Il faut dire qu’au début le plan de Domi me semblait pas hyper malin. C’est pas que ça a forcément changé depuis, c’est plutôt qu’à force d’en parler avec elle ça a allumé quelque chose dans ma tête. J’ai commencé à voir la tête de Julius dans mes rêves. C’était pas des rêves agréables, non, plutôt des horreurs qui tiraient vers le cauchemar ou des souvenirs peut-être je sais juste que dans ces moments je me réveille avec le cœur qui bat et que je me calme seulement alors que je suis sur la cuvette en train de pisser, la lumière allumée. Le bruit de la pisse dans le trou d’eau me rassure. J’étais bien chargée. Je sens mon corps d’un coup, je suis dedans, le sommeil est parti alors quand je sors je me cogne au mur je vais sur le canapé je sors une dose de Rêve que je fume par petite bouffée. Parfois, Domi me rejoint elle fait des insomnies alors on dérive ensemble vers des îles inconnues dans nos têtes et on se réveille avec les dents bleues.
Quand je regarde Domi qui bascule dans le Rêve je me demande ce qu’elle y voit. Elle pleure à chaque fois que c’est fini et dit “c’est la dernière fois, faut que j’arrête”. Je lui ai posé la question un jour mais j’ai pas trop compris. Elle a dit qu’elle aurait voulu faire d’autres choix y’a longtemps. Avec les jours qui passent je réalise que je connaissais Domi parce que c’était la copine de Gui mais qu’au fond je sais pas grand-chose d’elle à part que c’est aussi l’assistante de Julius et qu’elle aime bien les quiches surgelées. Enfin, maintenant je sais qu’elle aime pas son boulot. Qu’elle déteste Julius. Qu’elle aurait voulu faire d’autres choix.
Mais je comprends toujours pas ce qu’une meuf comme elle faisait avec un… avec Gui.
Qui sait, peut-être même qu’elle le regrette, mais on dirait pas.
Elle a dû sentir que je trouvais ça bizarre parce qu’une fois où elle a raccroché avec lui, je l’ai observée depuis le canapé et elle a dit que non, ça n’arriverait pas, entre eux c’était fini, mais que c’est un chic type, elle se corrige, un drôle de type, mais sympa.
Peu m’importe en vrai, le plan se poursuit et moi, je Rêve toute la journée pendant que Domi bosse, je Rêve et dans mon Rêve, Slang est là, et les fées et la forêt et je pleure et je lui demande pardon de m’être enfuie et il me dit que c’pas grave, que j’ai bien fait, que c’est vieux maintenant et qu’on a tout le temps du monde pour tatouer la forêt sur ma peau parce qu’ici le soleil ne se lève pas et qu’on s’éclaire aux feux de joie et qu’on porte des masques et qu’on danse dans les bois. Je saurais même pas dire combien de temps a passé quand un soir Domi est rentrée pour annoncer que c’était pour demain. Demain on partirait d’ici.
La fin de nos vies telles qu’on les connaissait tomberait donc un mardi.
J’ai jamais aimé les mardi d’ailleurs le salon de Slang a brûlé un mardi aussi.
Ce matin, Domi est partie au travail comme d’habitude avec sa tunique son maquillage la boule dans la gorge qui fait qu’elle mange rien ou quatre tartines de brioche avec du beurre de cacahuètes et du soda c’est soit l’un soit l’autre et ce matin comme il y avait beaucoup de stress elle a pris six tartines direct. Elle était venue s’asseoir à côté de moi au milieu de la nuit on a fumé une cigarette en regardant ses pins. Elle s’en foutait de l’odeur maintenant comme elle ne reviendrait pas comme toute sa vie allait devoir tenir dans un gros sac. Les pins faisaient pas partie du voyage.
Je lui ai demandé ce qu’elle ferait dans la cabane de Gui au milieu des bois. On allait tout perdre, enfin surtout elle, moi de toutes façons j’avais plus rien. Je lui ai demandé si tout plaquer ça lui semblait bien. A ce moment la grosse Lune ronde éclairait la pièce en morceaux elle passait par le vasistas et les pins et les zines brillaient c’était triste dans cette lumière grise on les voyait comme si c’était déjà des souvenirs qu’on avait oublié depuis longtemps. Elle m’a dit qu’elle savait pas. Qu’elle tâtonnait qu’elle savait pas ce qui était bien ce qui était juste elle “tâtonnait” elle a répété le mot elle cherchait que faire qui être comment vivre comme quelqu’un de bien et qu’elle jamais su qu’elle tentait de savoir en tâtonnant dans le noir. Que quand elle savait si c’était la chose juste c’était toujours trop tard. Peut-être que partir c’était abandonner. Peut-être que rester c’était renoncer. Elle ne savait pas. Elle ne savait pas.
Comme je savais pas non plus je lui ai proposé une deuxième cigarette.
Je lui ai dit qu’on verrait bien.
