Misunderstood

Par Bruns

Dude, Robinsonville 

1869 

* * *      8      * * * 

Vous savez, Son House, ça c'était quelqu'un.  
C'était le type le plus authentique, le plus terrible,  
le plus intense que j'ai jamais entendu jouer le blues.  
John Lee et lui, ils viennent du fin fond de la nuit  
solitaire et noire  
où réside l'âme de cette musique. 

Bonnie Raitt 

* * * 

 

Dude se réveilla seul dans un grand lit. Les draps étaient propres et sentaient bon. La chambre était décorée simplement. Elle était agréable et faiblement éclairée. Le soleil s’infiltrait discrètement par les rideaux, ce qui annonçait une matinée déjà bien avancée. Il se remémora cette nuit et se dit que, effectivement, Nina était une femme qui savait aller chercher ce qu’elle voulait. Et il en était heureux.  

Sur la commode, une bassine dont l’eau encore fumante dessinait des volutes inégales sur le miroir, posé juste dessus. A côté, un savon, un rasoir et une serviette propre l’attendaient. Quel luxe après avoir vécu plusieurs mois dans un camp de poseurs de rails. Il ne regrettait pas sa décision prise hier soir, presque sur un coup de tête. Avant de se lever, il eut une brève pensée pour ses compagnons et surtout pour Sam. Ils avaient dû se lever bien tôt ce matin, alors que lui était encore dans les bras de sa logeuse. Bon courage à eux, lui allait maintenant vivre la grande vie. Il se leva et fit un brin de toilette. Il trouva ses vêtements bien pliés sur un fauteuil, s’habilla et se décida à aller découvrir le reste de la maison. Hier soir, avec Nina, ils étaient rentrés assez tard et très excités. Dude avait alors autre chose en tête que d’admirer la décoration.  La chambre donnait sur un couloir qui se terminait par un escalier. Il sentit une odeur de café. Il descendit et arriva dans un petit hall qui donnait sur la cuisine. Nina l’attendait, impatiente. 

– Bonjour Dude. Tu as bien dormi ? Regarde, je t’ai préparé le petit déjeuner. 

En plus du café, la table était jonchée de pain frais, de bacon, de quelques fruits, du lait frais, de beurre et de la confiture. Cette table était une merveille pour Dude. Il y avait bien des années qu’il n’avait pas vu un festin pareil pour un petit-déjeuner.  

– Salut Nina, dit-il en s’asseyant, oui j’ai bien dormi, et je te remercie pour ce petit-déjeuner. Cette table est magnifique ! 

Dude commença à manger, alors que Nina, ne cessait de le dévisager. 

Plus tard dans la matinée la logeuse voulut faire une pause entre le nettoyage des chambres vidées du matin et la préparation des repas de la journée. Elle sortit dans la petite cour où Dude s’était installé sur un banc monté à la va-vite avec de vieilles planches et il grattait quelques notes sur sa guitare. Il ne vit pas que Nina l’observait. Avec sa clope au bec et son chapeau de travers, elle le trouvait beau. Ce n’était pas son allure dans son costume usé qui le rendait attirant, mais il avait la beauté de la jeunesse, la vitalité et la force d’un ingénu qui croit à son destin. Nina ne se lassait pas de l’observer. Il semblait si jeune et si fragile qu’elle se demandait encore comment ils avaient pu se rencontrer dans un lieu si noir, si mal fréquenté, dans un lieu où le vice promettait aux jeunots de les déniaiser et où les âmes harassées venaient s’offrir à leurs addictions. Voir Dude, dans sa maison, simplement pour elle, la remplissait elle aussi d’espoir. Peut-être que celui-là allait rester un peu plus longtemps que les autres ? Peut-être l’aimerait-il un peu mieux que les autres ? 

Sans le déranger, Nina retourna à ses labeurs et laissa Dude rudoyer son instrument. 

Ils restèrent quelques jours ainsi, hors du temps. Dude sortait peu de la maison et de la cour. Il passait tout son temps avec sa guitare, à discuter avec Nina et à se laisser aimer. Pendant ces quelques jours Nina n’était pas retournée au club. Elle en était pourtant une habituée et elle était là-bas comme chez elle. Elle passait maintenant ses nuits avec Dude et trouvait que c’était bien comme ça. Elle ne lui proposa pas non plus de sortir. Elle ne voulait plus ouvrir cette douce cage. Nina ne posait pas beaucoup de questions. Elle n’osait pas demander si Dude comptait travailler, non pas que l’entretenir pendant quelques temps la gênait, mais elle ne voulait rien faire qui puisse lui rappeler le monde hors de sa maison. Il était là, jouait de la musique. Ils étaient là et ils s’aimaient. Rien d’autre ne comptait. 

