Bienvenue sur Kamojo

Par Rachael

Aucune parole ne fut échangée à ce moment. C'était aussi bien, car la gorge de Naelmo était si étranglée par la stupéfaction qu'elle aurait été incapable d'en extirper le moindre son.

- Viens.

La boule de lumière avait quitté la main de son créateur et voletait au ras du sol pour leur baliser le chemin. Naelmo suivit Kaelán dans le vaisseau sur des jambes caoutchouteuses, sans même jeter un regard en arrière vers les frondaisons noires, frontières du territoire de la forêt.

Ils passèrent un premier sas, puis un second dans lequel des voyants clignotants indiquèrent l'inévitable procédure de décontamination, heureusement presque instantanée. L'intérieur du croiseur était plongé dans une pénombre propice à cacher la confusion de la jeune fille. Ils débouchèrent rapidement dans le poste de navigation, d'une simplicité élégante : un large panneau vitré offrait un panorama sur la ville abandonnée, tandis que la salle elle-même, baignée d'une douce lueur bleutée, restait en retrait. La senteur de la forêt avait disparu, remplacée par la neutralité d'un air filtré et aseptisé. Comme s'ils étaient déjà dans l'espace.

- Tu peux t'asseoir là, on part tout de suite, précisa Kaelán en visualisant pour elle la gauche de la pièce.

En s'approchant avec hésitation, elle découvrit que des sièges virtuels n'attendaient que son arrivée pour prendre forme. Elle s'y laissa tomber avec soulagement, malgré l'étrangeté de la matière scintillante.

Comme pour confirmer l'annonce de Kaelán, une voix féminine résonna dans sa tête :

- Décollage programmé à vingt heures zéro trois. Vérification des systèmes en phase trois. Acquisition en cours. Convergence dans quarante-deux minutes. Destination prévue Kamojo, vingt-sixième dodécème, coordonnées sidérales...

Naelmo allait de surprise en surprise. Ni durs ni mous, les sièges la soutenaient comme par magie, mais au moins ils dérivaient d'une technologie dont elle avait déjà entendu parler. En revanche, elle ignorait totalement jusqu'ici que la science permît de recréer une voix mentale. À quoi bon se fatiguer à mettre au point ce genre de gadget pour quelques milliers d'individus ? Ceci dit, les télépathes devaient avoir un avis différent sur la question... et le moyen de développer des technologies ignorées de tout autre qu'eux. La jeune fille constata avec effarement qu'une conversation continuait à se dérouler silencieusement entre le vaisseau et Kaelán, dans un langage qu'elle ne comprenait pas.

L'éloignement d'Hevéla ne dura qu'une trentaine de minutes, pendant lesquelles la planète emplit tout le champ. Kaelán dialoguait avec l'appareil, il ne s'occupait pas d'elle ; aussi Naelmo put-elle s'immerger dans le spectacle.

Ils passèrent de la face nocturne à la face diurne ; la beauté de la sphère prune et bleu vif l'émerveilla. Jamais elle n'avait aperçu le dessus de la forêt autrement qu'en film. Elle pensa à ses parents, qui allaient la contempler pendant des semaines, jusqu'à s'en écœurer, jusqu'à la haïr peut-être. Le vaisseau pivota lentement et le grand carrousel des étoiles remplaça Hevéla. Avec un pincement au cœur, Naelmo vit disparaître la sylve de son champ de vision. Pour toujours ?

- Convergence imminente, préparation au saut, annonça la voix désincarnée.

Naelmo eut à peine le temps de se demander si cette fois, elle sentirait quelque chose, au contraire de son arrivée sur Hevéla. Devant elle, les points de lumière se brouillèrent un infime instant puis réapparurent. Elle éprouva une soudaine désorientation. Rien ne correspondait, les pépites brillantes paraissaient bien plus nombreuses. Lorsqu'elles se mirent en mouvement, la jeune fille s'agrippa à son siège, l'estomac en vrac. Mais elles ne se précipitaient pas sur eux, ce n'était que le vaisseau qui pivotait ; Naelmo recouvra son sens de la direction quand la planète occupa de nouveau le champ de vision des deux passagers.

Pas la planète... une planète, se corrigea-t-elle. L'apparence de celle-ci était tout autre. Elle s'était vêtue de tons pastel délavés : un marron pâle qui virait au bleu gris par endroit, parsemé de taches mauves. Des couches nuageuses rosées bouchaient la vue sur une partie de la surface.