Je savais pas quoi dire d’autre je sais pas si ça l’a rassurée mais à partir de là on a plus parlé. Quand elle est partie j’étais encore en descente de Rêve je me demande si elle a réussi à dormir cette nuit si elle a vu des choses quand elle a fermé les yeux. Je me demande et en même temps je sais même pas si ça m’intéresserait de savoir.
Comme on avait pas besoin de moi avant un moment pour le plan de Domi j’ai terminé de remplir les sacs puis je suis descendu avec avant que le soleil tape trop fort sur l’appart. J’ai claqué la porte.
Alors la porte a fait clac.
Chaque départ est toujours dur j’ai l’impression que jamais je vais m’habituer. Je repense aux plantes aux pins aux zines aux quiches encore dans le congel je sais qu’une amie de Domi viendra tout débarrasser qu’elle lui a donné le double des clefs mais j’arrive pas à me représenter cette espace vide c’est comme imaginer le néant et j’y arrive pas ou plutôt quand j’essaie c’est comme penser à la mort et ça me fait peur et ça me rend triste. Y’a son chat qui miaule dans le sac à dos hublot spécial aération deluxe que Domi m’a filé. Est-ce qu’il sent que y’aura pas de retour en arrière ?
J’aurai perdu deux maisons cet été.
Je repense à ma mère et c’est peut-être pire encore car je laisse cet appart beau et je veux partir avec un souvenir de Domi pas de ma mère non ma mère doit rester là où elle est le passé c’est pas censé revenir le passé c’est pas censé bouffer le présent et l’avenir. Je veux pas partir en ayant ma mère comme dernier souvenir de cet appart.
Je me demande si ma mère a ressenti la même chose le jour où elle a voulu m’abandonner. Si elle a senti la mort aussi devant la porte de l’appart qu’elle a fermé sur moi pour partir trois jours en me laissant seule avec une bouteille d’eau une brioche et un téléphone pété avant de renoncer et de revenir me chercher. Quand elle revenue est-ce qu’elle s’est arrêtée devant la porte ? Est-ce qu’elle a regretté ? Je me demande ce qu’elle pensait avant de rentrer chez nous tous les jours après le boulot est-ce qu’elle se disait tiens je vais lui mentir pour la faire pleurer tiens je vais lui dire qu’elle est moche tiens je vais l’enfermer dans les chiottes tiens je vais la secouer jusqu’à ce qu’elle chiale est-ce qu’elle se disait ça devant la porte ou est-ce que c’était improvisé dans l’appart ?
Est-ce qu’elle y pensait pas jusqu’à me voir ?
Est-ce que c’était de ma faute ?
Est-ce que c’est de ma faute si Slang ne m’a pas reconnue ?
Est-ce que c’est de ma faute si son salon a brûlé ?
Est-ce que c’est de ma faute si je peux pas garder un boulot ?
Est-ce que c’est de ma faute si Julius m’a quittée ?
Est-ce que c’était de ma faute le jour où il m’a frappée ?
Est-ce que c’est de ma faute si Slang s’est éteint ?
— Excusez-moi, je peux passer ?
Le vieux voisin de Domi monte lentement l’escalier, arrêté à la dernière marche il me regarde avec son regard flou de mec sans lunettes mais qui devrait probablement en porter. Je me pousse le chat miaule plus fort ça fait combien de temps que je suis là ?
Est-ce que c’est de ma faute si ça marche pas ?
J’attrape les clefs pour rouvrir la porte je libère le chat dans l’appart aussitôt il s’échappe sous le lit et moi, les mains tremblantes, je sors le pochon de Rêve de ma tunique j’ai du mal à l’ouvrir le plastique glisse entre mes doigts les cachets m’échappent mes doigts arrivent pas à rester calme j’ai envie de crier j’ai envie de pleurer j’ai si mal que je me lève que je vais prendre des ciseaux dans la cuisine que je déchire le paquet ça me coupe au passage y’a des cachets qui roulent partout je prends le premier devant moi et je l’avale avec un grand verre d’eau puis j’en prends un deuxième c’est un deuxième de trop mais partir partir le canapé je tends les bras mes jambes ramollissent les couleurs bouges le canapé ah il est là, m’allonger, me préparer, repartir loin, les fourmillements grimpent bientôt je sens plus ma mâchoire parfait ne rien sentir enfin ça me paraît très bien.
Tout est sombre tout est aqueux je pourrais nager je pourrais me noyer mais pourtant j’ai jamais aussi bien respiré d’ailleurs c’est comme si je n’avais plus besoin de respirer. Tout ce noir me fait pas peur au contraire. Il m’enveloppe il me berce il me recouvre partout rien n’est laissé dans le froid je suis au chaud et le contact du liquide autour de moi me donne l’impression d’une caresse qui ne s’arrête pas. Il y a ce bruit aussi très lointain on dirait des conversations et des rires je sens que je serais la bienvenue si je veux les rejoindre mais je n’ai pas envie et ce n’est pas grave ici j’ai tout le temps du monde et pourtant je ne m’ennuie pas je suis juste là avec mon corps mes pensées des pensées molles des pensées flottantes et je dors et je reste éveillée et je ne sais plus mais ça n’a pas d’importance pour moi.