En racontant cette histoire, j’ai bien conscience que je mentionne toujours les mêmes personnes. Il faut dire qu’en plusieurs années d’existence, la Meute avait vu passer un nombre conséquent de membres aux espérances de vie diverses et variées, qu’ils soient hommes, femmes ou autres. Peu importaient leur fonction, j’avais vite appris à ne pas trop m’y attacher. J’osais le faire avec Face, Gold et les filles parce qu’ils restaient, ils tenaient debout peu importe ce qui leur arrivait. Les dos mutilés, les doigts brisés, les larmes amères : ils tenaient, et je tenais avec eux. C’était pas donné à tous.
Quand la guerre entre la Meute et le Nœud s’est intensifiée, tout a augmenté : le rythme de recrutement, le nombre de disparitions. Je voyais passer de plus en plus de membres, participais à des rituels d’initiation de plus en plus brutaux. Mais je ne m’attachais pas, jamais : tout ce qui me restait d’énergie, tout ce qui me restait d’amour était tendu vers Lola comme une flèche, le reste de ma dévotion offerte en pâture à la Meute, sans aucune condition. Je n’avais plus de place pour personne d’autre, dans la tête ou dans le cœur.
Mais j’étais humaine, contrairement à ce dont je me persuadais.
J’étais humaine et des fois, je le regrettais.
Je ne sais pas ce qui m’a pris de m’attacher au petit nouveau de l’époque. Peut-être que c’était quelque chose dans son expression une fois la porte du QG franchie. Ou c’était peut-être le fait que depuis que je l’avais vu pour la première fois, j’avais cru voir un secret dans sa stature et son comportement. Je me souviens l’avoir entraîné à l’écart durant sa première nuit au QG, l’amenant dans une pièce vide et dont j’ai refermé la porte.
Avant d’attaquer.
- T’es une meuf, me mens pas.
Darren a fait de son mieux pour ne pas perdre sa contenance, mais en vain : avec mes années dans la Meute, j’étais devenue maîtresse dans l’art de flairer les entourloupes.
- C’est pas vrai ! D’où tu tires ça ?
J’étais pas d’humeur à jouer, j’avais pas le temps. Je me suis rapprochée, Darren a reculé et quand j’ai fait mine de vouloir le toucher et a protesté :
- Tu fais quoi, lâche-moi !
- Je vérifie un truc.
J’avais la main sur le zipper de son sweat et Darren a craqué avant que j’aie eu le temps de l’abaissser :
- Ok, ok ! C’est vrai, je suis une fille.
Toute forme de dureté s’est effacé de son visage, remplacé par une peur réelle.
- ... s’il te plaît, balance pas.
J’ai reculé, rendant à mon interlocutrice son espace vital avant de m’appuyer contre la porte.
- Pourquoi tu nous mens ?
J’ai vu qu’elle hésitait, ses yeux cherchant une issue du regard. Quand elle a fait le deuil de cette idée, elle a baissé la voix.
- Je peux pas faire ce que vous demandez aux filles. Je peux pas danser, je peux pas coucher... je suis pas prête, je peux pas. Et puis je serai bien plus utile dans les rues.
J’ai fait la moue.
- T’aurais pu nous le dire dès le départ.
Un rire désagréable et sec a franchi ses lèvres.
- Tu crois que j’ai pas remarqué que t’étais la seule ? J’ai pas voulu prendre ce risque.
Quelques secondes de silence. J’ai jaugé mon interlocutrice de bas en haut, m’arrêtant sur la détermination qui animait ses traits. Je ne vais pas vous raconter des conneries du style que je me suis reconnue en elle, je ne pense pas que j’aie été aussi empathique à cette époque, ni même maintenant. Tout ce que je sais, c’est que ces yeux-là m’ont fait un truc, au fond.
Mais je n’allais pas le lui dire comme ça, j’étais pas ce genre de meuf.
J’ai souri.
- Qu’est-ce que je gagnerais, à protéger ton secret ?
Elle s’est redressée et son expression s’est durcie.
- Toi, je sais pas. Mais vous gagneriez un membre qui sait se battre et survivre dans ces rues.
Il y a eu un flottement, où une constatation m’a traversée : si j’avais été comme Dog, j’aurais profité pour tirer avantage de la situation. J’aurais fait pression, utilisé ce pouvoir qu’elle me donnait pour prendre quelque chose qui me plairait. En fixant le visage de celle que je connaissais comme Darren, l’idée m’a foutu la gerbe.
