- Concentre-toi ; respire et centre ta volonté, murmurait la voix de Kaelán dans sa tête.
Enfantin pour lui ! Naelmo l'avait vu à plusieurs reprises combiner des tours dont le moindre lui semblait irréalisable.
Pour l'heure, sur la plage près de la villa, au ras de vaguelettes brunes charriant une écume grisâtre, elle s'échinait à ébranler un rocher qui devait bien mesurer trois mètres de haut et deux fois autant de large. Elle frissonnait dans l'air vif chargé d'humidité, une goutte pendait au bout de son nez gelé, mais ses oreilles lui cuisaient ; elle se serait à peine étonnée que la vapeur en sorte avec un petit sifflement.
Malgré toute l'attention qu'elle lui portait, le bloc ne daignait pas même frémir. Peu surprenant, vu le poids de la bête, un mastodonte couché, du genre galet surdimensionné poli par les flots.
- Tu te laisses distraire par tes propres pensées. Le poids du rocher importe peu, tu dois dépasser les apparences.
Ils avaient commencé l'entraînement par ce que Naelmo connaissait déjà. Déplacer des objets en faisait partie. Cependant, la matière en elle-même n'était que le point focal des énergies qu'elle cherchait à percevoir et maîtriser. Elle devait désapprendre à considérer l'objet, pour manipuler l'énergie autour de lui. Facile à dire. Les trois quarts du temps, Naelmo se sentait impuissante et grotesque, comme les poissons étranges qu'ils découvraient de temps en temps, bouche ouverte sur la grève, leur peau pustuleuse luisant dans la lumière.
Elle n'arrivait à rien. Kaelán se montrait aussi patient qu'elle l'imaginait déçu. Il ne laissait rien filtrer, son esprit barricadé, mais comment aurait-il pu ne pas l'être ? Depuis une semaine, elle se démenait en vain. Si elle percevait bien mieux qu'avant les champs d'énergie sur lesquels elle focalisait son attention, elle les effleurait sans parvenir à les saisir.
Naelmo se sentait nulle, lamentable, totalement indigne du temps que Kaelán dépensait avec elle. Elle redoutait maintenant ces séances où sa volonté s'épuisait à se jeter contre des murs, sans espoir de les effriter et encore moins de les abattre.
Elle poussa un grognement d'exaspération. Sa concentration s'était une fois de plus éparpillée, effilochée en vains apitoiements sur elle-même.
Naelmo n'était pas d'un tempérament très coléreux. Si les émotions se bousculaient souvent en elle, c'étaient les larmes qui sortaient le plus souvent ; comme devant les mesquineries ou les moqueries qu'elle avait subies avec régularité sur Hevéla. Pourtant, cette fois-ci, une irritation impossible à calmer la submergea, enflant jusqu'à lui faire perdre toute mesure.
- J'en ai assez ! cria-t-elle. Pourquoi je me fatiguerais avec tout ça ? Je ne comprends même pas à quoi ça sert. En quoi ça va m'aider à protéger mon esprit ? Et toi, tu restes là, impassible, aussi lisse d'un de ces galets. Pas la peine de chercher à le cacher : je sais que tu n'en a rien à faire de moi. Comment pourrais-je ne pas m'en apercevoir ?
Elle se mordit la lèvre et batailla pour repousser les larmes qui menaçaient de déborder, une fois de plus. Elle regrettait déjà son emportement ; cependant, les mots étaient sortis : criés aux quatre vents, jetés en vrac sur les galets, impossibles à rattraper.
Dans un geste de défi, elle ramassa une poignée de cailloux et les lança de toutes ses forces sur le bloc récalcitrant. Ils s'y fracassèrent avec un bruit de mitraille dérisoire. Décidément, elle ratait tout avec constance.
Sans regarder Kaelán, elle tourna les talons et partit à toutes jambes le long du rivage. Elle courut ainsi plusieurs minutes en trébuchant, la vue brouillée par les larmes. Elle finit par ralentir, essoufflée, constatant d'un coup d'œil en arrière qu'il n'avait pas esquissé un pas pour la suivre. Bientôt, elle dépassa un rocher anguleux, passa un virage et perdit son père de vue. Devant elle, une plage de galets noirs s'étalait à perte de vue, bordée de blocs obèses d'un gris souris faisant écho au gris de l'écume. L'herbe mauve malmenée par le vent apportait la seule touche de couleur dans ce paysage monochrome.