Ils s'approchèrent, si bien que la mosaïque de couleurs emplit totalement le panorama. Des informations se mirent à défiler sur un côté du paysage : diamètre, gravité, température au sol, pression, suivies de séries de chiffres incompréhensibles pour la jeune fille. Naelmo s'aperçut que ce qu'elle avait pris pour une vitre était en réalité un écran. Une vitre n'aurait pas suffi à les protéger des rayonnements nocifs. Ils étaient probablement entourés d'une carcasse métallique bien épaisse qui les isolait des dangers de l'espace. Cette pensée la rassura.

La voix grave de Kaelán la tira de ses réflexions. C'était la première fois qu'il ouvrait la bouche :

- Il y a une quinzaine d'années, commença-t-il en s'asseyant en face d'elle, la Fondation a entrepris de répertorier les planètes proches de la Fédération. Pas n'importe lesquelles, bien sûr, seulement celles potentiellement habitables. Tu en connais probablement certaines : Némaphore, Torkadène, Milhifil, Théorion.

Naelmo acquiesça :

- Oui, balbutia-t-elle avec un filet de voix.

Ouf ! Au moins elle avait recouvré la faculté de parler.

Kaelán reprit après cette confirmation que sa fille n'était pas devenue muette.

- La Fondation a exploré ailleurs, dans des zones de la galaxie éloignées de la Fédération. Ces recherches-là, totalement secrètes, ont permis d'identifier quelques planètes à haute compatibilité. Ce sont des lieux prometteurs, des refuges pour l'avenir. Kamojo en fait partie.

Il montra d'un geste de la main la sphère au-dessous d'eux. Naelmo se perdit dans la contemplation du paysage, tout en essayant d'assimiler ce qui venait d'être dit.

- C'est quoi, le marron ? osa-t-elle demander, d'une voix un peu plus audible.

- Des océans. Ils occupent les trois quarts de la surface. Et en mauve, tu vois des îles. Nous allons atterrir sur l'une d'elles.

- Cette terre est... secrète ? interrogea Naelmo, pas très sûre d'avoir compris ce que cela signifiait.

- Doublement secrète : seule la Fondation la connaît, et à l'intérieur de la Fondation, quelques rares personnes ont accès à ses coordonnées et aux données qui la concernent.

Naelmo retint la question qui cherchait à sortir : « pourquoi » ?

Sa mère lui avait déjà raconté les kyrielles de pourquoi des bambins de sa crèche : pourquoi le ciel est bleu vert, l'eau des robinets chaude, les arbres violets... C'était normal à trois ans, une saine curiosité. Ce soir, elle aurait pu les imiter. Sa tête bourdonnait de « pourquoi » imbriqués les uns dans les autres, comme les pièces d'un jeu de construction. Mais elle sentait qu'une interrogation en aurait entraîné cent nouvelles, alors mieux valait ne pas commencer.

Elle sursauta quand Kaelán posa la question à sa place :

- Pourquoi un si grand secret ?

Il plissait les yeux, un léger sourire sur les lèvres. Elle le fixa avec effarement, se demandant s'il avait lu l'interrogation en elle ou s'il l'avait simplement déduite de son silence.

- Tu penses tout savoir du secret parce que tu as caché ce que tu étais pendant ces quelques années. Tu n'imagines même pas quelle épaisseur et quelle densité il peut atteindre. Tu n'as pas idée de toutes ces couches empilées qui te restent à connaître.

Naelmo ne le quittait pas des yeux, captivée par son regard ardent, fenêtre sur son aura toujours étonnamment distincte. Elle perçut un changement, comme la présence diminuait doucement d'intensité jusqu'à disparaître totalement. S'il ne s'était pas tenu en face d'elle, un air un peu espiègle sur le visage, elle aurait juré être seule. Elle ferma les paupières pour s'en convaincre et il s'effaça à tous ses sens, dans le silence du vaisseau. L'unique bruit lui semblait provenir de son propre cœur qui tambourinait avec fracas dans sa poitrine.

Une nouvelle métamorphose eut lieu en un instant. Une aura normale, celle d'un humain ordinaire, voilà ce qu'elle percevait maintenant devant elle. Elle rouvrit les yeux, oppressée, le souffle court. Il n'avait pas bougé.

