Bella et Livingstone

Bella et Livingstone

Les yeux du capitaine — le bleu et le brun, comme l’avait fait remarquer Teddy avec tant de tact — se tournèrent vers la porte en entendant frapper.

– Entre !

Oxan retint son souffle en voyant la nouvelle arrivante. Bella faisait partie de ces gens qu’un silence accueille partout où ils vont, tant leur présence occupe l’espace. Sur son visage plein et ouvert, l’une des joues était barrée par une épaisse cicatrice. Pourtant, elle était magnifique. Sa carrure peu commune pour une femme, ses hanches et sa poitrine généreuses contrastaient avec sa taille fine. La couleur caramel de sa peau et le parfum sucré qu’elle dégageait tirèrent un sourire à Oxan. Elle n’était pas la seule à subir son magnétisme : Cal, Tan et Ulys la contemplaient bouche bée et Teddy s’avança vers elle sans même s’en rendre compte.

Elle devait être habituée à produire cet effet, car elle ne parut pas gênée le moins du monde. Skull claqua des doigts pour ramener les enfants à la réalité.

– Les enfants, je vous présente Bella, un de mes deux commandants en second. Peux-tu leur montrer l’appartement, s’il te plaît ?

– L’appartement ? Ils ont droit au luxe, les veinards…

Elle parlait d’une voix lente et chantante, qui traînait sur les R et les effaçait à demi.

– Si j’installe les garçons dans le quartier des hommes, la gamine va être seule du côté des femmes. Et certaines de nos pensionnaires seraient trop tentées de lui coller la frousse.

Les yeux verts d’Oxan s’agrandirent d’appréhension.

– Pas faux… Venez avec moi, les petits, dit Bella en ouvrant la porte.

Oxan suivit le mouvement avec l’impression de marcher sur un nuage. Ils n’étaient plus seuls. Quelqu’un allait se charger d’eux, prévenir leurs parents, les aider à les rejoindre.

À la suite de Bella, ils montèrent un étage. Ici, le sol était recouvert d’une matière feutrée et sur les murs, le blanc sale faisait agréablement place à un reposant gris clair.

– Qui loge à cet étage ? demanda Tancred.

– Seulement Skull, répondit Bella. Mais vous ne le verrez pas beaucoup : sa cabine est située à l’autre bout de ce couloir. Et je vous déconseille d’aller traîner là-bas. Il est habituellement coulant, mais il ne permet à personne d’approcher de ses quartiers. Et encore moins d’y entrer. Sur le WOW, on respecte les secrets de chacun. L’indiscrétion est assez mal vue.

Teddy trottina pour se porter à la hauteur de leur guide. Cette fois, il glissa sa main dans la sienne en levant vers elle des yeux énamourés.

– C’est beau quand tu parles. On dirait que tu chantes.

Bella éclata d’un grand rire franc, souleva le garçon et l’installa assis sur son bras gauche. Il était aux anges.

***

Le logement que le capitaine leur avait attribué se composait d’une petite pièce commune, de trois chambres et d’une salle de bain.

On était loin du luxe du Firebird où ils avaient laissé leurs sacs et leurs parents, mais d’après Bella, ils étaient avantagés par rapport aux autres occupants du vaisseau. Ceux-ci bénéficiaient tous d’une cabine avec douche, mais de taille plus réduite. Tandis qu’une discussion animée à propos de la répartition dans les chambres occupait les garçons, Bella s’assit sur le sofa usé à côté d’Oxan.

– Toi, tu n’as pas besoin de te battre, n’est-ce pas ? Quoi qu’il arrive, tu garderas une chambre pour toi toute seule.

– Oui, c’est l’unique avantage d’être la seule fille, répondit Oxan désabusée. J’aurais adoré avoir une cousine ou une sœur.

Elle fut surprise par la facilité avec laquelle cet aveu était sorti de sa bouche, alors qu’elle ne connaissait Bella que depuis quelques minutes.

– Mais je ne me plains pas trop, continua-t-elle, ils sont plutôt sympas. Peut-être un peu bruyants, parfois…

– Je vois ce que tu veux dire. J’ai grandi avec sept frères, raconta Bella avec un clin d’œil.

– Sept ! Aïe, ça ne devait pas être de tout repos ! Ils sont aussi à bord ?

– Non.

– Désolée, je suis trop curieuse, s’excusa Oxan en s’apercevant qu’elle venait justement de faire preuve de cette indiscrétion contre laquelle Bella les avait mis en garde.

Celle-ci balaya le sujet d’un geste.

– Je vous accompagnerai à la lingerie. On devrait pouvoir vous trouver des vêtements de rechange. Il faudra sérieusement les ajuster, ajouta-t-elle en regardant Calixt qui brandissait un coussin d’un air menaçant, mais il y a quelques experts en couture, à bord.

Oxan profita de l’ouverture, tout en cherchant ses mots pour ne pas risquer d’être blessante.

– Qu’est-ce qu’il y a à savoir ? Sur le vaisseau ?

– Pas grand-chose pour les règles de vie. Arriver à l’heure pour les repas — sinon vous risquez de ne plus rien avoir à manger, avec les ogres qui vivent ici — et faire le travail qui nous est assigné. C’est tout.

Oxan hocha la tête, puis poursuivit, hésitante :

– Et… l’équipage ?

Son interlocutrice lui adressa un sourire entendu.

