Un jour, une amie de longue date (que j’avais perdue de vue) m’apporta un pot de Chutney de courgettes au curry. Je n’étais pas fin cuisinier ni grand gastronome ; je n’osai lui demander la définition d’un « Chutney », ni quand le manger, ni avec quoi l’accommoder. Perplexe, je le mis au réfrigérateur (et le perdis de vue).
Un autre jour (mais bien après) et un peu comme mon amie de longue date, le Chutney de courgettes au curry se rappela à mon bon souvenir. J’ouvris donc le pot un peu tard, circonspect, redoutant presque ce que j’y trouverais à l’intérieur… J’enfournai une première cuillerée ; finalement, ce n’était pas si mal – du moins, c’était consommable.
C’était sucré, au début, presque trop ; puis le côté sirupeux laissait place à l’acidité du vinaigre. Le curry parfumait délicieusement le tout – les courgettes étant (à mon humble avis) plutôt insipides... Consistance curieuse : le légume n’étant pas tout à fait fondant, encore un peu craquant, dans un entre-deux indéfinissable. Il n’y avait pas que des courgettes, d’ailleurs, mais aussi des oignons, émincés finement et des baies de petite taille (que je ne sus identifier). Une jolie couleur jaune en prime, apportée par les épices du curry.
En enfournant la dernière cuillerée, je me fis la réflexion que ma vie, cette très modeste vie qui m’était tombé dessus, ressemblait en tout point à ce fameux Chutney. Quelque chose de curieux, qu’on m’avait apporté sans que je le demande, un mélange d’un peu tout, sans définition, aigre-doux, avec, quand même, quelques surprises, et quelques petites choses en prime. Car en plus de n’être ni fin cuisinier, ni grand gastronome, je n’étais pas non plus un pétillant poète. Mais qu’importe, une fois de plus, je digresse.
Je repensais, une fois de plus, à ce Chutney, et mon cerveau moulinait (peut-être dans le vide, qui sait…?). Cette amie de longue date, perdue de vue malgré moi, perdue, elle aussi, comme moi (trentaine oblige), avec cet air mi-figue, mi raisin, que j’avais reçue avec mon savoir-être habituel (c’est à dire pas très bien, voire plutôt mal, les surprises n’étant pas ma tasse de thé…). Bref, mon cerveau moulinait. Que devais-je penser de ce Chutney aigre-doux ? Me l’avait-elle porté en tout bien tout honneur, fière de son expérimentation culinaire ? Ou devais-je creuser un peu, découvrir se qui se cachait (car il y avait là, forcément, un sens caché) de ces drôles de courgettes aigres-douces… Oui, plus mon esprit moulinait, plus je pensais que ce Chutney ne m’avait pas été offert pas hasard, mais revêtait un sens caché… J’ouvris une bière, puis deux ; alors, je compris : ce Chutney était à l’image de notre drôle d’amitié. Peut-être était-ce un méchant message codé… j’étais probablement l’insipide, mollassonne courgette, elle avait été « le piment », l’épice tentant de relever tant bien que mal ma modeste existence sans histoire… Une relation aigre-douce entre deux êtres aigres-doux (j’étais plutôt « l’aigre-mou », elle était… autre chose.)
Mais je me perds. Divagations, encore et toujours. Non, ce Chutney n’avait été qu’un Chutney, après tout. Oh, parfois, je ne sais plus où j’en suis. Les journées passent, se ressemblent. Ma vie demeure, dans ma simple demeure ; j’attends la lumière du jour, l’excitation monte, retombe (comme ce soufflet au fromage, j’en avais déjà parlé, non?), la lumière d’après-midi me déprime (le monde m’apparaît si froid, si cru, si vain), puis vient le couchant, et cette lumière magique qui réchauffe l’âme et le cœur. Et me rappelle que je finirai la soirée seul, Juste tout juste présent. Bref, divagations. Où en étais-je ?
Quel idiot je fais ! Je parle dans le vide, et j’en oublie de me présenter.
