Slang - 6

Le total des économies cumulées des deux hommes s’élevait à 231 euros et 34 centimes, en incluant les centimes de la coupelle dans l’entrée qui sert parfois de cendrier à Gui ainsi que le reste d’argent de poche de sa grand-mère retrouvée dans une vieille carte d’anniversaire pour ses treize ans. Deux cent trente-et-un euros et trente-quatre centimes. Gui avait fait justement remarquer que jamais ils ne pourraient louer une voiture à ce prix là, sans parler d’acheter un Beretta, d’ailleurs aucun des deux n’était très sûr de savoir comment s’en procurer un ou en tout cas, Gui l’ignorait et Slang ne parlait pas.


Comme toujours, la solution vint de Gui.


Il trouva un quadricycle disponible dans une agence qu’il paya à l’avance après avoir hésité entre les teintes menthe et jaune poussin afin de partir sur terre de sienne - la couleur Pantone de l’année expliqua-t-il à Slang avant de sortir une vieille épée rouillée du placard, faute de Beretta, elle ferait bien le travail, il paraît que c’est un sabre de cavalerie napoléonien ou en tout cas c’était ce que le vieux du vide-grenier lui avait dit. Ils n’auraient qu’à le cacher dans la housse de hockey sur gazon que Gui garde dans un coin. Après tout, dans sa jeunesse, il avait été champion de France catégorie ourson.


Le plan nécessitait ensuite que, le jour venu, Slang suive sa routine jusqu’à l’heure indiquée par Gui.


Une routine bien rodée.  


Ce jour-là, Slang se lève comme chaque matin depuis bientôt deux mois, quand six heures sonne et que la lumière dorée du soleil se disloque dans la surface exiguë du studio ce qui, en quelques minutes, réchauffe sensiblement l’air embaumé de tabac à peine refroidi. Les rayons découpent parfaitement l’embrasure de la porte et les clefs qui pendent à la serrure. Il pose un pied à terre, réveille Gui encore ensommeillé sur le tapis pour qu’il puisse prendre sa place dans le lit - ils se relaient pour y dormir - puis se dirige vers la salle de bain. Comme chaque matin, il croise rapidement son reflet dans la glace, ses cernes, ses boutons, sa peau sèche par endroit, il plaque quelques épis avec un peu d’eau, comme on lui a déjà fait une réflexion une fois, tout en se lavant les dents. Il récupère une tunique anticanicule presque propre, passe un coup de déodorant et sort un masque chirurgical propre qu’il glisse dans sa poche. Le tout lui prend cinq minutes, peut-être dix quand il est particulièrement fatigué et que ses gestes sont plus lents, mais qu’il ne le mesure pas.


Gui a laissé le paquet de pain de mie traîner sur la table, il sait pourtant que Slang n’a plus faim.


Il a juste soif. Sauf qu’il ne le réalise qu’une fois dans le métro, entouré de ces ombres nébuleuse, immenses, aux doigts osseux qui se fondent en un magma brûlant croûté de lave et parcouru d’effluves de gaz. Chaque arrêt secoue la rame d’une nouvelle éruption qui remonte jusqu’à ses entrailles. La température augmente, bientôt trente-six degrés. Pris dans la gangue, Slang se recroqueville dans un coin, laisse glisser ses cheveux le longs de ses joues pour dissimuler ses yeux. Un grondement agite les concrétions de basalte. Il se courbe un peu plus, les mains contre la vitre, jusqu’à ce qu’une voix douce annonce prochain arrêt, La Défense, la Défense, prochain arrêt.


Le reste des sensations est mécanique : la brise à la sortie de la bouche de métro, la chaleur du soleil qui se reflète sur les vitres, l’élastique du masque chirurgical qui tire sur les oreilles, le froid de la climatisation quand s’ouvrent les portes automatiques, la moquette qui ploie sous les semelles, le bureau en plastique, le bruit de l’écran qui s’allume, le brouhaha discret des conversations dans l’open space encore timide en cette heure matinale, la lumière bleue qui ruisselle, glacé, sur son visage, le vrombissement de la machine à café, le craquement des feuilles de salade iceberg sans goût à la pause déjeuner, la vinaigrette sauce noisette, les notifications des mails, les réunions en présentiel ou en visio, le café tiède, les tableurs Excel à remplir, les données à lire et relire jusqu’à ne plus être très certain de ce que l’on regarde, New York et ses lumières qui défile sur le fond d’écran, le goût en plastique de l’eau bue à la gourde, le ronronnement du climatiseur, le soleil qui se hisse dans le ciel puis qui retombe pesamment, qui roule sur le relief des tours brisant la ligne d’horizon en fragments isolés.


Quand l’écran indique dix-huit heures, Slang se lève pour demander à sa boss s’il peut exceptionnellement partir en avance. Elle aurait aimé lui dire que cela serait retenu sur sa paie puis se souvient qu’il n’est pas payé. Alors, machinalement, tout en remplissant un document, elle lui signale que cela ne devra pas trop se reproduire sinon cela pourrait jouer sur sa candidature à l’emploi contrat-précaire-temps-plein auquel il peut postuler à la fin et que ça serait dommage car il est bien sérieux, même s’il pourrait faire un effort avec ses collègues et qu’on lui a dit qu’il ne participait pas aux discussions lors des déjeuners des nouveaux à la cafétéria.