- Ça, c'est moi aussi, indiqua-t-il silencieusement.

Il rit doucement de sa surprise, sans moquerie.

- Tu devras maîtriser tout cela, ainsi que bien d'autres choses, avant de te frayer un chemin dans le labyrinthe des secrets.

Il montra le paysage d'un geste du bras en enchaîna tout haut :

- En attendant, voici le premier que je t'offre : bienvenue sur Kamojo !

 

****

 

Au réveil, dans ce bref moment où l'esprit tente de se raccrocher au sommeil, Naelmo se retourna sur le rêve qu'elle venait de vivre. Un vrai conte de fées : Kaelán, un départ romanesque, une planète inconnue... Un de ces songes avec maints détails minutieux leur conférant l'épaisseur du réel, dans lesquels on serait volontiers resté plongé. Même l'air, dans son souvenir, exhalait une senteur exotique. Le respirer laissait un drôle d'arrière-goût âpre au fond de la gorge.

Naelmo se redressa d'un bond en happant l'oxygène comme un poisson hors de l'eau. Non, ce lieu étranger ne sortait ni d'un fantasme ni d'un rêve ; son nez et ses yeux le lui confirmaient. Elle s'était éveillée dans une chambre inconnue et respirait un air chargé d'odeurs insolites, tandis qu'une lumière grisâtre s'invitait par la fenêtre.

La panique l'envahit. Ses mains agrippèrent en un geste nerveux les draps du lit dans lequel elle avait dormi. Elle frissonna, se crispant sous la désagréable sensation de l'humidité froide qui s'insinuait autour d'elle, pénétrant entre les draps et sous ses vêtements.

Elle s'ouvrit sur l'extérieur, cherchant un indice pour expliquer ce réveil, l'esprit encore embrumé. Tout près, elle reconnut la présence de son rêve.

Enfin reconnectée à la réalité, Naelmo se laissa aller en arrière ; tirant la couverture jusque sous son nez, elle se recroquevilla dans la chaleur du lit et examina la situation. Elle n'avait rien imaginé, aussi invraisemblable que cela lui parût. Elle avait juste raté l'arrivée du Matka : elle s'était endormie, assommée par les émotions, pendant les manœuvres d'approche.

J'ai atterri sur une planète inconnue, se récita-t-elle, avec mon père, inventeur de l'hyperespace, qui cache tant de secrets qu'il me faudra plusieurs vies pour en faire le tour... Non, pas plusieurs vies, se dit-elle avec dérision, une seule, ce sera déjà pas mal.

Avec un soupir exaspéré, Naelmo se redressa, alerte, curieuse, intimidée aussi.

Kaelán n'était pas loin, elle respirait son aura autour d'elle. Sa présence s'était faite plus discrète, indice qu'il avait dû un peu surjouer, la veille au soir sur Hevéla. Pourtant, la signature était immanquable : un mélange d'assurance et de puissance formant une trame sur laquelle se déployaient des motifs complexes que Naelmo n'avait pas encore appris à interpréter.

L'aura se modifia subtilement ; il avait perçu son éveil et se manifesta :

- Tu as faim ? entendit-elle.

- Un peu.

- J'ai oublié de te prévenir. Tu as fait une très mauvaise affaire en héritant de moi comme père. Je suis le pire cuisinier qui existe.

- Moi, je me débrouille, déclara-t-elle.

- Embauchée ! Je me doutais que Théola saurait réussir cette partie de ton éducation.

- Pourquoi, elle suivait des consignes ? réagit Naelmo, sur la défensive.

- Oui et non. Ne monte pas sur tes grands chevaux ; Théola a surtout agi comme elle l'entendait, mais elle a tenu à me demander mon avis, de temps en temps.

- C'est quoi, des granchevots ?

Elle perçut son amusement derechef et se renfrogna. Une image qui venait de lui se dessina dans son esprit, celle d'un imposant herbivore à quatre pattes, à la mine pacifique.

- C'est une expression d'Ione. La plupart de ceux qui l'utilisent ignorent ce qu'elle signifie réellement : avant les âges technologiques, les gens s'asseyaient sur le dos de cet animal pour se déplacer.

Elle tenta de visualiser la chose, mais l'image esquissée s'effaça :

- Je croyais qu'on ne connaissait rien des temps pré-technologiques ? balbutia-t-elle.

