L’homme en noir, Tulsa 31 mai 1921
* * * 7 * * *
J’étais en haut, à l’étage, quand les adultes faisaient la fête sur des disques de Muddy Waters, Elmore James, Howlin’ Wolf ou Ray Charles, et après je descendais en douce pour grappiller des chips et fumer des mégots. Ce son, c’était quelque chose de pas vraiment diabolique, mais de fort, d’épais.
Jimi Hendrix
* * *
Il est encore tôt à Tulsa. La ville sommeille, blessée et ensanglantée. Elle essaie déjà de se remettre des violences infligées durant cette nuit hantée de combats. Les émeutiers ont une nouvelle fois essayé de forcer les barrages du quartier de Greenwood pour aller « chasser du noir ». Certaines maisons ont été prises et leurs habitants, hommes, femmes et enfants ont été lynchés.
Je déambule dans les rues épargnées. Je ne sais pas où aller. Mais je ressens une force qui me guide. Je sens que mon chemin m’a mené ici. Ma tête est encore embrumée de mes excès. Je me souviens simplement qu’hier soir je buvais dans un bar à Bâton-Rouge en Louisiane. Comme tous les soirs, je buvais pour tout oublier. Je buvais et je consommais des drogues à l’excès pour essayer d’échapper pendant quelques heures à ce monde que je pensais ne pas être fait pour moi. En sortant de ce bar, ivre, j’ai voulu me perdre et détruire mon âme. Alors je me suis enfuis dans les bas-fonds les plus sombres de cette ville. Dans une ruelle obscure, un homme surveillait une porte, crasseuse, à moitié cachée par les poubelles, il me fit un signe pour que le rejoigne. Je me souviens juste qu’il était noir et habillé d’un beau costume. Une roulée pendait à ses lèvres et il me fixait d’un sourire malicieux.
– Bonsoir monsieur, me dit-il en me souriant, je m’appelle Dude.
– Salut Dude ! Qu’est-ce qu’il y a derrière cette porte ?
– Le seul moyen de la savoir, monsieur, est d’entrer !
Il m’ouvrit la porte et je suis entré en espérant que quelque chose se passe. Et ce matin, je me suis réveillé dans ce train.
Arrêt : Tulsa !
Alors, au hasard, je marche. « Il va bien se passer quelque chose » me dis-je. « Je n’ai quand même pas atterri ici par hasard ?!! ».
Je ne cherche pas à comprendre. J’ai tant cherché à fuir le monde, que ce voyage inattendu me soulage. Ce matin je ne me suis pas réveillé malade, baignant dans mon vomi ou en cellule. Ce matin, visiblement, je n’aurai de compte à rendre à personne. Alors c’est bien comme ça. Il y a peut-être, enfin, quelque chose qui me guide.
Alors que le jour se lève, je suis attiré par les quartiers nord. Le quartier de Greenwood. Après tout, s’il doit se passer quelque chose dans cette ville, ça doit être dans ce quartier ! Avec le jour qui se lève, je vois au loin les fumées de brasiers qui montent dans le ciel rougeoyant de l’aube.
En arrivant à la limite du quartier de Greenwood je découvre des scènes de misère. Les fumées aperçues en sortant de la gare plus tôt proviennent de maisons enflammées, devant lesquelles des corps nus sont pendus aux arbres. Certains sont émasculés. D’autres criblés de balles.
Il semble que je sois arrivé en enfer. Je suis triste et effrayé. J’aimerais fuir ces visions. Alors je m’engouffre dans des ruelles vides et je m’enfonce dans le quartier de Greenwood.
Après maints détours, dans les ruelles grises où je ne croise personne, je m’arrête, essoufflé, au centre d’une petite place. Ce lieu est abandonné. La place est entourée d’immeubles de quelques étages que toute vie semble avoir déserté. Sur ma droite, perdue au milieu des buildings, siège une bâtisse sans âge qui donne l’impression que les immeubles, puis la place et peut-être même la ville, ont poussé autour d’elle. Je m’approche et découvre qu’il s’agit d’une taverne. Quelques écriteaux affichent les prix des pintes et du petit déjeuner, d’autres annoncent des concerts. De faibles lueurs percent à travers les vitres crasseuses et sur l’enseigne au-dessus de la porte je lis : « The Blacksnake Tavern».
– Merde ! J’y suis !
Des sueurs froides montent en moi et mes tripes se resserrent ! Ce nom me ramène des années en arrière quand j’ai fait la rencontre d’un vieux noir qui m’avait annoncé un présage, une sorte de prophétie que je n’avais pas écouté à l’époque et qui était complétement oublié au fond de ma mémoire, jusqu’à ce matin ! J’avais même oublié jusqu’à ce tatouage qui était apparu autour de mon bras et sur ma main et qui avait disparu aussi vite qu’il était apparu.
Voilà quelques minutes que j’observe ce pub, et je décide d’y entrer. Que puis-je faire d’autre ? Je me dirige vers la porte de la taverne, toujours accompagné du son de mes bottes qui résonne sur les pavés irréguliers qui jonchent le sol. J’empoigne la poignée et pousse la porte.