêlé aux extravagances de Zoé et entraîné dans des aventures qu’il n’aurait jamais imaginées. Le voici à l’aise dans cette communauté, composée de gens de toutes les sortes, toutes les origines, tous les âges, et tout le monde boit du thé et rit sans trop savoir de quoi sera fait le lendemain, mais pourvu qu’il y ait de la chaleur humaine et de la bonne humeur, tout ira bien.

 

C’est exactement la même chose que pense Louis, lui qui était si tranquille sur son banc, se retrouve au milieu d’une foule de gens qui discutent, qui ont des idées, qui veulent être les acteurs de leur vie, qui sont blessés mais toujours se relèvent pour aller de l’avant. Quelle leçon de vie je prends, se dit-il en regardant Eugénie rire de bon cœur des facéties d’Hassan qui fait ce qu’il peut pour se faire comprendre.

 

Tout à coup arrive Mousse, majestueusement, et d’un bond décidé il saute sur les genoux d’Hassan. Il frotte son museau sur les doigts du jeune homme, en réclamant des caresses. Hassan passe sa main dans un sens puis dans l’autre partout sur la fourrure drue du chat, et sourit de plaisir devant cette manifestation d’amour félin. Le silence s’est fait tout à coup dans la cuisine et on entend seulement le ronronnement du chat qui tourne plusieurs fois en rond et s’arqueboute avant de trouver une position confortable.

 

  • Ce n’est pas tout, intervient soudain Eugénie, maintenant ce jeune homme doit prendre une bonne douche et je préparerai le dîner. Vous restez bien sûr Louis, vous me raconterez ce que vous avez fait dans le garage, Léontine m’en a touché un mot, elle m’a dit que tout n’était pas toujours rose pour vous tous .... Laissez donc son panier ici, elle le reprendra la prochaine fois.

 

Zoé, un peu confuse de donner du travail à Eugénie, mais heureuse de savoir qu’il y aura une joyeuse assemblée ce soir chez son amie, se lève. Après qu’ils se sont tous dit au revoir, Zoé repart chez elle avec Zebediah. Elle lui avoue qu’elle a rendez-vous ce soir avec Olympe, et qu’elle serait heureuse de pouvoir annuler, ayant éprouvé suffisamment d’émotions pour la journée. Zebediah aimerait changer le cours des événements mais aucune idée appropriée ne lui vient, il ne peut pas lui proposer d’aller avec elle voir Olympe, il sait que Zoé refuserait immédiatement. Ils se séparent finalement sur le palier et Zoé rentre se préparer pour la soirée, la mort dans l’âme.

 

Zebediah se retrouve seul chez lui, il met de la musique, grignote indifféremment du fromage sous vide et des crackers de supermarché. Il allume son pc pour finir un compte rendu de réunion qu’il n’a pas eu le temps d’achever avant de partir du travail. Avec un grand soupir il se plonge dans ses notes pour rédiger son rapport, mais son esprit divague sans arrêt vers d’autres pensées et son document n’avance pas.

 

  • Tant pis, conclut Zebediah, ce n’était pas le moment de finir ce fichu compte rendu. J’ai mieux à faire, rêver …. penser à Zoé … que fait-elle en ce moment avec cette Olympe ? Et dire qu’on aurait pu passer la soirée ensemble …

 

A l’étage au dessous, Zoé s’est préparée pour sortir avant le retour de Lucia. Manon est dans ses jambes et réclame à manger. Zoé fait la sourde oreille car elle trouve que Manon a un peu grossi. La chatte n’est pas contente et gratte le tapis du couloir avec ses griffes aiguisées pour se venger.

 

  • Tu peux toujours insister Manon, tu as eu ta portion de croquettes pour la journée. Tu es trop gourmande, regarde-moi ce bidou, dit Zoé en caressant le ventre du chat. Manon n’apprécie pas et vient mordiller la main de Zoé. Manon, tu vas être un peu à la diète, sinon tu vas enfler comme un ballon de baudruche, et devenir un chat paresseux, trop gros pour bouger. Je vais te donner à boire, c’est important.

 

Zoé remplit le bol d’eau qu’elle dépose par terre près du chat. Dépitée, Manon s’éloigne vers la chambre sans laper une goutte et disparaît sous le lit.

 

Au moment où elle va partir, Zoé entend la clé dans la serrure, c’est Lucia qui rentre du théâtre. Elle pose son parapluie mouillé et ses sacs dans le couloir et rejoint Zoé dans la cuisine.

 

  • Ciao Zoé, dit-elle en frissonnant et en déroulant la longue écharpe qui fait plusieurs tours autour de son cou. Il ne fait pas chaud dehors. Tu sors ?
  • J’ai rendez-vous avec Olympe au café Jaune. Je n’ai aucune envie d’y aller.
  • E vero [1], tu n’as pas l’air joyeuse. Hai rimproverato Manon ![2]
  • Oui, je l’ai un peu grondée, je suis un peu énervée, j’ai mieux à faire qu’à aller boire un verre avec Olympe.
  • Allons, forse sarà bello ! [3]
  • Je n’y crois pas. Allez, j’y vais.
  • La télévision ne fonctionne plus, tu crois que Zebediah voudra bien jeter un œil pour la réparer ?
  • Je lui demanderai. Enfin tu peux déjà lui demander ce soir, il est rentré.
  • Vedremo domani, sempre posso andare chez Giambattista [4] s’il y a quelque chose à regarder.
  • Je file.
  • Buona fortuna [5] Zoé ! Et n’oublie pas que si elle est pénible, elle aura affaire à moi ! Puoi dirglielo ! [6]

 

Zoé attrape son manteau et son sac, récupère son parapluie qui n’a pas eu le temps de sécher, et vérifie qu’elle emporte bien son téléphone. Avant de le déposer dans son sac, elle parcourt ses messages et voit qu’elle a reçu un sms de la société WorkInsert, qui lui propose un stage de formation identique à celui qu’elle a déjà suivi.

 

  • Quelle boîte d’incompétents ! Ils ne sont même pas capables de gérer leur fichier clients et de savoir qui a déjà été formé chez eux ! Et en plus c’est le même stage ! ça ne fait pas très sérieux, je me demande comment cette négligence est possible de la part de Mme LaBelle ! C’est tout de même comique.

 

Zoé aimerait partager cette information avec les autres Delta pour en rire tous ensemble, mais chacun a suivi sa propre voie et leur proximité n’existe plus. Aussi range-t-elle son téléphone dans son sac et ouvrant la porte de l’appartement, lance un ciao à Lucia qui s’affaire déjà dans la cuisine, chantant à tue tête un air d’opéra, la radio allumée en fond sonore.

 

 

 

 

[1] C’est vrai

[2] Tu as grondé Manon ?

[3] Ce sera peut être bien !

[4] On verra demain, je peux toujours aller chez Giambattista.

[5] Bonne chance

[6] Tu peux lui dire.

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