- Disons que cela ne figure pas dans les programmes officiels d'enseignement de la Fédération. Hum... dans les faits, on en sait davantage qu'on veut bien l'admettre.

- Encore des secrets, hein ?

- Bienvenue dans le monde réel.

 

****

 

Après un repas qui avait largement démenti les annonces catastrophistes de Kaelán, ils explorèrent la maison, Naelmo se coulant avec gêne dans les pas de son père. Elle était restée concentrée sur son assiette pendant tout le petit déjeuner, se demandant encore si tout cela était bien réel. Elle se sentait comme une intruse ici et était pénétrée de l'impression persistante de ne pas être à sa place en face de cet homme extraordinaire.

Il ne paraissait pas faire cas de ses états d'âme et l'entraina à sa suite dans la construction, en parlant tout haut sur le ton de l'explication :

- Cette structure a été assemblée à partir d'une dizaine de blocs standards. Elle servait à abriter la première expédition qui a travaillé ici sur l'étude rapprochée de la faune et la flore de l'île. Maintenant, une équipe plus importante est installée sur une autre île. Nous ne sommes pas les seuls humains sur cette planète.

Allongée et spacieuse, la villa en forme de L aurait pu accueillir une douzaine de personnes au moins. Naelmo la trouva presque trop grande. Sa maison sur Hevéla n'avait compté que deux blocs en tout, atelier compris.

Dominant l'océan gris terreux de Kamojo, la construction se dressait sur une colline envahie de touffes d'herbes d'un mauve vif qui constituaient l'essentiel de la végétation de l'île. Les modules avaient été choisis et combinés avec goût, ce qui donnait un ensemble à la fois fonctionnel et harmonieux. Les pièces étaient largement vitrées, ouvertes aux quatre vents, laissant entrer l'air frais à la senteur bourbeuse du rivage tout proche.

Naelmo frissonna, trouvant la température trop fraîche à son goût. D'un geste, Kaelán commanda la fermeture des fenêtres, la faisant sursauter. Il n'ignorait donc rien de ce qu'elle ressentait ?

- La plupart des gens trouveraient cette température idéale. Parfaite pour le corps humain. Elle ne varie presque pas ici. Les saisons ne sont pas très marquées. Hevéla t'a habituée à un climat un peu... extrême.

- Pourquoi Hevéla ? interrogea-t-elle tout à trac. Je veux dire, est-ce un hasard si mes parents, enfin Del et Théola, sont partis s'installer dans le coin le plus reculé qu'on puisse imaginer ?

Un doute comme ça, tout d'un coup... Naelmo avait été saisie d'un doute.

- Mhm, je me demandais quand tu allais ouvrir la vanne des « pourquoi » et des « comment », commenta-t-il. Je ne compte pas me laisser submerger par le flot. Alors, voilà la règle du jeu :

Il se ménagea une pause, pour réfléchir ou plus probablement pour attirer son attention sur ce qui suivit :

- Comme je refuse de passer mon temps à répondre à toutes les interrogations qui te traversent l'esprit, on va dire que tu auras droit à une explication à chaque progrès significatif. En outre, je ne promets pas d'éclaircir tout, pas maintenant en tout cas. Si je juge une demande non recevable, tu pourras en formuler une autre.

Naelmo fronça les sourcils, outrée. Il y avait tant et tant de mystères dont elle voulait les clés. Devrait-elle décrocher la lune pour les obtenir ? Elle ouvrit la bouche pour protester, puis se ravisa. Un sourire moqueur plissait le coin des lèvres de Kaelán mais n'égayait pas ses yeux.

Elle prit une grande inspiration et se lança :

- Deux questions. Deux questions à chaque réussite. Je me pose beaucoup plus de questions que tu n'as de choses à me faire apprendre, se justifia-t-elle d'un ton véhément, en croisant les bras sur sa poitrine.

Elle se mordit la lèvre inférieure, surprise elle-même de son audace. En face d'elle, Kaelán souriait, franchement amusé cette fois :

- Ça, c'est ce que tu crois. O.K., deux. Et pour Hevéla, si tu t'interroges, c'est que tu connais déjà la réponse. La disparition du précédent biologiste, nous ne la devons qu'à la forêt. Quant à la nomination de Delum sur ce poste, elle a été obtenue en tirant quelques ficelles.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez