Capitaine Burningskull
À l’arrière du groupe, Teddy trottinait en frottant sa gencive. Il tentait distraitement d’apercevoir le dos très droit de leur guide entre les épaules des autres Sailor. En réalité, son esprit était encore concentré sur les récents événements. Lorsque les deux hommes les avaient découverts dans la réserve, Calixt, Tan et lui, il avait eu si peur qu’il en avait eu mal au ventre. Celui avec les pointes l’avait attrapé avant même qu’il pense à se sauver, puis l’avait porté sous son bras comme un sac. Il ne lui avait pas fait mal, mais la force et la taille de sa main autour de son ventre l’avaient dissuadé de tenter le moindre mouvement. Et ensuite, les hurlements de l’équipage… Teddy en avait encore des frissons. Ça allait déjà mieux depuis que cet homme — qui ressemblait à un soldat, bien qu’il ne porte pas d’uniforme — les avait éloignés du réfectoire. Mais rien ne prouvait qu’il était gentil.
Une envie dévorante de sentir les bras réconfortants de ses parents faisait trembler son menton. Il se doutait que Papa, même s’il était très fort, n’aurait pas pu faire grand-chose contre le géant aux pointes, et peut-être pas non plus contre le militaire, mais tout de même, sa présence et celle de Maman l’auraient sacrément réconforté. Ils étaient très très loin, cependant ! Mais malgré leur absence, Teddy faisait de gros efforts pour ne pas pleurer.
Ils parcoururent de nouveaux corridors, jusqu’à un passage plus étroit qui desservait une unique porte. L’homme les fit entrer dans une grande pièce où l’éclairage était beaucoup plus agréable que dans le reste du cargo. Des lampes jaunes réparties sur les meubles et au plafond produisaient une lumière naturelle qui reposait les yeux des néons blancs. C’était sûrement le poste de commandement du vaisseau. Une immense console en arc de cercle occupait tout un mur. Elle était couverte d’écrans de toutes tailles, de claviers et d’innombrables boutons, manettes, voyants et interrupteurs. Au centre, une table en anneau était entourée d’une dizaine de sièges confortables.
Leur hôte s’installa sur le large fauteuil devant la console, laissant les Sailor se balancer d’un pied sur l’autre. Il les observa en silence pendant quelques instants. Bien plus petit que certains des colosses aperçus au réfectoire, il était tout de même plus grand que la plupart des hommes que Teddy connaissait. Long et musclé, il paraissait aussi souple et leste qu’un chat. Sur son front, ses cheveux bruns coupés courts formaient un M : une pointe vers le nez et les tempes dégagées par les années. Quant à son regard…
– Ils sont bizarres, ses yeux, non ? souffla Teddy — peut-être un peu trop fort — à sa cousine.
L’homme ignora la remarque et le coup de coude réprobateur d’Oxan, tandis que le petit garçon s’efforçait de comprendre ce qui le déconcertait.
– Alors ? Expliquez-moi comment et pourquoi des morveux dans votre genre décident d’embarquer clandestinement sur un cargo interstellaire.
– On n’est pas des morveux, répliqua aussitôt Ulys.
L’ombre d’un sourire se dessina un instant sur le visage du militaire. Teddy lui sourit en retour, à tout hasard, mais l’autre reprit sa mine sévère.
– Pour l’instant, vous vous trouvez en situation irrégulière sur mon bâtiment et je vous appelle comme je veux. Répondez-moi : que faites-vous là ? Où allez-vous ? Vous êtes des hikers ?
– C’est quoi, des hikers ? demanda Teddy.
– Les space-hikers sont des gamins qui vivent en embarquant clandestinement de vaisseau en vaisseau. Ça ne me dit pas qui vous êtes. Toi, le plus grand, réponds à ma question puisque les autres ont l’air d’être des têtes de pioche.
– On n’est pas montés à bord exprès, Monsieur, obtempéra Tancred, vous devez nous croire.