Elle continua de marcher d'un pas décidé, le long de la grève, poussée vers l'avant par la colère. Il faisait frisquet, comme toujours ici. Elle serra son gilet contre elle et enfonça sur son crâne un bonnet qu'elle avait obtenu du système domestique de la villa. Elle se fichait d'avoir une allure ridicule : vingt degrés ou pas, elle détestait l'air humide du large qui tourbillonnait autour de ses oreilles. Et maintenant, avec les larmes qui coulaient sans s'arrêter, ce satané vent lui piquait les yeux et ajoutait à son énervement.
Naelmo s'étiolait par manque de chaleur : le climat était glacial et venteux, la grande maison silencieuse et vide. Delum et Théola lui manquaient, ainsi que le nenem, disparu à jamais dans la sylve. Quant à son père, il demeurait distant malgré une semaine entière passée ensemble.
Il ne se montrait pas ostensiblement froid, ça non. Quiconque les observant aurait vu un homme ouvert, enjoué, plein d'humour. Pourtant, en fin de compte, pendant ces quelques jours, il ne lui avait parlé que de la Fédération : ses enjeux politiques, son histoire et, en filigrane, le rôle et la place des télépathes dans ce grand capharnaüm. S'il avait aussi - entre deux leçons - raconté son histoire personnelle, les épisodes qu'il avait évoqués appartenaient surtout à son passé lointain, une époque que Naelmo connaissait déjà par ses lectures : une enfance close trop vite par l'arrestation de son père lors de troubles politiques, deux années de survie comme enfant-espion sur le satellite-capitale de la Fédération, puis la fuite vers Ione et le retour à une relative stabilité auprès d'un père d'adoption.
En toute honnêteté, vu le côté rocambolesque de sa vie, elle l'aurait volontiers écouté des heures ; le récit qu'il donnait différait évidemment de ce que l'on trouvait n'importe où sur lui. Pourtant, ce qui intéressait Naelmo au plus haut point, ce qui la concernait, au rythme où il allait, il lui en parlerait bien dans une centaine d'années...
Il ne s'était pas davantage départi de sa barrière, toujours dressée entre son esprit et celui de sa fille. La plupart du temps, il projetait une aura ordinaire, factice, qui cachait totalement sa vraie personnalité. Que savait-elle d'ailleurs de sa vraie personnalité ?
****
Naelmo marcha plusieurs heures le long de la mer, incapable de se résoudre à rentrer, malgré le vent froid et entêtant. Respirant à grands coups, elle en venait même à apprécier le goût âpre de l'air marin qui débouchait les sinus et éclaircissait les idées.
Elle ne décolérait pas ; toutefois son dépit était dirigé autant contre elle-même que contre son père. Qu'est-ce qu'elle croyait : qu'après douze ans sans aucun contact, il s'intéresserait vraiment à elle ? Il était au centre de choses et de gens bien plus passionnants qu'une gamine qu'il avait soigneusement tenue à distance jusqu'ici...
Il l'avait du reste assez peu questionnée sur sa vie passée, sur Hevéla, sur ses parents d'adoption...
Pourquoi l'avait-il amenée là ? Parce qu'il considérait comme un devoir de la lester du bagage nécessaire à sa survie dans un monde hostile ? Combien de temps persévérerait-il devant l'évident manque de résultats de sa fille ?
Remuant des pensées tristes et découragées, Naelmo finit par se retrouver à son point de départ, interloquée de reconnaître le gros rocher qui la toisait avec une indifférence méprisante. Les mêmes herbes d'un mauve revendicatif se balançaient au vent au-dessus de la plage de galets gris foncé : trois heures avaient passé, le temps de boucler le tour de l'île. Elle faillit s'asseoir là, abattue : quel bel effort !
Elle se résolut à regagner la maison. Pendant son errance, elle avait perçu à plusieurs reprises une présence l'effleurant, sans s'immiscer. Il la surveillait.
Lentement, elle monta une à une les marches du chemin dallé de pierre moussue qui aboutissait à la villa. Cet escalier la mena bien trop vite en haut, devant la porte d'entrée qu'elle poussa avec une grimace désabusée.
- Rejoins-moi dans la salle de musique.
Son ordre péremptoire n'augurait rien de bon. Pourtant, Naelmo ne se sentit pas l'âme assez rebelle pour l'ignorer. Elle franchit le seuil de la pièce, pleine de sombres pressentiments.
Des notes naissaient de la guitare que tenait Kaelán. Il semblait hésiter, chercher. Elle ne l'avait jamais vu en jouer jusqu'ici. Il s'arrêta avec une moue et accorda l'instrument avec rapidité, à l'oreille. Il essaya quelques accords et bientôt entama avec sûreté une mélodie sur laquelle il posa sa voix, avec émotion et justesse, comme Naelmo l'avait vu faire un million de fois sur son écran. Sauf que maintenant, il chantait un air inconnu pour elle seule.