Je parlerai de moi brièvement, car, après tout, il n’y a pas grand-chose à dire à mon sujet.
Je vivais non loin du fleuve, dans un quartier où se dressaient, l’une à la suite de l’autre, toute une série de petites maisons trois fois plus hautes que larges, avec chacune une cour minuscule dans laquelle pouvaient tenir : un chien (debout) et sa niche, ou, pour ceux qui avaient la main verte, un petit coin de jardin, et c’est à peu près tout.
Pour être tout à fait honnête, je n’aimais pas la vie en ville, et, longtemps durant ma prime jeunesse, j’avais caressé l’espoir de m’installer à la campagne, dans une immense propriété au milieu de nulle part. Mon ébauche de plan de vie, esquissée d’une main malhabile, fut malheureusement interrompue lorsque s’achevèrent ma vingtaine et, par la même occasion, l’existence de mes parents.
Mes parents moururent à un âge presque avancé, alors qu’ils commençaient juste à souffrir d’une douce sénilité, précédant celle, plus véhémente, qui marque le début de la fin de la décrépitude. J’héritai donc de la maisonnette qu’ils avaient acheté des décennies plus tôt, peu après leur mariage, et dans laquelle j’avais connu mes premières et tendres années...
À l’époque, alors qu’ils étaient encore relativement autonomes et « bien-portants », je m’étais moi-même laissé porter par l’existence et avais atterri, presque par hasard, dans un quartier-dortoir à l’ouest de la ville.
J’étais l’heureux locataire d’un appartement de banlieue tout équipé et tout confort, comprenant : cuisine, toilettes, salle de bains, moisissures et bestioles rampantes, volantes et bourdonnantes (toutes saisons). À l’annonce du décès de mes parents, je rassemblai mes modestes (et humides) effets personnels, rendis les clefs à ma généreuse logeuse et revins m’installer au bercail, temporairement, du moins.
La maison familiale avait vieilli comme le quartier : en trente ans, rien n’avait changé, pas même la couleur des rideaux. Me rappelant alors mon premier rêve de jeunesse, je pris la décision de faire quelques menus travaux de « rafraîchissement » dans l’espoir de revendre la maison à un bon prix pour, par la suite, plier bagage et m’initier à la vie champêtre.
Mais peu à peu, et je ne saurais vraiment comment l’expliquer, je renonçai à cette idée. Le temps passant, les travaux laissés de côté, je m’habituais à la vie dans cette maison ; je ne m’y plaisais pas tant que cela, à vrai dire, mais… j’étais devenu paresseux, je dois bien l’admettre, et me voyais mal bousculer mes habitudes. Je m’étais fait à cette vie, voilà tout : une vie certes un peu fade, mais tranquille, et facile.
Oh !, j’oubliais le plus important… Entre autres choses de peu de valeur ou d’utilité me fut légué un félin habile et volubile, répondant au doux nom de Juste, et que ma mère avait recueilli peu de temps avant son décès. Je me pris rapidement d’affection pour ce chat (et je crois que ce fut réciproque).
Je ne savais pas vivre pour moi, alors je vivais pour Juste. Doté d'un féroce appétit, ne supportant que les coussins les plus moelleux et la moquette tiède et soyeuse au contact de ses délicats coussinets, ce matois matou n'aurait pas survécu une semaine, laissé à lui-même, dans la rue. J'étais médiocre, il était excessif en tout, et nous nous complétions à merveille.