L’homme eut un haussement de sourcils.
– « Vous » ? « Monsieur » ? Vous êtes donc des Terriens. À part eux, plus personne dans la galaxie n’utilise ce formalisme antique !
– Euh… Ah bon ? répondit Tan, qui paraissait tomber des nues.
– Non, personne. Explique-toi, mon garçon.
– On s’appelle Sailor. Ulys et Teddy, ou plutôt Theodor, sont mes frères. Calixt et sa sœur Oxan sont nos cousins. On devait partir avec nos parents et nos grands-parents. On déménage, on quitte la Terre pour commencer une nouvelle vie.
– Qu’est-ce qui s’est passé, alors ?
Tan entreprit le récit de l’embarquement à bord de la navette Dianaël, puis l’enchaînement malheureux qui les avait menés jusqu’au réfectoire. Leur hôte écouta sans l’interrompre, puis après quelques secondes de silence :
– Vous avez donc tapé dans nos provisions ?
– Oui, répondit Oxan avec candeur en se balançant sur ses longues jambes. Mais pas beaucoup. Et d’ailleurs vos bases-repas au poisson ne sont pas très bonnes.
– Ça se paye, ça. Tout comme le transport, ça a un prix.
Les cousins se tortillèrent, confus.
– Mais on n’a pas d’argent, lâcha Ulys.
– Il y a d’autres moyens. Vous allez faire comme tout le monde sur ce cargo : travailler.
À côté de Teddy, Oxan expira l’air qu’elle avait retenu dans ses poumons et Tan articula un « merci » crispé qui parut étonner le soldat.
– Pourquoi merci ? demanda-t-il. Vous avez cru que j’allais vous larguer sur le premier astéroïde venu ? Alors rassurez-vous, ce n’est pas mon genre. Mais n’imaginez pas pour autant que je vais vous dorloter.
Teddy ne savait pas si la menace à peine voilée était à prendre ou non au sérieux, mais cette histoire ne lui disait rien qui vaille. Tout ce qu’on avait exigé de lui depuis qu’il était né, c’est de suivre ses cours, de jouer et d’écouter les consignes. De temps en temps, ses parents lui demandaient de ranger quelque chose ou de mettre le couvert, mais ça n’allait guère plus loin. D’après son expérience, les enfants ne travaillaient pas et ça lui convenait très bien !
– C’est quoi comme travail ? interrogea-t-il. Parce que moi, je suis petit, je sais pas faire grand-chose, hein…
L’homme le dévisagea et, à nouveau, Teddy éprouva une étrange sensation.
– Vos yeux sont pas de la même couleur ! s’écria-t-il, frappé par une révélation. C’est pour ça que vous avez un regard tout tord… aïe !
Le pied d’Ulys qui écrasait le sien le dissuada de terminer sa phrase.
– Ne t’inquiète pas, gamin, on trouvera de quoi vous occuper, reprit le militaire. Pour commencer, vous participerez à la vie à bord. Chacun se voit assigner des corvées, vous aurez les vôtres. Ensuite, on avisera.
Il se leva pour marcher à grands pas devant les enfants.
– Vous vous trouvez sur le WOW et je suis le capitaine. Je m’appelle Alistair Burningskull. Le WOW est un cisilduc.
– Sur le quoi ? dit Oxan
– Un quoi ? demanda Ulys au même moment.
– W.O.W. : Worldless Omega Walrus, c’est le nom du vaisseau. C.I.S.I.L.D.U.C. : Cargo interstellaire indépendant longue distance ultra capacitaire.
Tout ça était bien compliqué, songea Teddy en frottant sa gencive. Il était certain qu’il ne retiendrait jamais tout ça. Est-ce qu’on allait l’interroger sur le sujet ?
– Je vais vous faire affecter des cabines. Ensuite, vous irez me ranger la pagaille que vous avez sans doute mise dans la réserve de l’étage en dessous.
