Les vibrations de son téléphone réveillent Zoé le lendemain matin, il est déjà plus de dix heures. Sans sortir de son lit, encore toute ensommeillée, elle attrape le portable et appuie sur le bouton. Quand elle entend la voix qui l’appelle, son cœur bondit de joie.
- Allo Zoé, c’est Mamina !
- Mamina, quel bonheur de te parler au téléphone ! comment vas-tu ?
- Ca va ma chérie, un petit peu mieux depuis qu’il fait moins chaud. Mais chez nous il pleut aujourd’hui et du coup ce sont mes articulations qui sont douloureuses. Enfin je ne vais pas me plaindre de si bon matin. Je voulais avoir de tes nouvelles, tu ne m’appelles pas beaucoup ces temps-ci, est-ce que tout va bien ?
- Tu sais Mamina, je n’ai pas grand chose de neuf à te raconter. je ne trouve toujours pas de travail malgré mes recherches, et mes amis de stage non plus. On commence à désespérer.
- Quelle déception, après tout le travail que vous avez fourni ! c’est vraiment trop injuste, vous n’êtes pas récompensés pour vos efforts. Je suis furieuse. Qu’est-ce qui se passe, pourquoi ne trouvez-vous rien ?
- Mamina, tu ne dois pas t’énerver pour ça. Tu sais c’est compliqué pour les jeunes débutants de convaincre les recruteurs. Parfois ça finit par marcher, mais dans beaucoup de cas, ça n’aboutit pas, les employeurs ne veulent pas embaucher des gens sans expérience.
- Et alors, à quoi ça a servi que vous fassiez votre stage si mal rémunéré pour justement avoir de l’expérience ?
- Et bien pas à grand chose, on dirait, répond Zoé en grimaçant
- Et vous êtes tous là, ta petite bande d’amis et toi, à vous morfondre sans trouver de travail ? ce n’est pas ça qui vous donner de l’expérience non plus.
- Bien sûr que non. Alors on va essayer autre chose.
- Comment ça ?
- Et bien on a décidé de se bouger et de ne plus attendre que le travail vienne à nous, mais de faire en sorte que ce soit nous qui créions le travail.
- Ouh là là, c’est compliqué ce que tu me dis, je ne comprends rien ! répond Mamina affolée.
- Alors je vais t’expliquer. On est en train de monter une activité pour essayer d’avancer tout de même, en sachant que pour certains d’entre nous ce sera temporaire.
- Tu veux dire que vous allez faire de l’intérim ?
- Non, pas du tout ! dit Zoé en riant.
Et Zoé raconte l’aventure en cours à sa grand-mère. Mamina est stupéfaite d’apprendre que sa petite fille se lance dans un métier en rapport avec la cuisine, et que c’est elle-même qui l’a inspirée.
- Oh, mais c’est incroyable ce que tu me racontes là ! où est-ce que vous avez eu toutes ces idées ?
- Tout le monde apporte ses suggestions, ses envies, pour l’instant on essaie de construire, de matérialiser et structurer nos idées sur papier. Ce n’est que le début, c’est pour ça que j’attendais avant de t’en parler, que ça ait un peu pris forme.
- Tu crois que ce sera un vrai travail et que tu vas gagner ta vie ? tu pourras payer ton loyer et tu auras de quoi vivre ? et est-ce que tu pourras faire ça longtemps ? j’ai peur que ça ne rassure pas tes parents.
- Je ne sais pas Mamina, ce que je sais c’est que pour l’instant, avec cet objectif, je me sens vivante et utile, alors que je déprimais totalement quand je cherchais du travail sans en trouver. Et puis cela fait bouger plein de gens autour de moi, c’est formidable, tu ne peux pas imaginer comme c’est réconfortant et stimulant de voir tout ce qui se passe ici depuis que j’ai lancé cette idée.
- Je suis dubitative mais je te fais confiance. J’aimerais bien venir te voir pour constater par moi-même et t’apporter mon soutien, mais je n’ai plus la force maintenant de bouger de chez nous. Je ne me sens même pas capable de prendre le train, je dois malheureusement rester cantonnée ici et me ménager.
- Ne t’inquiète pas, je savais que tu me soutiendrais, et même avant que tu me le dises ! mais tu dois aussi te préserver Mamina.
- Oui, bien sûr ! J’aurais bien voulu rencontrer ta nouvelle amie Eugénie, elle a l’air dynamique et volontaire !
- Oh oui, je n’en reviens pas ! on organisera une petite rencontre par téléphone en visioconférence, comme ça vous ferez connaissance.
- Quelle bonne idée, je serai ravie de bavarder avec elle !
- Je crois qu’elle va me faire rencontrer ses amies bientôt, ce seront les futures mamies de notre site. Il y aura des papys aussi, s’ils veulent bien venir.
- Tu me disais que ton ami Cezary n’aimait pas le nom du site que tu as trouvé ? je suis touchée que tu aies pensé à moi pour ce nom. Mais je suis plutôt de l’avis de Cezary, c’est un peu fade. Que dirais-tu de … ‘une mamie dans ma cuisine’ ? ou ‘la cuisine avec mamie’ ? ou ‘on cuisine avec mamie’, ou ‘mamie cuisine pour vous’ ? ou encore ‘J’ai faim mamie !’ ou ‘Mamie j’ai faim !’. Ca me donne le tournis tous ces noms, je préfèrerais avoir à choisir un prénom de bébé.
- Pour ça ce n’est pas du tout le moment, mais pour tes suggestions de noms, oui, pourquoi pas ? tu ne veux pas qu’il y ait Mamina dans l’intitulé ? par exemple ‘Mamina et compagnie’, ou ‘Mamina en cuisine’ ? j’aimerais bien moi, pour te rendre hommage.
- Je sais bien, mais tu trouves ça accrocheur pour tes futurs clients ?
- Les clients seront des adhérents, des gens du quartier, je ne pense pas qu’on ait besoin de beaucoup de marketing ou de communication, c’est le bouche à oreille qui fera notre notoriété.