 

Un jour, où ils étaient tous les deux assis dans la cour, à discuter, à fumer et boire. Dude regarda Nina comme il ne l’avait jamais regardée. Quelque chose avait changé. 

– Nina ? Tu te souviens le soir où nous nous sommes rencontrés ? 

Elle rit. 

– Bien sur mon chou, ce n’est pas si vieux ! 

– Il y avait un musicien ce soir-là, au club. 

Nina senti son estomac se nouer. Elle se raidit légèrement. 

– Il y en avait beaucoup mon chou, il y en a tous les soirs des musiciens. 

– Celui-là était spécial. Il a chanté une chanson qui racontait l’histoire d’une pauvre mère qui reçoit un télégramme lui annonçant la mort de son fils sur le champs de bataille. Elle prie un démon vaudou pour qu’il lui ramène son fils et l’enfant revient, mais fou. 

– Tu sais, je n’écoute pas beaucoup les paroles des chansons, je me contente de danser et de m’amuser. 

– Ce musicien avait les cheveux taillés en pointes et il avait les pommettes saillantes. Et il jouait avec une guitare en métal. 

– Ah, c’est ce bon vieux Tommy ! C’est Tommy Everyoung. C’est vrai qu’il a un visage de démon celui-là, s’exclama-t-elle en riant. 

– Et tu le connais ? 

Nina sentie l’excitation monter en Dude de façon assez inhabituelle. 

– Bien sûr que le je connais. Il vient souvent jouer au club et parfois il vient même dormir ici. Qu’est-ce que tu lui veux à Tommy ? 

– Je veux que tu me le présentes. Je veux lui montrer de quoi je suis capable. Je veux jouer avec lui et qu’il m’emmène dans son groupe. S’il te plaît Nina, c’est pour ça que je suis venu ici, pour tenter ma chance. Je veux être musicien et tu peux m’aider. Présente-moi à Tommy et je pourrai lui montrer ce que je sais faire. 

Nina ressentait un malaise. Depuis quelques jours elle avait longuement écouté Dude jouer de la guitare, elle pensait qu’il n’avait pas le talent. Pas assez de talent tout au moins pour tenir une salle avec ses seuls riffs. Elle connaissait la vie nocturne dans ces endroits, ses codes et ses difficultés. Boire un verre au bar et faire vivre une salle étaient deux choses bien différentes. C’était deux faces d’un miroir. D’un côté, ceux qui insufflaient l’énergie, de l’autre ceux qui la recevaient et la consommaient, la dépensaient, la brûlaient. La limite entre les deux faces était parfois si faible que les musiciens et leurs publics se nourrissaient l’un de l’autre avec une fusion et un équilibre si fragile que le moindre faux pas pouvait briser cette harmonie. Dude n’était pas prêt. 

– Écoute mon chéri, tu es encore jeune et ces types ne sont pas des anges, tu sais ! Ils passent leur vie sur la route et vivent de peu. Il arrivent même qu’ils acceptent des boulots pas très réglo pour pouvoir vivre et se payer leurs filles et leurs beaux costumes. Tu devrais te tenir éloigné de ces types-là ! 

– Je te remercie de ces conseils, Nina, j’apprécie ! Mais je dois tenter ma chance. Je ne veux pas retourner poser des rails et je ne veux pas continuer à vivre à tes dépens. 

Les deux se regardent en silence. Nina voyait déjà son amour disparaître. Dude prit les mains de Nina dans les siennes. 

– Nina, je ne veux pas gagner d’argent pour me payer des filles, de la drogue ou de l’alcool. Je me moque de tout ça, je me moque de l’argent. 

– Alors qu’est-ce que tu veux ? 

– Je veux l’immortalité. Je veux créer une musique que personne n’oubliera et qu’on jouera encore dans cent ans. Je veux que tous les musiciens jouent mes morceaux et chantent mes chansons. Je veux la célébrité ! Pas pour moi, mais pour mon nom ! Je veux que mon nom et mes chansons restent dans l’histoire et qu’elles vivent après moi. 

 

Nina ne dit rien. Elle écoutait en silence et voyait peu à peu son homme s’éloigner. Elle avait compris maintenant qu’elle ne pourrait pas le retenir, même grâce à son lit. Alors elle allait le laisser partir et espérerait que sa route le lui ramènerait bientôt, ou plus tard.  

Elle lâcha ses mains. 

– Alors ce soir, nous retournerons au club. 

 

Et elle retourna à ses œuvres. 

Dude s’aperçut qu’il venait de la blesser.  

Alors il reprit sa guitare, ralluma sa clope et improvisa un poème, accompagné d’un douze barres blues, simple et rugueux. 

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