Belle plante (nouvelle, partie 2/4)

Rondeau, de bonne grâce, me suit vers le vestiaire. Sa bouche s’arrondit lorsque je referme la porte derrière lui et m’approche d’une patère pour en décrocher une housse, remplie de vêtements.

« Un uniforme, s’offusque-t-il. Tu n’y penses pas ! Ma fonction…

— La Bourdonnière a une excellente réputation, l’interromps-je d’un ton malicieux. Mes livreurs peuvent donc s’immiscer dans tous les salons et boudoirs de Brumât sans même montrer patte blanche… Dissimule ton visage avec ces lunettes, camarade ! Cela devrait suffire pour t’introduire, demain, chez l’élue de ton cœur. Donne-lui ce bouquet et dévoile-lui ta véritable identité ! Les demoiselles raffolent de ce genre de mélodrames… Quoi de plus romantique qu’un prince charmant qui déjoue les obstacles et ruse pour approcher sa belle ? Le parfum de mes fleurs l’apaisera, et ton charisme fera le reste. »

Rondeau retire son chapeau, se gratte le crâne avec concentration. Après quelques tergiversations, il finit par accepter la panoplie que je lui ai tendue.

Je le redirige vers les rayonnages de la pièce principale et lui demande de patienter quelques minutes. Il ne reste plus qu’à cueillir les plantes pour m’occuper du bouquet : sans doute le plus complexe que j’ai jamais eu à réaliser. Puis je m’enferme à double-tour dans l’atelier pour procéder au rituel… D’abord quelques plants d’amaryllis charnues : elles représenteront la fierté et l’artifice, caractéristiques de l’être aimé. Tout en scandant les syllabes du sort, je lie ces fleurs en un faisceau. La corde qui les retient, je l’ai tissée d’épaisses bruyères vertes : elles symboliseront la force de caractère de mon client. Ce carcan stabilisera la composition dans le pot : j’y ajoute quelques tubéreuses, signes d’un incontrôlable désir… Ma voix s’élève, emplit la pièce. Les mages de la lignée des Sceau sont des enchanteurs, au sens propre. Ce sont mes notes qui appellent le démon.

Sitôt l’arrangement achevé, je sens gonfler la sourde et invisible puissance de Carchariliague au creux de mes mains ; une décharge d’énergie démentielle, plus grandiose que tout ce que notre magie ait jamais produit. On jurerait que les plantes s’apprêtent à hurler, à surgir de leur prison pour me sauter au cou… Voilà, j’ai atteint le sommet de mon art ! Je mérite pour de bon le titre de Florilège.

De retour dans la boutique, je ne peux réprimer un sourire béat. Alors que je montre à Rondeau la composition, il m’arrache si vite les fleurs des mains que je m’étonne :

« Voyons, tu ne vas tout de même pas embarquer ce bouquet dans ton fiacre maintenant ! Avec tous ces cahots sur les pavés, il risquerait de s’abîmer… Passe donc plutôt demain pour les récupérer.

— Nous roulerons au pas, conteste Rondeau d’un ton catégorique. Je le porterai tout contre moi, et prendrai garde à ne rien écraser.

— La livraison est comprise dans le prix, insisté-je. Dis-moi simplement où déposer ces fleurs demain, et…

— Je suis très pressé, me coupe-t-il d’un ton sec. Mon emploi du temps est chaotique en ce moment. Je préfèrerais garder le présent à disposition, merci bien. Et l’uniforme aussi. »

J’avale ma salive ; les gens du beau monde tiennent à faire les choses à leur façon… Un têtu pareil, mieux vaut ne pas le contrarier.

« Sache que nous avons une politique d’assurance robuste, hasardé-je. S’il arrivait quoi que ce soit à ton achat, ou s’il présentait la moindre inconformité, n’hésite pas à nous recontacter… Nous te fournirons un échantillon de rechange aussi vite que possible.

— Ah ! C’est fort urbain de ta part. Est-ce aussi compris dans les coûts ?

— Bien sûr. Passe donc voir Rose à la caisse, elle te fournira un reçu en échange de ton chèque. »

Le notable, une fois passé au comptoir, quitte la Bourdonnière ; un laquais anonyme, posté au dehors, lui tient la porte pour sortir… et récupère la facture.

Le reste de la journée passe vite, et productivement. Celle-ci s’achève en même temps que la pluie : cependant que je rabats les volets qui séparent la boutique du boulevard des Brâmes, Rose passe le balai. L’éclairage maladif des lanternes publiques ne me dit rien qui vaille : je préfère encore laisser dormir mes plantes dans une totale obscurité… Si j’avais eu en mon pouvoir Quiblèze, le démon sélénite, j’aurais pu invoquer des rayons de lune et ainsi nimber ces petites chéries d’une lumière quasi-naturelle. Malheureusement c’est ma sœur Azalée, au sein du clan des Sceau, qui a hérité de cet esprit.

C’est donc à la lueur d’une lampe à huile que je recompte les billets du tiroir-caisse. Rose se rapproche de moi, d’un air timide que je lui connais bien. Avec délicatesse, elle accroche son tablier sur le porte-manteau… Mais au lieu de me souhaiter le bonsoir en coup de vent, comme d’habitude, voilà qu’elle reste plantée devant moi. J’ai beau l’avoir formée au service, elle garde toujours cet air gauche de provinciale mal dégrossie… Il faut dire que je l’ai littéralement repêchée dans le caniveau : si je ne l’avais pas remarquée, embauchée, elle ferait encore la manche dans les bas-fonds de Brumât. Ce jour-là je l’avais trouvée si fraîche, et si innocente… que je me suis dit : « La clientèle masculine va l’adorer. »

Tout en se triturant les mains, cette gourde de Rose amorce une conversation maladroite :

« Il y avait… du monde, aujourd’hui.

— En effet.

— Il va falloir augmenter les stocks de camélias pour le printemps prochain.

— Moui, lâché-je sans cesser de classer ses chèques. Bon travail. »

Un sourire gonfle ses joues comme deux crocus prêts à éclore, et ses yeux s’abaissent vers ses escarpins. Elle balbutie un remerciement et s’apprête à quitter les lieux lorsque je la rappelle :

« Attends. »

Rose fait volte-face immédiatement, les yeux emplis d’espoir. Sans m’émouvoir, je lui montre le grand miroir d’os derrière le comptoir et décrète :

« Mets-toi là.

— J’ai fait quelque chose de mal ?

— Mets-toi là-devant, je te dis. Et ferme les paupières. »

Je me lève de mon tabouret sans ciller, fais pivoter cette jeune fille aux paupières closes pour la replacer face à la glace. Rose tremble lorsqu’elle sent mes doigts relever ses cheveux sur sa nuque, et tressaute tout à fait lorsque je pose mes larges mains sur ses bras. Un coquelicot fragile, qui vacille à la moindre giboulée…

J’abaisse de quelques centimètres les smocks de ses manches, pour révéler ses épaules. Le cœur de Rose palpite sous la soie diaphane de sa robe. Puis je me saisis d’une clef pour ouvrir un tiroir, en ressors un objet métallique et fluide… Rose n’a pas bougé d’un iota, patiente ; elle respire de plus en plus fort tandis que j’agrafe le collier autour de sa gorge, le recentre, puis décrète :

« Tu peux rouvrir les yeux. »

La bouche de Rose s’entrouvre lorsqu’elle découvre son reflet : une rivière de perles pend à son cou. L’aigue-marine au centre du bijou magnifie la couleur de ses yeux. Elle agrippe ce bijou comme une flèche qui l’aurait frappée en plein cœur, s’étrangle :

 » Oh, boudiou ! C’est des vraies ?

