Bonnie - 6

—  Je t’ai attendue.


Quand j’ouvre les yeux faut que je les frotte car tout est trouble et j’ai une soif terrible - terrible ! Il fait nuit, Domi est sur le canapé et moi je suis allongée sur le tapis. Quand j’essaie de bouger on dirait que mes os se sont mélangés de partout sous ma peau si bien que j’y arrive pas et je me rallonge aussitôt. J’ai comme une crampe dans la nuque. Toutes mes fibres craquent comme des branches sèches.


—  Je t’ai attendue pendant deux heures. Je t’ai appelée. Tu répondais pas. J’ai cru que Julius t’avait trouvée. Mais je suis rentrée et il y avait du Rêve partout dans la cuisine et t’avais vomi sur le tapis.


Effectivement, je sens contre ma joue un truc collant qui a commencé à sécher aux poils en plastique par terre ma peau me gratte peu à peu je réalise que tout mon corps me fait mal que j’ai une faim terrible et une migraine qui pourrait me péter le cerveau en deux et le faire couler par mes oreilles.


—  Je suis partie combien de temps ?


—  Trente-six heures peut-être ? Comme je sais pas exactement à quelle heure t’a commencé.


—  Mmmmh…


—  Tu peux me dire si tu veux pas venir avec moi, Bonnie. On est pas obligées de le faire ensemble.


C’est pas ça le problème.


—  Si, je veux partir aussi.


C’est juste que Bonnie-la-faible, Bonnie-la-bête, Bonnie-la-conne y arrive pas, je sais même plus ce que j’ai pensé au moment de m’enfiler deux cachets de Rêve je sais même pas si je pensais à quoi que ce soit il fallait juste c’était le moment il le fallait mais Domi m’attendait, merde, Domi m’attendait je le savais pourquoi j’y ai pas pensé à ce moment là ?


Oh double merde, voilà que je me mets à pleurnicher sur le tapis.


J’aimerais me retenir mais ça monte et monte malgré moi ça m’inonde les yeux la bouche le nez ça dégouline de partout j’y arrive pas j’y arrive pas. Même que j’ai un petit cri que je retiens du coup il devient une sorte de couinement de fond de gorge.


Comme si ça allait changer quoi que ce soit de chouiner comme si ça pouvait réparer mais non Domi a pas besoin de ça mais ça coule quand même encore et encore ça se mélange au vomi bleu ça brûle sur mes joues comment on fait pour réparer ce qu’on peut pas réparer, je sais pas ça me tue je sais pas comment je peux réparer ce que j’ai fait à Slang comment on répare hein.


—  Le plan est foutu de ma faute…


Ma voix ressemble plus à rien. Domi a des cernes noirs sous les yeux elle est très très pâle je sais pas si c’est la lumière ou l’heure on dirait que Domi est grise et que son crâne apparaît sous sa peau.


—  Tu vas déjà aller te laver, boire de l’eau, manger puis dormir. Trente-six heures, Bonnie. Un peu plus et j’allais devoir appeler les secours et ni toi ni moi on avait envie d’en arriver là. T’imagines si t’avais dû aller à l’hôpital ? Julius t’aurait retrouvée et il lui aurait pas fallu longtemps pour remonter jusqu’à moi.


L’odeur monte alors, en plus de celle du vomi : je me suis pissée dessus sur le tapis, y’a la tunique qui colle à mes cuisses, je crois que j’ai foutu en l’air le tapis de Domi mais je peux même pas lui dire que je lui rembourserai parce que j’ai déjà même pas de quoi financer ma consommation de Rêve, tout vient de sa réserve personnelle à elle ou de ce qu’elle récupère au travail quand je lui en réclame parce que j’ai tout ratissé. Je me suis pissée dessus. Je pensais que c’était derrière moi pourtant, des années que j’avais pas recommencé.
En fait je crois que ça m’était plus arrivé depuis le jour où Slang a commencé à me tatouer.

 

Quand je me réveille le lendemain midi, affamée, Domi est déjà partie au travail et le tapis est enroulé dans une bâche plastique près de l’entrée. Elle m’a laissé un mot sur la table du coin cuisine, près d’une grande carafe, elle a vraiment une sale écriture pleine de traits très resserrée j’ai du mal à déchiffrer ce qui me semble être le menu du jour il y a un petit sachet avec un cachet de Rêve collé au dos. Un seul cachet de Rêve.


J’ai l’impression de me faire cogner dans le bide.


Alors quoi, à cause de la veille, je serais plus responsable ? Je saurais pas me gérer, hein ? Domi qui me prend pour une gosse, Domi qui pense que je sais plus ce que je fais, ça va, c’était juste parce que j’avais du mal à quitter l’appart mais j’ai jamais fait ça les autres jours, jamais ! Je connais le Rêve, je sais me  gérer, je sais je sais je sais je sais je sais je sais
 Elle a embarqué tout le reste des doses. Je fouille dans les vêtements, dans le placard de la salle de bain, dans la bibliothèque, sous les meubles, rien je sais je sais je sais.
D’abord j’aurais voulu tout démolir, foutre ses vêtements par la fenêtre, arracher les étagères, étaler ses quiches surgelées sur les murs pour refaire la peinture puis mes yeux voient le petit cachet seul sur la table.