Malgré le plaisir brutal que j’éprouvais quand du sang coulait entre mes phalanges et que des os craquaient par ma faute, je voulais croire que je n’étais pas comme cette ordure. J’étais ma propre nuisance, un autre type de démon. Il fallait que je m’en rappelle, que je ne le laisse pas gagner.
Alors j’ai acquiescé, doucement.
- Ça me va.
Elle était trop inexpérimentée pour cacher sa joie. Un sourire incrédule a étiré ses lèvres, me rappelant sa jeunesse. Quand elle m’a remerciée avec ferveur, j’ai haussé les épaules.
- Me remercie pas. Dis-moi juste ton vrai nom.
Elle s’est immobilisée, a semblé réfléchir puis a secoué la tête.
- Je préférerais pas, je veux pas que tu m’appelles par mon nom sans faire exprès.
Elle a fait mine de s’avancer, mais je ne me suis pas décalée.
- Relax, Darren, je vais rien balancer. Tu crois que j’aurais pu tenir aussi longtemps ici si je savais pas garder un secret ?
Elle s’est immobilisée, puis a soupiré.
- ... Beth.
Je me suis décalée, laissant l’ouverture libre au passage.
- Enchantée.
Elle s’est arrêtée à mon niveau.
- Et toi ?
Son audace m’a fait ricaner.
- Tu vas pas m’avoir comme ça. Maintenant file avant que les autres se posent des questions. Et cherche Hope, elle t’aidera à mieux te déguiser que ça.
Beth a fait la grimace mais ne s’est pas fait prier, disparaissant dans le couloir comme si je l’avais poussée. J’aurais pu être plus sympa, en réalité, mais il fallait être réaliste : je restais une bête humaine, mais une sale bête quand même.
On s’est revues, à plusieurs reprises, dans le cadre de certaines missions. Que je l’aie voulu ou non, le secret de Beth avait tissé entre nous un lien particulier. J’essayais de ne pas apprécier sa combativité et son énergie, mais c’était peine perdue : elle m’épatait, avait eu raison en argumentant qu’elle saurait se montrer utile. J’avais mieux à faire que d’apprendre la vie à une gamine dont l’existence avait été misérable bien avant la rue, mais elle me cherchait. On se croisait souvent, au QG, et Darren me suivait souvent, en quête de ma compagnie comme si je pouvais l’apaiser d’une quelconque façon. Au départ, je pensais que c’était pour me surveiller, mais la gosse était transparente : elle m’aimait bien, assez pour que des rumeurs courent, que des remarques dégueulasses éclosent quand on était toutes les deux. Elle s’énervait et insultait chaque mauvaise langue pendant que je m’en foutais : j’étais la meuf qui vendaient d’autres filles et tabassaient leurs clients au besoin, la vie sentimentale - et ironiquement hétérosexuelle - qu’ils m’inventaient n’était de loin pas la pire chose qu’ils pouvaient me faire.
Ça a duré un temps, j’ignore exactement combien de semaines. Assez pour m’attacher à cette petite meuf combative qui me battait au lancer de couteau et jurait comme un charretier. Assez pour que les filles les plus anciennes gardent précieusement son secret et s’attachent à elle également - c’était facile, puisqu’elle faisait partie de ces membres qui, comme elles, vivaient au QG. Assez pour que Hakeem me taquine à son sujet, sans la lourdeur de ses potes.
Et assez pour avoir eu envie de crever lorsque son corps a été balancé au bord de la route, retrouvé et rapatrié par certains de nos membres. Je suis rentrée peu après et Hakeem et Gold ont dû se mettre à deux pour m’empêcher d’atteindre son cadavre et voir ce qu’ils lui avaient fait. Tout ce que j’ai pu distinguer, c’est que dans sa bouche, il y avait un mot du Nœud pour Face. C’était pas la première fois que ça arrivait, mais c’était la première fois que ça frappait quelqu’un à qui je m’étais vraiment attachée. C’est celle-là qui m’a défoncé le cœur aussi nettement que si on l’avait incisé au scalpel, me laissant emplie d’une tristesse et d’une rage qui coulait à flot. J’exigeais de la voir, de pouvoir la serrer dans mes bras. Et derrière les silhouettes, je percevais du sang sur des peaux, des murmures graves.
Je ne pouvais pas rester là, je n’arrivais plus à respirer.
Ignorant Hakeem qui m’appelait désespérément, je me suis cassée.