Il décrocha un combiné et pressa un bouton. Au bout de trois secondes, il ordonna :
– Demande à Bella de venir au pilotage, s’il te plaît.
Il reposa l’appareil.
– Capitaine ? risqua Tancred.
– Épargne-moi les formalités : tout le monde m’appelle Skull.
– Pourriez-vous nous aider à contacter la navette où doivent se trouver nos parents ? Ou la Terre ? Ou la compagnie de transports ?
– On en reparlera.
– Merci Capit… euh, Skull, dit Tan qui, à la surprise de Teddy, se contenta de cette réponse.
Normalement, lorsqu’on remerciait quelqu’un, l’usage voulait que celui-ci sourie ou réagisse au moins par une formule comme « De rien ». Pourtant, les traits du capitaine se durcirent encore et il avança vers eux en les fixant tour à tour avec une intensité qui donna à Teddy envie de se cacher derrière son frère aîné.
– Attendez un peu avant de me remercier, dit Skull d’une voix sévère. N’imaginez pas que je vous crois sur parole, malgré vos gueules d’anges. Je vais d’abord vérifier vos identités et la vraisemblance de votre histoire. Si je découvre que vous m’avez menti, je ne ferai courir aucun risque à ma cargaison ou à mon équipage.
Le visage livide, Tan hocha la tête pour montrer qu’il avait bien compris. Teddy se pencha vers Ulys et soupira à son oreille :
– Pfff, j’ai cru qu’il était gentil, mais…
Ulys le bâillonna avant qu’il puisse finir sa phrase.
C’est pas juste, pensa Teddy, personne ne veut jamais entendre ce que j’ai à dire !
Ahah j'aime beaucoup la dernière phrase, elle résume bien les interventions de Teddy dans ce chapitre !
Skull est intéressant mais en dévoile très peu pour l'instant. Ces réactions sont pour l'instant plutôt logiques.
J'aime bien le fait que la couleur des yeux soit un élément important et que le vouvoiement soit une marque des "terrains", c'est ce genre de petits détails qui, je trouve, apportent de la profondeur à l'histoire.
J'aime bien les abréviations "Wow" et "cisilduc", je sais pas si c'est voulu mais ça m'amuse xD
Petite remarque :
"Mais rien ne prouvait qu’il était gentil." -> sa gentillesse ? ses bonnes intentions ? Ca fait un peu trop oral sinon, je trouve.
Un plaisir,
A bientôt !
Les détails, c'est vrai que j'en ai mis pas mal pour "justifier" mon ambiance SF. Comme je ne suis pas vraiment une lectrice de SF, j'ai eu du mal à me sentir légitime pour écrire cette histoire, alors je suppose que je me suis appuyée sur les détails pour renforcer la crédibilité de mon univers. Apparemment, ça marche pas mal : d'autres lecteurs ont aussi apprécié les objets et termes que j'ai inventé, ou la manière de vivre, etc... Ouf ! Ca me rassure, je t'avoue.
Merci pour tes retours !
Et bien ils vont avoir la vie dure les terriens ! Très bon ajout cette distinction entre les manières de vivre des humains extra-terrestres et les terriens qui sont en quelque sorte restés sur le "vieux monde". Peut-être aussi pour ça que certains ont des têtes pas possibles, ça doit dépendre de leur monde d'origine...
Effectivement, les membres d'équipage viennent d'un peu toute la galaxie. En fait, l'idée de départ était de faire de starsailor une série, c'est pourquoi, si les enjeux principaux de ce tome sont résolus à la fin, il y a une infinité de pistes pour faire une suite (ou plusieurs). Les mondes d'origine des membres d'équipage en font partie.
Merci pour ta lecture et tes commentaires enthousiastes, j'espère que la suite te plaira si tu continues.