- Si on disait : ‘Mamie j’ai faim !’ comme nom et comme slogan, ‘une petite ou une grosse faim ? mettez une mamie dans votre cuisine’ ? ou quelque chose comme ça ? ça ne parait pas plus amusant ?
- C’est une bonne idée, c’est original et ça correspond à nos valeurs. Je vais soumettre ta suggestion à la communauté, je te dirai leur feedback. On pourrait choisir tout de même ‘Mamina j’ai faim !’ au lieu de ‘Mamie j’ai faim !’, non ?
- Bien sûr, c’est toi qui choisiras.
- Pas sans ton approbation, si ça ne te plait pas je retire Mamina.
- D’accord pour Mamina, si cela te fait plaisir ! Dis-moi ma chérie, il y a une petite chose que j’aimerais savoir, parmi tous ces gentils garçons autour de toi, est-ce qu’il y en a un qui a conquis ton cœur ? tu me parles de plein d’amis mais je n’en sais pas beaucoup plus. Qu’en est-il ?
- Non Mamina, il n’y a personne. Pour l’instant j’ai la tête ailleurs, ce sont mes amis, c’est tout. Je voudrais te raconter autre chose, de peu agréable pour moi. Tu sais qui j’ai rencontré à Paris par hasard, qui vient de chez nous et que je ne peux pas supporter ?
- Non, dis-moi, tu me fais un peu peur là.
- C’est Olympe Oriel !
- Ma pauvre chérie, quelle malheureuse circonstance ! Cette fille est un vrai démon ! Tâche de ne pas te laisser abattre, tu es de taille à te défendre contre cette fille !
- Elle a l’air de s’être un peu adoucie mais je me méfie, pour l’instant elle n’a jamais prouvé ses bonnes intentions.
- Tu as raison, reste sur tes gardes, mais tu peux lui donner une seconde chance.
- Elle a peu d’amis ici, alors elle a envie de me voir. J’ai peur qu’elle me harcèle pour avoir de la compagnie.
- Reste calme, les choses s’arrangeront peut être d’elles-mêmes, si elle trouve un petit ami par exemple, il faut espérer.
- Merci Mamina, tu es toujours positive, c’est ce qui fait ta force !
- Oh je ne suis pas si forte que ça et moi aussi j’ai des revers avec mes amies ici. Alors je ne donne pas de leçons ni de conseils à quiconque. Je te souhaite surtout beaucoup de courage pour toutes les épreuves que tu subis actuellement.
- Merci Mamina. C’est vrai c’est dur, mais malgré tout j’essaie de résister à l’adversité.
- Ma chérie, je sais que tu es une battante. il est temps que je te quitte, je vais partir en courses et ce midi je déjeune chez tes parents.
- Embrasse tout le monde de ma part.
- Je n’y manquerai pas, gros bisous Zoé.
- Gros bisous Mamina, bonne journée.
- Au revoir ma chérie.
Mamina a raccroché son téléphone et Zoé reste songeuse quelques instants avant de réaliser qu’elle est toujours sous la couette et qu’elle doit se lever, il est largement l’heure de prendre le petit déjeuner. Elle bondit hors du lit et déloge brusquement Manon qui somnolait à côté d’elle. La chatte exprime sa colère.
- Ah, désolée, Manon, pardonne-moi, viens, je vais te donner à manger et me préparer une espèce de brunch car je meurs de faim. Si j’appelais une mamie pour me concocter des bonnes choses ? qu’en dis-tu Manon ? ha ha ha ! Hélas, elles ne sont pas encore inscrites sur notre site !
Manon la regarde d’un air consterné.
- Tu dois te demander si je ne suis pas folle ! tu n’as peut être pas tort ! Allez viens mon chat-chat !
*
Après son petit déjeuner copieux, Zoé poursuit le chargement du site. Elle reçoit un sms de Cezary qui viendra en début d’après midi pour continuer les travaux de la veille. C’est la dernière fois, car il a enfin signé son contrat de travail ce matin, un CDI ! Et il commence sa mission dès le lendemain. Zoé est touchée que Cezary lui consacre ses derniers moments de liberté, c’est ce qu’on peut attendre d’un ami et c’est appréciable.
Du coup, elle appelle toute la bande pour organiser le soir même une fête pour cet exploit ! Violette est radieuse, Alphonse hurle dans le téléphone, et Lucia chante Alléluia ! Naturellement ils sont tous d’accord pour se libérer et se retrouver dans un café vers vingt heures. Zoé appelle aussi Louis qui vient de s’acheter un téléphone portable, nécessaire pour les démarches de l’association.
- Bonjour Louis, je vous annonce la bonne nouvelle, Cezary a trouvé du travail, en CDI, il commence demain !
- C’est formidable, je suis heureux pour lui !
- On va fêter ça dans un petit café ce soir, toute l’équipe, vous viendrez ?
- Parmi tous les jeunes, tu crois que je ne serai pas incongru et pas à ma place ?
- Pas du tout, vous faites partie du groupe, on s’en moque de l’âge !
- D’accord alors, je passerai.
- Cezary vient travailler cet après midi sur le site, on a déjà bien avancé hier. Ca vous dit de monter quelques instants après déjeuner et on fera une démo ? Louis, je vous avoue, il se pourrait qu’on change notre nom de site, plusieurs personnes trouvent que lesdouceursdemamina.com ce n’est pas terrible.
- Ah bon ? et ils ont d’autres idées ?
- Voici celle de ma grand mère, la vraie Mamina : ‘Mamie j’ai faim !’, ça donnerait mamiejaifaim.com.
- Ca parait effectivement mieux ciblé. On a encore un peu de temps pour réfléchir. A tout à l’heure Zoé, j’ai un correspondant juridique qui m’appelle au téléphone, je dois lui répondre.
- A tout à l’heure Louis.
Zoé déduit de l’esquive de Louis que, soit il ne s’intéresse pas au nom du site car il est préoccupé par autre chose, soit il pense aussi que ce n’est pas formidable. Il ne semble pas trouver la nouvelle version géniale non plus. Ce sujet est compliqué, et pourtant il est primordial de le mener jusqu’au bout. Il faudra peut être organiser un brainstorming pour mettre tout le monde d’accord sur ce nom qui tarde à être trouvé. Pour l’instant, Zoé met le sujet de côté et se concentre sur le reste.