De quoi tenir la journée.


Il reste du Rêve.


Quand je tends le bras pour l’attraper je vois les fleurs qui s’enroulent dessus, les bouquets, les grappes, qui grimpent jusqu’aux doigts, je caresse ma gorge pleine d’encre sombre, tous ces pétales, toutes ces tiges, ces feuillages…


Parce que Domi rentrera ce soir…


Elle reviendra, je suis pas aussi horrible que ça, je sais qu’on m’abandonne, mais Domi m’abandonnera pas, hein ?


Le bordel de l’appart est monstrueux. On aurait dit que du monde s’est battu ici. Toutes les fringues que j’ai foutu par terre, le frigo vidé sur la table, les bouquins au sol, les pins renversés, le placard de la salle de bain qu’on aurait dit qu’il a explosé, le tapis qui pue quand même un peu la pisse surtout qu’on peut pas ouvrir les fenêtres ni les volets à cette heure à cause de la chaleur. Il fait chaud. Si chaud que l’eau qui sort des tuyaux quand je bois est imbuvable, si chaud que je transpire à grosses gouttes alors que je commence à faire le ménage. L’odeur des produits chimiques me monte à la tête j’ai envie de vomir je plie les affaires je nourris le chat je lui redonne de l’eau je passe l’aspirateur puis la serpillière après avoir fait la poussière sur l’étagère des zines je gratte les taches de brûlé sur la poêle en faisant la vaisselle enfin j’appelle les encombrants et descend le tapis dans la rue pour qu’ils le ramassent c’est pas comme si on allait en avoir encore besoin.


Puis j’attends.
Le soleil se couche et strie l’appartement de fils d’or quand j’ouvre la fenêtre.
J’attends.
Le ciel tourne au mauve les lumières sont plus profondes on distingue encore l’immeuble d’en face tout est calme en dehors de la rumeur qui monte des terrasses de café et les fenêtres s’allument au loin.
J’attends.
La nuit est tombée. J’ai pas osé allumer la lumière, le velours du canapé colle à mes cuisses alors que le béton renvoie la chaleur de la journée.
J’attends.
Sans bouger.
Le chat s’endort en boule à côté de moi son poil se soulève doucement au rythme de sa respiration.
J’attends.
Il fait nuit noire désormais.
Il faut que je l’admette.
Je crois que Domi m’a abandonnée.

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Hylm
Posté le 16/04/2025
Hylm il est fond du trou......
A la fin du chapitre précédent j'étais dejà dévasté et là je me fais achever
Étonnamment j'ai pas le sentiment que c'est par cruauté de l'auteur ou juste pour extraire la pitié du lecteur à coup de marteaux sur des chatons, je trouve 'logique/crédible' le déroulement de l'histoire , et super triste en plus. Ça fait une grosse différence car j'ai tendance à abandonner les histoires où j'ai l'impression que l'auteur s'amuse juste à tourmenter les personnages, et ici j'ai juste très hâte de lire la suite.
Vivre le point de vue de Bonnie est à la fois super efficace et nécessaire pour ne pas la haïr par reflexe à cause des conséquences de ses actions. J'ai tellement d'empathie pour elle (et si j'ai bien compris à la fin elle nettoie tout l'appart ET ne touche pas à sa dose du jour) et pour Domi aussi.
Je reste en vie à coup de toutes petites doses d'espoir au milieu de tout ça.
Les évolutions mentales de Bonnie entre ses phases de culpabilité/enervement etc... me semblent super crédibles, je n'ai jamais vécu ça mais c'est le genre de comportement que j'ai pu voir chez des personnes que j'ai croisées (et je me projette beaucoup dans Domi d'ailleurs)
Le parrallèle Slang/Bonnie me paraît de plus en plus visible dans leur séparation avec le monde
Bref je déprime un coup là mais j'ai très envie de lire la suite
Alice_Lath
Posté le 17/04/2025
Hello Hylm !
Aaaaah je suis à la fois très heureuse et désolée que l'effet marche... Je pense que c'est aussi que les personnages ne subissent pas juste des effets extérieurs peut-être ? Bonnie et Slang font des erreurs, des compromis, ils renoncent, ils ont leurs lâchetés... et en même temps ils ne sont pas responsables de tout ce qui leur arrive.
Et oui, Bonnie nettoie l'appart et ne prend pas de dose à ce moment ! L'addiction rend le rapport aux choses et à soi assez difficile, je suis contente d'avoir réussi à rendre ça, de même que la difficulté relationnelle qui peut en découler avec Domi
Mille merci encore pour ton passage
Et on va rentrer dans le dernier chapitre !
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