— Tout ici est vrai. »

Elle recule si vite qu’elle manque de me percuter. Confuse, elle m’implore :

« Cam’rade-Maît’, c’est trop ! Beaucoup trop.

— Si ça te gêne, tu peux toujours l’enlever… en dehors de tes heures de service, bien entendu. Considère ce cadeau comme un investissement sur ta beauté.

— M’enfin, j’peux pas accepter ça !

— Surveille ton accent, la corrigé-je d’un ton intraitable. Tu te remets à baragouiner comme une paysanne.

— Oui, se repent-elle. Pardonne-moi, camarade-maître, mais… Ce collier parerait mieux le cou d’une duchesse, ou d’une… Je ne sais pas.

— C’est l’idée, ma chère. Nous sommes entrés dans l’ère de la Détente, me radoucis-je tout en la replaçant face au miroir. Le commerce va bon train. Sais-tu que la princesse de Raize visitera Brumât le mois prochain ? J’ai bon espoir qu’elle fasse un tour à la Bourdonnière. »

Toujours derrière elle, je serre mes bras autour de son corps : nos deux reflets enlacés nous dévisagent. Ma tête se niche contre son oreille alors que je lui susurre :

« Et lorsqu’elle passera, je veux qu’elle t’envie. À en crever. Qu’elle dépense une fortune ici, rien que pour t’égaler en éclat… C’est compris, mon petit bouton de rose ? »

D’une main paternaliste, je tapote les boucles rayonnantes de mon employée puis me rassois sur mon tabouret. Avec délectation, j’hume sur mes phalanges l’odeur chaleureuse et cuivrée de la chevelure avant qu’elle ne s’estompe. Cela fait plusieurs années que je cherche une fleur aux effluves métalliques ; nul doute qu’un parfumeur paierait cher pour capturer une telle essence… Le feuillage du clérodendron dégage parfois une puanteur de caoutchouc brûlé, mais pas au point de faire illusion. Absorbé par ces réflexions commerciales, j’en oublierais presque Rose. Celle-ci m’interpelle soudain :

« Maître Sceau, qui sommes-nous l’un pour l’autre ?

— Pardon ? »

Elle n’a pas bougé d’un pouce ; toujours de dos, elle continue à fixer nos reflets dans la glace. Le collier pend à son cou, terrifiante araignée dont elle n’ose se défaire. Lentement, elle se retourne vers moi, le véritable Narcisse Sceau. Ses yeux humides et verts appuient la question qu’elle ose à peine poser :

« Excuse-moi, camarade. Je veux dire… Qu’est-ce que je suis, à tes yeux ?

— N’est-ce pas évident ?

— Non, admet-elle. Pas vraiment… Enfin, peut-être que je suis bête, mais… Tu me dis sans cesse à quel point je suis jolie, et tu m’achètes toutes ces choses précieuses, et… Et tu me touches tout le temps, et…

— Eh bien quoi ! Ne me dis pas que tu en as honte ?

— Non, non ! Enfin… Pas vraiment.

— Alors tu n’aimes pas travailler ici ?

— Je… n’ai pas dit ça ! Au contraire. C’est juste qu’il me semble que… si tout cela continue de la sorte… je vais devoir en parler autour de moi. Clarifier les choses. Officiellement.

— Eh bien, fais-le, si ça te chante ! Qu’est-ce qui t’en empêche ?

— Il faut dire que c’est délicat, se lance-t-elle enfin à l’eau dans un souffle. Parce que… si les choses entre nous deviennent aussi sérieuses, je vais devoir rompre… avec mon petit ami. Ce serait plus correct, pour lui comme pour toi. »

Silence.

Nous restons figés, en chiens de faïence. Elle, emplie d’espoir. Moi, sous le choc. Le miroir imite à la perfection cette scène, tableau hyperréaliste des mœurs de la capitale. Deux mondes qui se confrontent.