J'approuve le nom Burningskull, c'est stylé pour un capitaine et très mémorable ! Le personnage en soi a de la classe et de la prestance, j'ai hâte d'en apprendre plus sur lui. Surtout qu'il s'appelle Alistair (c'est un de mes prénoms préférés, ce qui garantit de ma part une attraction immédiate xD voilàààà) Du coup, je suis convaincue qu'il est gentil au fond. Zéro biais de ma part haha
J'ai très envie de rencontrer des space-hikers, qui m'ont l'air d'être des pirates de l'espace avec lesquelles on ne s'ennuie pas !
Les corvées, l'équipage... on sent définitivement l'ambiance "pirate de l'espace" et pour moi c'est une très agréable surprise ! Les termes WOW et cisilduc sont bien trouvés !
J'ai beaucoup aimé le PDV de Teddy; il a beau être le plus petit, il ne faut pas le sous-estimer !
Remarques:
"souffla-t-il peut-être un peu trop fort" -> on comprend avec le contexte que le "il" se réfère à Teddy mais comme tu parles de Skull en dernier, je pense que préciser ne ferait pas de mal.
En effet, il ne faut pas sous-estimer Teddy, mais j'utilise assez peu ses pdv, parce qu'ils ne sont pas si facile à gérer. Je les garde pour faire des ruptures un peu humoristiques, ou pour donner une vision avec plus de recul et/ou moins de filtres.
Ravie que mon ambiance te plaise !
Je suis d’accord avec Sifriane, cela ne me parait pas nécessaire de rappeler ce qui s’est passé de façon aussi détaillée. Une phrase suffirait.
Le capitaine reste encore mystérieux, mais on a un a priori positif, à cause peut-être de la remarque d’Oxan au chapitre précédent.
Détails
Malgré tout, Teddy faisait de gros efforts pour ne pas pleurer : pourquoi « malgré tout » ?
Bien noté pour le récap inutile : je couperai.
Ah bon, tu as un a priori positif quand même ? Pourtant je l'ai beaucoup gommé par rapport aux versions précédentes. Normalement, j'ai fait en sorte de semer un peu le doute par la suite. Tu me diras.
Le "malgré tout" c'était parce que les parents dont il parle, ils ne sont pas là. C'était plus clair dans ma tête, mais en effet, c'est pas sorti comme il fallait XD.
A un moment, Tan relate leur aventure, et je ne crois pas que ce passage soit nécessaire, une seule phrase pourrait largement suffire, enfin ce n'est que mon avis
Ok, je note ta remarque pour le récit de Tan. D'ailleurs, à la relecture, je suis assez d'accord avec toi !
Merci pour ta lecture et ton commentaire !
À la place de Tancred, je pense que ma priorité #2 (après survivre) serait de retrouver les parents. Il sait vers quelle planète ils se dirigent ? Je suis contente qu'il ait demandé s'il est possible de les contacter, mais je pense que j'aurais aussi demandé quel est l'itinéraire, pour savoir un peu à quoi s'attendre, s'ils sont en train de faire un détour incroyable ou pas... Il doit avoir envie de commencer au plus vite les démarches pour les rejoindre, non ? Mais bon je comprends que ce monsieur Skull est impressionnant, peut-être qu'il était trop gêné pour poser toutes ses questions.
J'ai hâte de lire la suite ! Bisous !
Je suis d'accord avec toi sur l'ordre des priorités, mais le truc, c'est que les enfants sont vraiment dans leurs petits souliers : l'équipage et le capitaine sont intimidants et les enfants, même s'ils ont vécu sur une planète qui n'en peut plus, ont été plutôt protégés. Donc ils sont impressionnés et n'osent pas insister quand Skull leur dit "on verra plus tard". Mais bien sûr, ils veulent avant tout rejoindre leurs parents. Ils auront d'ailleurs très bientôt un autre entretien à ce sujet avec le capitaine.
Merci pour ta lecture et ton commentaire. La suite arrive très vite ;)