Cezary arrive vers midi. Zoé le félicite chaleureusement et sans attendre, comme la veille, ils se mettent à travailler. L’après midi file à grande vitesse, Louis passe en coup de vent pour la démonstration vers seize heures, mais il a plein de choses à faire d’ici le soir et repart rapidement. Lorsqu’ils sont trop fatigués pour poursuivre et qu’ils font une pause autour d’un thé, Zoé apprend à Cezary qu’après le travail ils vont tous au café Bleu pour célébrer sa réussite. Cezary est rose de plaisir, l’intention de ses amis le touche au cœur. Il a déjà prévenu sa famille en Pologne, et ses amis de son embauche. Tous se réjouissent de ce dénouement heureux après tant de mois d’incertitudes. Cezary lui ne rêve qu’à une chose, trouver un appartement vite et quitter son foyer inconfortable.
Vers dix neuf heures trente, Zoé et Cezary sortent de l’immeuble et rejoignent la station de métro. Ce n’est que lorsqu’elle est assise dans la rame à côté de Cezary que Zoé réalise qu’elle a oublié de prévenir Zebediah.
- Zut, que faire, se demande-t-elle, le contacter maintenant ou juste laisser tomber ? Ce serait vraiment lâche et pas sympa de ne pas l’inviter.
Fébrilement elle écrit un sms à Zebediah et s’excuse, dans l’euphorie du moment elle a omis de l’appeler. Zebediah répond presque’ aussitôt, il est encore au bureau mais il passera féliciter Cezary dès qu’il en sortira.
Une demi-heure plus tard, les Delta se retrouvent dans le petit café Bleu, leur lieu de rencontre favori, et Lucia les a rejoints. Tout le monde commande des cocktails, tous différents et de toutes les couleurs. Louis et Zebediah arrivent en même temps vers neuf heures. La soirée se déroule paisiblement, c’est un bon moment pour tous, le couronnement de bien des attentes et l’assurance que malgré les échecs, avec un peu de patience et de détermination, il est toujours possible de s’en sortir. Et surtout, ils réalisent que c’est la cohésion de leur groupe qui donne un vrai sens à cette réunion, l’amitié et le soutien n’ont jamais fait défaut à personne au sein de leur petite communauté.
- Levons notre verre à la réussite fulgurante de Cezary et à notre amitié indéfectible !
- Félicitations à toi Cezary !
- Ah mes amis, je suis ému vous ne pouvez pas savoir ! Les cocktails ont un effet ramollissant sur Cezary qui parle avec attendrissement, il a presque les larmes aux yeux. Je suis complètement bouleversé de me dire que je quitte notre aventure et que demain je me retrouverai dans un autre univers. Mais on se reverra bien sûr ! Zoé tu peux compter sur moi ! Buvons à votre réussite aussi, moi j’y crois !
Après la soirée, Zoé, Zebediah, Louis et Lucia reprennent le métro en évoquant les bons moments passés ensemble. Puis chacun rentre chez soi, la journée a été longue et éprouvante malgré la bonne nouvelle, et tous ont envie de se reposer et de retrouver un peu de calme et de solitude. Une à une les petites lumières s’éteignent dans les étages les plus élevés de leurs immeubles, il fait nuit noire et un vent léger s’est levé, qui balaye les premières feuilles d’automne tombées dans la cour.
*
Au réveil le lendemain matin, l’euphorie de Zoé a disparu. Ses pensées n’arrêtent pas de revenir sur Cezary, elle l’imagine portant son sac sur l’épaule et arrivant dans une entreprise qui ressemble comme deux gouttes d’eau à WorkInsert. Elle le voit se pencher vers une assistante revêche à moitié cachée derrière son écran d’ordinateur, et elle se désole qu’il soit si mal accueilli.
- Mais tout ça n’est probablement pas vrai, il doit déjà se trouver dans un open space avec plein de jeunes gens comme lui, comme nous, passionnés par leurs projets. Il a tellement de talent, au moins cela va lui profiter maintenant.
Néanmoins, elle ressent un petit pincement au cœur car elle réalise qu’elle ne le verra plus aussi souvent. Cela marque la fin d’une époque, celle de l’insouciance de leur petite équipe. Cezary est maintenant entré dans le monde du travail des adultes, il va gagner sa vie et enfin réaliser son ambition d’avoir son propre appartement.
- Bien sûr on va continuer à se voir, mais ce ne sera plus pareil. Non ce n’est pas de la nostalgie, ou bien si, peut être. C’est aussi que je ne me sens pas capable de faire aussi bien que lui. Et c’est un si gentil garçon ! il va vraiment me manquer.
Pour éviter de sombrer dans la déprime, Zoé se lève et se remet au travail tout de suite, mais ça ne vient pas. Manon est assise à côté d’elle, sur les piles de papiers et chemises posées sur le lit et la regarde de ses yeux grands ouverts avec un air surpris. Le chat fait mine de jouer avec les papiers et Zoé l’arrête tout de suite. Elle écrit un sms à Louis pour lui demander s’il ne serait pas judicieux de faire un point d’avancement dans la journée. Elle s’aperçoit avec amertume qu’il lui est impossible de fixer son attention, elle est distraite, elle passe d’une idée à une autre sans logique ni raison, elle se lève, se fait une tasse de thé, grignote un biscuit au gingembre, puis finalement expédie sa toilette et décide d’aller faire un tour dehors.
Elle se promène dans la rue sans but, la déception au cœur tant elle se sent incapable de mener à bien quoi que ce soit.