Alors j’explose de rire :

« Oh, mes aïeux ! Mais qu’est-ce que tu t’imaginais ? Tu te prends pour qui ? »

C’est plus fort que moi ; je dois même m’appuyer du coude au comptoir pour ne pas tomber du siège. Ce n’est pas très distingué… mais bon sang, Rose est encore plus bête que je l’imaginais ! Sa mâchoire s’est écroulée. Conscient de l’avoir vexée, je tente pourtant de la consoler :

« Je reconnais que les compliments peuvent facilement monter à la tête, mais tout de même ! Tu as une beauté… sauvage, disons. Cela te donne un charme particulier, presque exotique. Mais franchement, redescends sur Terre ! Les hommes de ma condition ne s’acoquinent pas avec des midinettes… Sauf pour l’échauffement, bien entendu. Je ne suis tout de même pas responsable de tes illusions. »

Le bras de Rose, qui triturait avec nervosité les perles, tombe ballant le long de son corps. Sa tête s’est baissée, défaite. Quelle buse ! C’est donc vrai, ce qu’on raconte sur les habitants de la Ferprise ; il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans leurs cervelles creuses. Je m’en agace :

« Quoi ? J’essaye juste d’être honnête ! C’est pourtant toi qui m’as demandé de m’exprimer… Allons, va dire à ton petit copain qu’il peut dormir sur ses deux oreilles ! Je ne vole pas les pauvres. »

Rose, consternée, se plonge le visage dans les mains. Cette fois-ci, c’est en trop ; je ne me ferai pas manipuler par si peu. Les femmes vous prennent toujours par les sentiments… On leur passe tout. Je croise les bras, m’énerve pour de bon :

« Ah, non, tu ne vas quand même pas te mettre à chialer ! Les larmes creusent le visage. Je t’ai embauchée pour ta beauté, tu ne voudrais tout de même pas la perdre ? »

Rose s’essuie les yeux, dans une expiration sonore. Voilà, elle vient sans doute de comprendre que sa tactique ne fonctionnait pas ! Comme je la foudroie du regard, elle finit par quitter le magasin en me jetant, d’une voix éraillée :

« Bonn’ soirée, maît’ Sceau.

— Toi aussi, me radoucis-je d’un hochement de tête magnanime. Fais attention sur la route. »

Elle n’a pas l’insolence de claquer la porte… Un bon point pour elle.

Je monte à l’étage de la boutique, vers la garçonnière que j’y ai rénovée. Malgré la fatigue, je ne trouve pas le sommeil. C’est ce Rondeau qui m’obsède : je brûle de savoir si mon nouveau chef-d’œuvre va fonctionner… Il me tarde que le jour se lève. Quelle idée d’attendre le lendemain pour reconquérir cette péronnelle ! L’amour et la prudence n’ont jamais fait bon ménage.

Frustré, j’envoie balader mes draps de soie et j’enfile ses pantoufles ; autant rattraper le courrier en retard… Rose sait à peine lire, et la paperasse s’est accumulée sur le bureau de ma chambre. Il serait grand temps que j’embauche une secrétaire !

Alors que je trie la masse de faireparts, mes sourcils s’élèvent d’appréhension : une enveloppe scellée aux armoiries de ma famille est restée inaperçue au milieu des billets doux. Les trois chevrons de la lignée des Sceau brillent sur la cire vert-de-gris ; c’est donc une lettre de mon cousin Hyacinthe. Chaque membre du clan utilise une encaustique de couleur différente pour fermer et signer ses missives ; coutume d’autant plus pratique qu’elle me permet de juger d’un coup d’œil quelles lettres je dois ouvrir ou jeter aux ordures. Ce brave Hyacinthe, après toutes ces années de conflit et de récriminations, est le seul membre de la lignée avec lequel j’entretiens encore une correspondance régulière.

Aussi, je décachète le papier. Cependant que je parcours ses premières lignes, mes sourcils se froncent : ce n’est pas l’écriture à laquelle je m’attendais ?

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