– La première chose à retenir, c’est qu’il ne faut pas se fier aux apparences. C’est vrai que certains ont des gueules à faire peur, mais vous verrez vite que ça ne veut rien dire. J’espère que vous oublierez vite le petit numéro de couteau de Darwin au réfectoire. Il est un peu… spécial, mais en aucun cas dangereux. On a pas vraiment l’habitude des enfants à bord, alors je ne garantis pas que vous n’aurez pas droit à des propos ou des comportements peu adaptés à votre âge, mais vous ne risquez pas grand chose.

Elle se pencha vers l’adolescente avec un clin d’oeil encourageant.

– Et en cas de besoin, je serai là.

Oxan sentit une douce chaleur se répandre dans sa poitrine. Pour la première fois depuis qu’ils avaient quitté la Terre, l’angoisse relâchait son étreinte. Le regard chaleureux de Bella l’incita à creuser le sujet.

– Oui, je sais que les apparences ne veulent rien dire, mais… on a aussi entendu des choses.

Elle raconta la conversation surprise par Tan et Calixt et la violence qu’avaient évoquée les deux hommes. Son interlocutrice ne remit pas en doute ses propos, mais plissa néanmoins les lèvres en une moue dubitative.

– Karl aurait purgé une peine pour violence ? Mmmh, peut-être. Quoi qu’il en soit, depuis un an qu’il est à bord, il n’a rien montré de tel. Ça arrive qu’on garde une certaine réserve à l’égard des nouveaux, en attendant de mieux les connaître, mais lui, il a fait l’unanimité tout de suite.

Ses yeux était perdus dans le vague, comme si elle réfléchissait à voix haute. Oxan n’en perdait pas une miette.

– Parfois, l’entente est immédiate. Comme avec notre nouveau radio, Victor Charque. Je crois que je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi gentil. Vous le reconnaîtrez facilement : il a les poumons abîmés et porte en permanence un masque respirateur. Et d’autres fois, au bout de quelques semaines ou quelques mois, on sait qu’un nouvel arrivant ne s’intégrera jamais à l’équipage. D’ailleurs, la plupart du temps, ceux-là perçoivent aussi l’incompatibilité et quittent le WOW d’eux-mêmes.

Oxan se prit à espérer que Bella la classerait dans la première catégorie. Elle la trouvait décidément fascinante et en plus, elle occupait un poste clé sur le vaisseau.

– Commandant en second, ça veut dire que tu es l’adjointe de Skull ? interrogea-t-elle du bout des lèvres. C’est impressionnant.

Bella haussa les épaules comme si Oxan exagérait, mais rosit néanmoins un peu.

– Oh, ça ne veut pas dire grand chose, tu sais. Skull à tendance à presque tout gérer seul, alors finalement, je suis un membre d’équipage comme les autres !

Et modeste avec ça ! Tandis qu’Oxan l’observait à la dérobée, de plus en plus admirative, Bella contempla un moment en riant la bataille rangée qui avait démarré dans les chambres. À intervalles réguliers, des coussins ou des chaussures volaient vers le salon et s’écrasaient contre les murs, accompagnés d’exclamations guerrières. Au bout d’un moment, un double cri de triomphe retentit, puis Tan émergea dans le salon, la mine abattue.

– J’ai perdu, ronchonna-t-il. C’est moi qui dors avec Teddy.

– Teddy parle en dormant, expliqua Oxan en réponse au regard interrogateur de Bella.

Cette dernière éclata de rire, mais s’interrompit en entendant des coups assourdissants frappés à la porte. Le battant s’ouvrit à la volée, laissant entrer un homme tout rond. Sa tête chauve et joufflue ressemblait à un ballon et son énorme ventre était tendu comme si on avait soufflé dedans pour le gonfler. Oxan n’aurait su dire s’il était au comble de l’excitation ou particulièrement timide. Un mélange des deux, probablement, car il sautillait sur place comme s’il avait eu des fourmis dans les jambes, mais gardait les yeux baissés et les mains derrière le dos.

– Bonjour les enfants, dit-il d’une voix essoufflée en regardant toujours ses pieds. C’est moi qui vous montre le boulot, à la réserve. On va bien s’amuser.

Tan et Oxan échangèrent un regard perplexe. À ce moment, un dernier oreiller surgit d’une chambre pour s’écraser sur le mur à deux pas du bonhomme. C’en fut trop pour lui : il éclata d’un grand rire, attrapa l’oreiller et se mit à courir autour de la pièce en l’abattant à droite et à gauche et en poussant des cris de joie. Les trois plus jeunes Sailor déboulèrent dans le salon pour connaître l’origine du vacarme.

– Je vous présente Livingstone, déclara Bella en secouant la tête. Bon courage, les jeunes…

Puis elle fronça les sourcils en regardant le nouveau venu.

– Liv ? Qu’est-ce que tu tiens dans ta main ?

Les enfants essayèrent de distinguer l’objet noir et blanc que brinqueballait l’agité. Quand celui-ci s’arrêta enfin, il le brandit au-dessus de sa tête.

– Je l’ai trouvé… C’est à vous ?

Il agrippait par la peau du cou Dragon tétanisé, qui avait décidé que sa meilleure chance de survie était de faire le mort.

– MON CHAT ! hurla Ulys. Mais vous êtes dingue ?

– Ben… oui, répondit Livingstone.