- J’essaie de construire quelque chose mais ce n’est pas concret. J’ai l’impression que je n’y crois pas ou plus. Hier j’y croyais, aujourd’hui non, est-ce à cause du départ de Cezary ? Non, ce n’est pas possible, je suis si heureuse pour lui, mais ce doit être le choc de la séparation, ou le contrecoup du choc. Bien sûr, dans tout ce qu’on fait, il y a des hauts et des bas, il faut que je m’accroche, mais aujourd’hui je n’y arrive pas. Il me semble que je suis toujours dans le bas, jamais dans le haut. Il me faudrait des victoires, même petites pour me donner de la confiance. Oui c’est ça, je n’ai pas confiance. Enfin pas aujourd’hui, aujourd’hui je vois tout en noir, mes idées me paraissent futiles, irréalisables. J’ai beau être entourée de gens compétents, formidables, tellement gentils, je suis nulle.
Après avoir déambulé une bonne heure dans la rue sans trop savoir où elle allait, Zoé se retrouve avec étonnement devant la grille de son immeuble et machinalement entre dans la cour. Elle sait que l’intermède est terminé. Elle monte les cinq étages jusque chez elle, entre dans l’appartement et se rassoit devant son pc portable. Elle reprend le travail où elle l’avait laissé, cet épisode presque hypnotique lui a permis de faire le vide dans sa tête et de pouvoir se concentrer à nouveau.
Plusieurs jours sont nécessaires pour finaliser le site. Entre temps Cezary a donné de ses nouvelles, il est épanoui dans sa mission, il s’est fait des amis avec qui il va bientôt sortir le soir et il inaugure sa nouvelle vie sociale. Il a déjà commencé à chercher son appartement et visite quelques locations dans Paris, Alphonse l’accompagne le plus souvent. Il projette d’inviter prochainement tous ses amis pour une belle fête chez lui, il s’en réjouit par avance.
Une fin d’après-midi, à l’improviste, Alphonse frappe à la porte de l’appartement, il vient faire un petit tour pour passer le temps. Lui qui était motivé pour lancer des projets, trouver un emploi, se rendre indépendant, tout à coup n’éprouve plus le besoin de se lancer dans la vie active. Il est comme inhibé, sa tendance naturelle à la désinvolture et au dilettantisme s’est encore accentuée. Clairement, il se laisse aller. Cela se voit dans sa posture et son habillement, les vêtements sont lâches et larges, les chaussures éculées, une barbe de dix jours mange ses joues, ses belles boucles blondes, à peine propres, sont emmêlées et aplaties sur ses oreilles. Zoé assimile cette attitude à une baisse de moral : après avoir atteint l’objectif qu’il s’était fixé de réussir la certification, désormais plus stimulé par la détermination des Delta, il se retrouve sans but, sans ambition, sans détermination, sans envie.
Zoé se souvient de Louis dans cette situation, elle n’a pas envie de vivre la même chose avec Alphonse. Elle voudrait qu’il se prenne en main, à la rigueur qu’il participe à l’aventure pour s’occuper, à défaut de s’éclater.
- Il est cyclothymique, pense-t-elle, cet été il était euphorique pendant ses vacances en Grèce, et maintenant que tout le monde a repris ses activités, il démissionne totalement. Je ne peux pas le soutenir, j’ai déjà assez à faire pour me supporter moi. Cà ne doit pas être facile pour ses parents, ils doivent être très inquiets de le voir se ramollir comme ça.
- Salut Zoé, as-tu une petite douceur pour moi, un petit gâteau et une tasse de thé, j’ai besoin de quelque chose de sucré et de remontant, et puis il commence à faire froid dehors. Je ne supporte pas le froid, je ne suis bien que lorsqu’il fait chaud et beau. Là, l’automne me rend morose. Je suis très bof.
- J’ai eu un passage à vide comme toi il y a quelques jours, après le départ de Cezary. Je reconnais c’est très bizarre et on se sent très mal.
- Et très malheureux.
Zoé prépare une grosse théière de thé noir fort et brûlant et le sert accompagné d’un gâteau au chocolat que Lucia a fait la veille au soir. Alphonse s’installe sur le sofa rouge et commence à se faire plaindre. Zoé est un peu agacée, mais sa bonne nature la pousse à être empathique et elle s’efforce de lui remonter le moral. Manon arrive soudain et après quelques hésitations, saute sans cérémonie sur les genoux du jeune homme pour réclamer des caresses, ce qu’il s’empresse de faire.
- Tu vois Zoé, le fait que Cezary ait trouvé du boulot, je suis content pour lui, mais au lieu de me motiver, ça me déprime. En fait je n’ai pas envie de faire ce qu’il fait, ça ne m’intéresse pas.
- Alphonse, je t’ai déjà dit que tu ne dois pas te laisser aller à la facilité. Parce que tu sais que tu ne seras jamais réellement dans le besoin, tu crois que tu peux te permettre de ne rien faire. Mais Cezary, lui, ne compte sur personne d’autre que lui-même. Même s’il n’est pas totalement satisfait, il avance, je dirais même qu’il fonce, et moi je l’admire pour son courage.
- Tu veux dire que je suis un lâche ? Alphonse continue à caresser Manon machinalement, il a la tête ailleurs.
- Oui, poursuit Zoé, tu dois te battre, remuer ciel et terre pour trouver un job et enfin devenir autonome, cesser d’être un assisté chronique qui finit toujours par revenir chez ses parents pour renflouer son compte bancaire. Tu n’es pas honnête, ni avec toi-même, ni avec les autres. Et je peux te dire que si tu ne t’investis pas rapidement, tu vas t’enfoncer. Alors bouge-toi.
- Eh, tu es en train de me secouer fort là, alors que j’ai besoin qu’on soit gentil avec moi, tendre, qu’on ait de la compassion.
- Mais pas du tout, tu te trompes, il faut plutôt te pousser et t’encourager pour que tu te remettes en route et que tu ne te complaises pas dans la mollesse.
- Le chocolat c’est bon contre cet état de faiblesse, je reprends du gâteau.
- Franchement Alphonse, je me trouvais nulle il y a quelques jours, mais là je te trouve encore plus nul que moi.
- Nul ? c’est dur à avaler. Déjà que je suis au plus bas ...