Car, oui… Je n’étais pas grand-chose. Je « vivotais ». J’enchaînais petits boulots et périodes de chômage, perfectionnant mes capacités naturelles à l’oisiveté et à l’art de l’économie – l’économie d’argent, l’économie d’effort, l’économie de réflexion. Ne pense pas, fais. Ne fais plus, repose toi. Cultive ton jardin (façon de parler), occupe toi de ce pauvre Juste, profondément délaissé... Et qui me le rendait si bien, prenant comme un malin plaisir à me glisser entrer les doigts (y laissant quelques longs poils blancs, au passage) lorsque je ressentais le besoin d’une présence chaude, réconfortante ; de baume au cœur, comme on dit. Mais il disparaissait alors, l’insaisissable traître, le mal-aimé, le récalcitrant, le pédant, le susceptible. C’était un chat, après tout, et il se comportait comme tel ; moi, j’étais son humain (certainement pas son maître), et je ne pouvais que subir ses états d’âme et ses sautes d’humeur félines et filoutes. Nous vivions une relation pour le moins compliquée, mais avec ses grands hauts, parfois.
Il n’était pas dénué d’une forme de sensibilité, je le crois, et, après quelques disputes puériles et sans grand intérêt, il lui arrivait de me déposer un rongeur replet, plus mort que vif, sanguinolent mais pas trop, sur le tapis de ma porte d’entrée, ses grand yeux bleus ne cillant pas. « Tu vois, tu es injuste avec le pauvre Juste, mais je ne t’en veux pas. Voici une manière de me faire pardonner, vieil ami ingrat ».
Je le regardais en plissant les yeux ; il faisait de même, soutenant mon regard, sa pauvre proie tressautant entre ses dents. Puis, finalement, réconciliation s’ensuivait.
« Tu peux jouer avec lui mais pas trop longtemps. La cruauté a ses limites, Juste, et tu dois te montrer juste. Quand tes pattes seront propres et que tu auras essuyé tout ce sang, alors, tu pourras grimper sur mes genoux, et nous passerons la soirée ensemble, à nous réchauffer l’un-l’autre ». Juste, sagace, m’écoutait ; il dévorait l’animal, finissant par la queue, puis se blottissait contre mon ventre, digérant au chaud.
J’avais, pour voisins (les pauvres!, je ne leur apportais rien de bon, si ce n’est un chat trop fouineur, et bien trop paresseux pour chasser d’éventuels rongeurs), deux individus du même âge que moi, à peu près, mais se ressemblant (et me ressemblant) si peu. À ma droite, Victoire, à ma gauche, Ian.
Au matin, j’entendais le « clic-clic » répétitif et rassurant des sécateurs de ma voisine, Victoire. D’ailleurs, parlons d’elle, en quelques mots :
Victoire semblait toujours tirée à quatre épingles. Le matin, en sortant Juste, je la trouvais dans son jardin, son chignon sévère flottant dans le brouillard. Qu'il vente, qu'il pleuve, qu'il neige (ou presque – j'exagère...), il fallait qu'elle soit à s'occuper de ses massifs et de ses carrés, à arracher le chiendent, à rempoter ses jeunes plants... De loin, on aurait pu lui donner quarante ans ou plus, avec ses chemisiers bariolés, défraîchis, ses lunettes rondes à monture métallique, ses jupes trop longues. En vérité, elle devait avoir mon âge, ou quelques années de plus ; c’est à dire qu’elle était encore à peu près jeune, mais plus pour bien longtemps. Bien qu’elle ne fût ni vieille ni laide, son expression trop sérieuse lui collait à la peau et marquait déjà son front de fines rides qui lui donnaient un air renfrogné et peu commode. C’était, il me semble, tout ce que je savais à son sujet : avare en paroles, elle ne s’adressait à moi que pour se plaindre des escapades de Juste dans son jardin.
De Ian, je ne connaissais rien, strictement rien : c’était un véritable reclus, comme on n’en fait plus, et je crois bien que nos rares interactions s’étaient limitées à de vagues signes de tête ou de main, échangés à la hâte depuis nos perrons respectifs. Chose étrange, même Juste ne s’aventurait pas dans sa modeste cour de jardin. Territoire sacré, ou maudit, peut-être… Il faut dire que « son territoire » n’avait rien de bien engageant, à première vue : façade lézardée, portail rouillé, sorti de ses gonds…
Hâte de découvrir la suite ! 🤗