Malgré des paroles incompréhensibles, dans un jargon où l'on ne reconnaissait que quelques mots par-ci par-là, la chanson parut familière à Naelmo, sans qu'elle réussisse à se remémorer où et quand elle l'avait déjà entendue. Pourquoi d'ailleurs aurait-elle un jour fait l'expérience d'autre chose que du standard, la langue universelle ? Tout le monde le parlait, avec quelques variations minimes. L'idée même qu'on utilise quelque part d'autres mots stupéfia Naelmo.
Elle ne saisissait pas le moindre sens ; pourtant, les syllabes s'égrenant au long de la mélodie tendre et troublante résonnaient dans son esprit comme un vieux refrain. Elle cessa de s'interroger et écouta, bouleversée sans savoir pourquoi. Elle avait toujours adoré le timbre de Kaelán, les émotions qu'il transportait, mais là, il y avait autre chose...
Cela ne dura pas longtemps. À la fin de la chanson, il reposa la guitare et marcha jusqu'à la fenêtre, s'absorbant dans la contemplation du paysage en tournant le dos à Naelmo.
- Tu t'en souviens ? murmura-t-il enfin.
Elle mit un moment à revenir de l'endroit où elle avait été emportée, un lieu incertain, très loin de Kamojo.
- Oui... je ne saurais pas dire où ni quand je l'ai entendue, mais je m'en souviens. Vaguement, comme en rêve.
- Comme en rêve, oui...
Il avait enfoncé les mains dans ses poches, en un geste de décontraction ; son aura lisse offrait aussi peu de prise que d'habitude, pourtant cette fois, il ne trompait pas Naelmo. Sa voix, il ne trichait pas avec sa voix, réalisa-t-elle, pas quand il chantait. Ni maintenant, alors qu'il poursuivait, sur un ton lointain :
- Je n'ai pas joué cette chanson depuis douze ans. Je l'avais composée pour ta naissance, dans la langue de ta mère, et elle te la fredonnait très souvent.
Avant que Naelmo puisse réagir, il se retourna vers elle et continua, ferme et pressant :
- Cela fait partie de ton passé, néanmoins ce passé ne t'appartiendra que quand tu seras capable de le protéger. Quoi que tu attendes de moi, je ne pourrai pas te le donner avant. Pas par choix, mais par nécessité.
Il l'exhortait d'un ton aussi intense que ses yeux bleus, du même bleu que ceux de Naelmo. Sa conviction se transmit de son esprit à celui de sa fille, qui comprit que ce qu'elle entendait là ne saurait être contourné. Elle serra les poings, hypnotisée par ce regard qui plongeait dans le sien. Rien de tout cela ne lui était dû, ni une place aux côtés de son père, ni la chaleur de cette berceuse chantée par sa mère. Il fallait les mériter.
Elle ferma les paupières, retenant des larmes, et acquiesça, pendant qu'il concluait.
- Je ne peux pas rester plus longtemps en dehors de mes activités habituelles. Cela devient trop visible. Je vais te confier à Talie. Elle t'aidera à dépasser tes blocages et à progresser. Elle arrivera demain.
Naelmo baissa la tête, sans commenter. Qu'aurait-elle bien pu répondre de toute façon ?
Il insista :
- Dis-moi que tu as compris qu'il n'existe rien de plus important que te protéger.
- Je l'ai compris, répéta-t-elle docilement.
Elle s'efforçait au calme, alors qu'elle mourait d'envie de crier que oui, elle avait compris l'idée générale, mais qu'elle n'était toujours pas convaincue qu'il mettait en priorité sa sécurité à elle. Elle aurait même parié que ce n'était qu'une préoccupation secondaire.
Elle bougonna une explication irritée :
- Je n'y arrive pas, c'est aussi simple que ça.
- Tu possèdes les ressources en toi, Naelmo. Il ne te reste qu'à trouver comment les exploiter.
- Je sais, répondit-elle avec hargne sans le regarder, les yeux rivés sur ses pieds.
Elle l'entendit soupirer et sentit, plus qu'elle ne le vit, qu'il s'était retourné vers la fenêtre. Ainsi, tout était dit ?
Elle quitta la pièce en silence et retrouva le chemin de sa chambre dans un brouillard de larmes. Ce n'est que bien plus tard qu'elle s'endormit, sur un oreiller mouillé de larmes salées.
À son réveil, Kaelán n'était plus là.