- Excuse-moi, j’y suis peut être allée un peu fort, dit Zoé d’une voix toute douce, prête à se faire pardonner d’avoir été un peu trop brusque.
Brusquement Alphonse se laisse tomber sur les genoux de Zoé et se met à sangloter. Elle lui caresse les cheveux pour essayer de le calmer.
- Personne ne me comprend, je suis tellement au bout du rouleau, pourquoi pense-t-on que travailler est une finalité ? c’est une terrible corvée.
- Oui mais c’est indispensable, on ne peut pas vivre aux crochets des autres, il faut s’assumer. Ce n’est pas rigolo ce que tu me fais faire là, te consoler comme ça sur le sofa, j’ai l’impression que je n’arrête pas de te faire la morale, je ne suis pas ta maman.
- Désolée, Zoé, pardonne-moi, je m’en veux d’être aussi inintéressant.
- Si tu m’aidais un peu maintenant que tu as bu du thé et mangé du gâteau ? ça t’occupera l’esprit et ça me rendra service.
- D’accord, dis-moi ce que je peux faire.
Alphonse rechigne un peu mais il est obligé de céder, il comprend qu’il ne peut pas continuer à faire l’enfant et qu’à force de geindre, il a perdu toute crédibilité aux yeux de son amie. Il s’assoit à côté de Zoé qui installe son pc sur la petite table. Elle pose entre eux une grosse chemise cartonnée qui contient le cahier des charges qu’ils ont préparé avec Louis, et indique à Alphonse ce qu’elle attend de lui. Ils travaillent avec leurs têtes penchées presque l’une contre l’autre. Comme habituellement, la proximité d’Alphonse, même s’il n’est pas en forme aujourd’hui, émeut Zoé, elle comprend qu’elle éprouve un sentiment fort pour lui. De l’amitié ? Davantage ?, elle n’en sait rien. Son visage est si près du sien que les cheveux d’Alphonse frôlent la peau de son visage, et son parfum se mêle au sien sans qu’elle ne distingue plus l’une ou l’autre des fragrances.
Dans ce moment de profonde émotion partagée, Alphonse attrape la main de Zoé et y dépose un baiser.
- Merci Zoé, tu es si bonne pour moi. Tu sais, aujourd’hui je ne savais pas vers qui me tourner, et j’ai pensé à toi. Je savais que te voir me ferait du bien.
- Tu cherches à me faire craquer Alphonse, à un moment tu es totalement désespéré et on ne sait plus quoi faire pour t’aider, la minute suivante tu me fais du charme ! Tu te moques de moi !
- Mais pas du tout, tu es mon amie, et même plus tu sais bien.
Comme ils sont tous deux fragiles et peu sûrs d’eux, bien que Zoé s’évertue à paraître forte, ils se serrent dans les bras l’un de l’autre pour conjurer leur mal être. Et Alphonse en profite pour embrasser Zoé dans le cou, elle se laisse faire.
Au même instant, la clé tourne dans la porte d’entrée, Zoé et Alphonse se séparent brusquement, et Lucia apparaît dans le couloir, chargée de sacs de courses.
- Ciao Zoé, devine qui j’ai rencontré dans l’escalier ? Zebediah ! Je l’ai invité pour dîner ce soir. Eh, salut Alphonse, non sapevo che fossi qui [1], je ne savais pas que tu étais ici ? Tu restes aussi ?
- Non merci Lucia, ce serait abuser, j’ai déjà passé une partie de l’après-midi avec Zoé, il faut que je rentre, j’ai des choses à faire.
- Come vuoi [2]
Alphonse se lève comme un automate et prend son manteau qu’il avait jeté négligemment sur le sofa. L’instant de magie est passé, il reprend pied dans le réel.
- On a bien travaillé, dit-il en regardant Zoé refermer son portable et le déposer par terre.
Avec malice, Lucia regarde Zoé et lui fait un sourire de connivence. Zoé secoue la tête négativement.
- Salut les filles, je m’en vais, merci Zoé, tu m’as fait du bien. Il se penche vers Zoé et l’embrasse à nouveau dans le cou. Il semble avoir retrouvé toute son énergie et son allant. Je passe chez moi pour m’habiller, il se peut que je sorte ce soir, j’ai besoin de me changer les idées. Bisous et bonne soirée.
A peine a-t-il refermé la porte et commencé à dévaler les escaliers que Zoé pousse un énorme soupir.
- Je ne sais pas si j’ai été le jouet d’une comédie, ou bien s’il était sincère. Il est même allé jusqu’à pleurer pour m’émouvoir. Mais là tu vois, il prévoit de sortir ce soir, donc tout va bien finalement, il n’est pas si déprimé que ça.
- Il essaie de te séduire comme il peut, il doit avoir des gènes italiens cet Alphonse. Beau comme il est, je ne sais pas comment tu fais pour ne pas lui tomber dans les bras.
- Je suis tombée dans ses bras tout à l’heure, il a tellement fait de cinéma pour que je le console !
- Vous êtes vraiment drôles tous les deux. Et alors ?
- Et alors rien, tu es arrivée !
Zoé et Lucia éclatent de rire, comme c’est bon de se détendre enfin ! Elles commencent à déballer les courses et préparer le dîner, en attendant Zebediah.
*
Quelques jours plus tard, alors qu’elle n’avait plus aucune nouvelle d’Alphonse, Zoé reçoit un sms sidérant : trop déprimé pour continuer à chercher un emploi, Alphonse a pris un avion pour la Patagonie. Il part faire un road trip tout seul, sur les traces des enfants du capitaine Grant, le long du 37ème parallèle sud. Un vieux rêve d’enfant, précise Alphonse. Zoé est désespérée à cette lecture, elle se demande si elle est bien éveillée ou en plein cauchemar.
- C’est vraiment n’importe quoi, aucun courage ! Que va-t-il faire à la première difficulté rencontrée, tout arrêter et rentrer chez Papa Maman ? Ce qui est sûr c’est que je ne peux plus rien faire pour lui.
Zoé a à peine posé son téléphone portable que celui-ci se met à vibrer. C’est Violette.
- Salut Zoé, je viens d’avoir un sms d’Alphonse complètement hallucinant. Il est parti pour la Patagonie, il va faire un tour du monde, il a tout laissé tomber, tu te rends compte ?
- Salut Violette, moi non plus je n’en reviens pas. Je ne sais pas ce qu’il lui a pris.
- Cela fait plusieurs jours qu’il passait me voir au restaurant pour se faire plaindre. Il avait le moral à zéro, il ne savait plus quoi faire ni comment s’en sortir.
- Ah bon ? moi aussi il est venu me voir pour pleurer sur mes genoux.
- Tu sais, je crois qu’il se cherche.
- Je crois moi qu’il est totalement immature, incapable de voir la réalité en face, dans le déni de sa lâcheté.
- Eh bien tu n’as pas pitié, c’est sans appel.
- Ecoute Violette, Alphonse a tout ce qu’il lui faut pour s’assumer et être heureux, il a des moyens que ni toi ni moi n’avons, et il se fait des films aberrants pour se défiler de ses responsabilités. Au bout d’un moment, je n’ai plus la patience d’entendre ce type de complainte. J’ai assez à faire de mon côté sans me préoccuper de quelqu’un qui ne veut pas se bouger.
- Compris, on n’en parle plus. De mon côté j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer.
- Tu as trouvé du travail ?
- Non c’est autre chose, je voulais te le dire discrètement au pot de Cezary, mais je n’en ai pas eu l’opportunité.
- Vas-y !
- Eh bien, j’ai rencontré quelqu’un. C’est le patron de mon restaurant. Lui aussi est seul, divorcé et il a une petite fille, Chaymâa. Pendant les pauses, on a commencé à parler et de fil en aiguille, on s’est découvert des affinités. Et puis voilà, je crois que c’est un vrai coup de foudre des deux côtés.
- Tu es bien certaine ? Certaine de toi j’en suis sûre, mais de lui ?
- C’est quelqu’un d’extrêmement gentil, qui a beaucoup souffert. Je crois qu’on s’est bien trouvés tous les deux, on a besoin de partager nos expériences difficiles, on a beaucoup de points communs, les mêmes valeurs, je me sens bien avec lui.
- Du coup c’est quoi ton plan ?
- Pour l’instant rien n’est prévu, mais je crois qu’il va bientôt me demander de venir vivre avec lui. Tu imagines ? ça ne m’est jamais arrivé. Cela va un peu vite pour moi, en même temps ni lui ni moi n’avons de temps à perdre. Je suis un peu perdue je t’avoue, je ne sais pas très bien non plus comment va réagir John.
- Est-ce qu’ils se connaissent ?
- Oui bien sûr, mais c’est une chose de se rencontrer de temps en temps et une autre de vivre ensemble.
- Tu as raison. Es-tu obligée de t’engager tout de suite ?
- Comment pourrai-je faire autrement ? si je vais avec lui, nous gèrerons son restaurant tous les deux, nous habiterons le même appartement tous les quatre. Ce sera la continuité de ce qui se passe aujourd’hui, mais en moins cher et nous serons ensemble tout le temps.
- Eh bien ce n’est pas si mal ! Il a la garde de sa fille ?
- Oui, sa femme l’a quitté pour un autre homme en laissant tout derrière elle, y compris leur enfant.
- En effet vous avez un point commun.
- Oui.
- Réfléchis bien, je ne sais pas trop quoi te dire, mais si ton cœur te parle et te dit d’y aller, alors vas-y ! vérifie juste qu’il ne soit pas violent et qu’il ne cherche pas à abuser de toi.
- Je vais attendre et creuser encore un peu, tu as raison, mais j’ai envie de foncer, j’en ai assez de vivre comme ça. Il faut que ma vie change, que John et moi nous nous sentions stables et en sécurité. Cà fait trop longtemps que nous galérons.
- Pour toi le stage n’a abouti à rien alors, il n’aura eu aucune utilité ?
- Eh bien peut être pas, Saïd et moi pensons pouvoir utiliser un site pour le restaurant. C’est moi qui le ferai.
- Mais c’est super, vous avez des projets !
- Oui. Du coup, je risque de me remettre à la programmation d’ici peu ! malheureusement je ne pourrai pas faire appel à Cezary pour m’aider, maintenant qu’il travaille.
- Je suis convaincue qu’il se mettra en quatre pour toi, si tu lui demandes.
- Je le crois aussi. Zoé, mais je ne vais pas l’ennuyer, il doit être très busy, à la Cezary ! Voilà, j’ai fini ma pause, j’y retourne. Bientôt ma vie va s’améliorer, c’est un vrai bonheur qui m’arrive je le sens. Bisous, on se rappelle.
- Bisous Violette, à très bientôt.
En reposant son portable, Zoé réalise qu’en une matinée, elle vient de perdre ses deux derniers amis susceptibles de la seconder. Ni Alphonse ni Violette ne participeront plus à leur aventure, elle se retrouve seule pour faire exister son idée.
- Dommage pour Mme LaBelle, si elle nous contactait elle serait extrêmement déçue. Sur quatre étudiants, un seul a trouvé un travail en rapport avec son enseignement, l’un a totalement lâché prise, l’une a quasiment laissé tomber et la dernière, moi, c’est tout comme. C’est presque un échec. Cela ne doit pas m’arrêter, tant mieux pour mes amis s’ils réussissent quelque chose de leur côté.
Zoé appelle Louis pour convenir d’un rendez-vous : ils vont rencontrer quelques grands- mères qui souhaitent devenir bénévoles et leur expliquer leurs futures missions.
- On se retrouve à quinze heures chez Eugénie, elle a quelqu’un à nous présenter, et je t’expliquerai qui j’ai vu pour les jardins ouvriers, dit Louis.
- D’accord Louis, à toute à l’heure.
Vers trois heures, Zoé descend dans la cour puis remonte chez Eugénie. Elle n’est encore jamais entrée chez la vieille dame. L’appartement est très propre et très encombré : les meubles sont massifs, couverts de souvenirs et de photos, Eugénie compense sa solitude avec tous ces objets familiers qui lui parlent ou lui rappellent de bons moments. Un petit chat roux clair surgit sans hâte de sous un buffet et s’approche de Zoé, c’est Mousse. Il vient faire connaissance et se frotte contre elle en arquant le dos et en ronronnant, il doit sentir sur Zoé les odeurs de Manon qui lui donnent confiance en cet être humain inconnu. Puis, satisfait de son exploration, il s’éloigne dignement dans le couloir en tournant le dos, et se dirige vers une nouvelle cachette.
- Venez Zoé, je vous fais faire le tour du propriétaire ! Ici c’est la cuisine, et ici la salle à manger, le salon, la chambre d’amis et enfin ma chambre, et voici la photo d’Eugène mon mari, un si brave homme parti bien trop tôt. Eugénie soupire mais sourit en même temps. Je vous ai préparé un petit café, allons dans la cuisine, Léontine ne va pas tarder.
Eugénie a à peine formulé sa phrase que la sonnette retentit.
- J’arrive ! Eugénie trottine de son pas menu vers la porte d’entrée qu’elle ouvre en grand. Léontine ! comment vas-tu ? entre donc ! viens faire connaissance avec Zoé !
Une autre petite grand-mère pénètre dans le couloir sombre, Eugénie et elle s’embrassent avec effusion, puis Léontine s’approche de Zoé.
- Bonjour Mademoiselle Zoé, j’ai beaucoup entendu parler de vous, de votre gentillesse et de votre bonne idée pour nous donner de l’occupation.
- On attend encore Louis avant de prendre le café, la coupe Eugénie. Tiens, je l’entends qui descend l’escalier, le voilà. Eugénie porte la main à son oreille pour écouter le bruit à l’extérieur, puis elle s’écarte de la porte restée ouverte.
La silhouette de Louis, dont le physique est si imposant, s’encastre intégralement dans l’encadrement de la porte. Il salue toutes les dames qui sont en face de lui, admiratives de sa puissante présence et entre à son tour dans l’appartement d’Eugénie.
- Venez dans la cuisine, j’ai préparé du café pour tous, et un cake au citron pour ceux qui ont une petite faim ...
Tous s’asseyent autour de la table de cuisine, couverte d’une toile cirée à fleurs, sauf Eugénie qui dispose les tasses et les assiettes, les petites serviettes en papier, la cafetière brûlante, et le joli plat ancien avec le gâteau généreux et caramélisé.
- J’ai un peu abusé du sucre pour ce gâteau, mais comme ça il est encore meilleur avec un petit goût de caramel.
- Eugénie, votre cake est un pur délice, et merci pour ce bon café, dit Zoé en goûtant la tranche qu’Eugénie lui a donnée.
- C’est vrai c’est une perfection, renchérit Louis qui se régale aussi.
- Les grands-mères s’y connaissent en douceurs, pas vrai Léontine ? dit Eugénie avec sa facétie coutumière, elle s’assoit à son tour et se sert une épaisse part de gâteau qu’elle déguste avec grand plaisir et gourmandise.
- Mais oui, absolument, confirme Léontine, qui dévore également son morceau de cake au citron avec délectation. Léontine est un tout petit bout de femme vive, avec un minuscule chignon blanc vissé sur le sommet de la tête et des yeux bleus vifs.
- On entend nos mandibules et plus personne ne parle, c’est un signe, ça veut dire que ça vous plait ! La recette, vous pourrez l’afficher dans votre site internet si vous voulez, je vous la donnerai. Je suis si contente ! dit Eugénie, en se redressant avec fierté.
- Si on parlait de choses sérieuses, reprend Léontine, on ne vous a pas dérangés pour rien, on voulait vous parler pour le travail, il faut qu’on s’y mette pour de bon.
- Comme vous y allez Léontine, l’interrompt Louis, bien sûr ce sera un travail, mais il n’est pas question de cadences infernales, nous devons vous ménager pour que vous puissiez le faire longtemps !
- Oui, mais nous on voudrait démarrer rapidement, vous comprenez, on s’ennuie tellement, les journées sont longues quand on est âgées, on a envie nous aussi de changement, de nouveauté, d’occupation utile.
- Nous faisons le maximum pour lancer vite notre affaire, mais nous avons encore des tas de choses à régler.
- Vous passez trop de temps à régler toutes vos affaires, nous on est prêtes à commencer depuis longtemps. D’ailleurs il se pourrait qu’on ait déjà des clients. Léontine se tourne vers son amie. Tu sais, Eugénie, Mme Pommier, rue T., avec ses trois enfants, je lui ai parlé de notre association, elle n’attend qu’une chose, c’est que nous l’aidions à préparer ses repas. Et puis voilà, Louis, je sais que vous avez besoin d’un local pour stocker vos provisions, et moi j’ai un garage dont je ne me sers pas. Depuis que mon pauvre Octave est parti, j’ai vendu la voiture et ce garage est vide. Enfin il est plein de choses à jeter, alors si vous voulez bien le vider, eh bien je vous le prête pour entreposer les marchandises données par les jardins ouvriers. Gratuitement, puisqu’il ne me sert pas.
- Merci beaucoup Léontine, vous êtes formidable, s’écrient en même temps Zoé et Louis, surpris par le pragmatisme de la vieille dame et sa générosité. Mais nous ne pouvons pas accepter !
- Je vous le dis, c’est par intérêt, c’est pour faire marcher notre affaire à tous. Quand commençons-nous ? le temps presse pour les vieilles dames ! Léontine et Eugénie se regardent et éclatent de leur petit rire chevrotant. Dans ce garage qui ferme à clé, reprend Léontine, il y a quelques étagères pour poser ce que vous voulez, et on pourrait peut être mettre un réfrigérateur, car il y a l’électricité.
- Je propose pour nous faire de la publicité, enchaîne Eugénie de distribuer des prospectus sur le marché, le dimanche matin. On peut à la fois recruter des grands-mères ou des grands-pères qui veulent être bénévoles, et aussi des familles qui ont besoin qu’on les aide pour les repas.
- Vous avez tout prévu, c’est vous qui avez toutes les idées, dit Zoé, c’est incroyable !
- C’est qu’on a tout le temps pour réfléchir, et puis quand on se voit toutes les deux, on discute, on pense, ça fait éclore toutes sortes de suggestions, des farfelues et aussi des bonnes !
Louis se lève et se met à marcher dans la cuisine de long en large. A chaque fois qu’il fait demi-tour, le bas de son gilet se soulève et fait un mouvement de rotation. Le chat qui avait fait une timide apparition dans la cuisine, sursaute et se sauve en courant.
- Voilà le plan que je vous propose mesdames, je n’ai pas encore partagé avec Zoé mais elle peut intervenir et faire des remarques, et vous aussi d’ailleurs. Il nous faut davantage de bénévoles pour répondre à la demande, car si nous avons un afflux de clients, toutes les deux vous ne pourrez pas tout assumer.
- C’est certain, confirme Zoé.
- Donc on doit se renforcer, et il nous faut des personnes qui savent faire à manger, et qui veulent bien s’adapter à une cuisine plus légère, bio, pour la population parisienne de notre quartier.
- Absolument, dit Eugénie qui suite attentivement les explications.
- Si vous voulez bien, vous pouvez faire du recrutement de grands-mères et grands-pères, et nous indiquer les futurs participants à notre aventure. Pour démarrer, je verrais bien une dizaine de bénévoles.
- On les trouvera sans problème, répond Eugénie du tac au tac
- Zoé, elle, elle va gérer le planning des demandeurs et des bénévoles, poursuit Louis. Grâce au site internet, elle va recueillir les demandes, ou ponctuelles ou d’adhésions. Et moi je m’occupe de tout le reste, les assurances, la comptabilité, les questions juridiques, et l’approvisionnement des denrées des jardins ouvriers.
- C’est très clair, approuve Léontine en hochant la tête.
- Pour le reste, ce sont les adhérents qui fourniront des aliments, car nous ne pouvons pas stocker beaucoup, et il faut respecter des règles d’hygiène et de conservation. Et puis les grands-mères ne peuvent pas porter de choses lourdes, il vaut mieux que tout soit sur place.
- C’est une sage décision, intervient Léontine.
- Nous pourrons fournir des légumes et des fruits de saison, du miel, et des œufs, selon les arrivages des jardins, reprend Louis, on les livrera en vélo, moi je peux le faire, ce sera pour préparer les plats tout prêts.
- Il faut aussi que nous listions les recettes que les clients peuvent nous demander de faire et publier ces recettes sur notre site, dit Zoé.
- Vous voyez, ça prend forme mais il y a encore beaucoup à faire, conclut Louis. A toi Zoé, qu’en dis-tu ?
- J’ai l’impression qu’on y est déjà, je vois Eugénie et Léontine, avec un beau tablier, qui tournent une cuiller en bois dans une marmite. Elles préparent un bon plat mijoté pour une famille avec plein d’enfants à table à côté d’elles, qui réclament à manger en tapant leur fourchette sur leur assiette.
Les deux vieilles dames rosissent de plaisir, elles aussi se voient déjà aux fourneaux, tellement occupées à cuisiner que tout le reste ne compte plus. Finies les douleurs, la solitude et l’ennui, elles ont remis un pied dans la vie active et comptent bien l’y laisser, voire mettre les deux pieds si tout va bien. Et tous ces enfants qui mangeaient si mal avant, que de la nourriture toute prête, sans saveur, sans couleur, se régalent de bons plats traditionnels ou de créations de leur cru, éprouvées depuis des décennies.
Dans la cuisine, le silence descend tout à coup, les quatre protagonistes se prennent à rêver chacun à sa manière d’un avenir plus agréable, plus productif, plus valorisant, plus heureux. Et le rêve n’est plus si éloigné de la réalité, tout va bientôt devenir concret, intéressant, nouveau, convivial, vivant. A cet instant, Mousse revient discrètement dans la cuisine et bondit sur le plan de travail, où il s’assied pour faire une toilette bien nécessaire après tous ces discours.
- Vous reprendrez bien une tasse de café, dit Eugénie qui sort tout à coup de sa rêverie et réalise que ses invités ont tous fini leur breuvage.
- Non merci, répondent les trois autres, nous avons tous du travail par dessus la tête, il faut nous y mettre dès maintenant si nous voulons que notre aventure démarre. Rendez-vous dans une semaine à dix-huit heures chez Léontine pour faire un planning et déterminer la date de démarrage.
- Tope-là !
Ils frappent leurs paumes de mains avant de se séparer et de rentrer chacun chez soi.
Zoé remonte l’escalier vers le cinquième étage et croise sur le palier Zebediah qui descend avec son sac de sport sur l’épaule.
- Salut Zoé.
- Salut Zebediah. Tu vas t’entraîner ?
- Oui, je vais me défouler, on joue au foot entre copains.
- C’est sympa, je me dis que moi aussi je devrais trouver une activité sportive, mais je suis si occupée la plupart du temps que je n’aurais même pas un instant de libre pour pratiquer.
- Il faut le faire, on est toujours en tension, alors ça fait beaucoup de bien d’évacuer le stress en se dépensant physiquement.
- Je te laisse, sinon tu seras en retard. Quelle heure est-il au fait ? dix sept heures trente ! il n’est pas tard finalement.
- Non je suis rentré tôt aujourd’hui, j’en profite du coup.
- Amuse-toi bien, à plus tard.
- Bonne soirée, Zoé.
Zoé introduit la clé dans la serrure et pénètre chez elle. Manon l’attend derrière la porte, elle s’étire en miaulant avec mécontentement. Ces derniers temps, elle affiche beaucoup de mauvaise humeur, elle doit trouver que Zoé ne s’occupe pas suffisamment d’elle. Zoé attrape son chat dans ses bras pour lui faire un énorme câlin, et Manon se met à ronronner bruyamment sans rancune.
[1] Je ne savais pas que tu étais ici
[2] Comme tu veux.