Slang comprend que c’est oui. Il range ses affaires soigneusement, comme tous les soirs, pour que tout soit en ordre si jamais il ne revenait pas ce qui est peut-être vrai en ce jour particulier. Salue quelques collègues d’un hochement de tête avant de prendre l’ascenseur, le couloir en sens inverse du matin, passer la salle de réception où le traiteur s’agite et où l’on installe de grandes tables nappées de blanc pour enfin déboucher sur l’esplanade.


Aussitôt, le dégorgement du béton brûlant l’enveloppe des pieds à la tête. Le bitume fond par endroit et colle à ses semelles, il avance prudemment le long des tours pour rester autant que possible à l’ombre, s’arrête parfois pour avaler une gorgée d’eau puisée dans sa gourde. Le métro lui semble soudain frais - ou presque - grâce aux courant d’air qui s’engouffrent par l’escalier.


Quand il arrive au point de rendez-vous convenu avec Gui, il a terminé ses réserves d’eau. Heureusement Gui avait anticipé et chargé le quadricycle avec plusieurs bidons pour la route, il avale de longues lampées réchauffées par le soleil, loin d’être désaltérantes, elle fait remonter les relents d’une migraine qui a commencé à vriller la partie droite de son crâne depuis la pause déjeuner.


—  J’ai coincé les deux portes d’entrée, fait Gui. Tu auras qu’à entrer, ensuite c’est au quatrième étage, porte de droite, celle où il y a pas de paillasson. Je t’ai trouvé ça, ça devrait te servir pour la serrure.  


Il éventre un emballage plastique d’où il tire une clef de tension qu’il jette à Slang. Par réflexe, Slang l’attrape et alors qu’il la tend à Gui, ce dernier croise les bras.

 

 

La serrure de l’appartement de Julius fixe Slang de son œil noir derrière lequel se dissimulent les mystères de l’intimité de cet homme que Slang ne connaît au fond pas si bien. Slang ignore par exemple si Julius a aimé Bonnie un jour ou bien pourquoi il a décidé de travailler pour les laboratoires BH, ce qu’il avait en tête au moment où il a décidé que Bonnie devait payer ou que le salon de tatouage a brûlé. Il ignore ce qu’il fait de ses soirées ou de ses nuits, ce qu’il imagine pour son futur, est-ce qu’il a peur de la mort ? Est-ce qu’il y pense souvent le matin quand le soleil se lève rose ou quand l’heure bleue recouvre la ville ? Arrive-t-il à dormir ? La clef de tension entre les mains, il fixe la serrure comme si cette dernière était non pas un œil, mais une bouche, ce qui était stupide : jamais l’on avait vu une serrure trahir les secrets de ceux qui en poussent la porte.


Comme il était stupide de la part de Gui de penser que Slang saurait quoi faire de cette clef de tension.


Slang avait bien essayé de l’enfoncer un peu, pour le principe, mais cela n’avait rien donné. Maintenant, il n’a plus qu’à faire demi-tour, dire à Gui qu’il avait essayé, ils rendraient le quadricycle, rangeraient le sabre de cavalerie dans l’armoire, fumeraient un peu et demain serait un nouveau jour de plus dans sa vie devenue amorphe et il songea aux cachets sur la table basse prescrits par le psyc qu’on lui a vendu pour créer un peu de bonheur chimique dans sa vie.


La clef de tension résiste dans la serrure. Il appuie sur le battant, tire encore, grogne, tourne la poignée : la clef de tension sort brutalement alors que la porte s’ouvre devant lui.


Elle n’était pas fermée.


Pourtant, Julius devait être à la réception à la Défense, il devait même prononcer un petit discours avec les autres invités.


Un long corridor sombre rétrécit par des consoles en bois laqué s’ouvre vers un salon bordé de larges baies vitrées, les lumières sont éteintes ; il flotte dans l’air une obscurité dense, soyeuse, presque cotonneuse. Slang entre et ferme la porte derrière lui, même les gonds semblent parfaitement huilés. Il avance encore. Accrochés au mur, des masques grecs l’observent, maquillés, mais nus au revers, boursouflés, grotesques, ils détonnent dans le décor de vases épurés, de fleurs sèches, de peintures abstraites accrochées au mur ou déposées sur des étagères de noyer brillant.


Slang pénètre dans le salon. En contrebas, le gyrophare d’un véhicule garé - la police ? Les pompiers ? - projette de brefs éclats bleus sur les meubles et les murs, révélant par à-coup un univers aquatique, une pièce-aquarium où le seul son provient du craquement de la fausse cheminée ainsi que du souffle de la silhouette qui fume tout bas sur le canapé d’angle un peu plus loin. Il aurait pu croire qu’il avait basculé dans la mer. La silhouette expire une bouffée qui reflète les éclats de l’eau.


Tu m’as fait peur, Slang.

X

Julius s’installe dans le canapé du salon de tatouage, c’est l’hiver. Son pull est trempé encore de pluie et il a laissé de grosses traces de boue sur le tapis, il s’est excusé, il n’a pas fait attention, promis il va nettoyer.


Slang dit juste que Bonnie arrive bientôt.


Puis retourne à la lecture de l’encyclopédie, il a une grosse pièce à venir, il note quelques références, notamment une azalée alors que s’installe le silence, alourdi par pression de la tempête qui se déverse de l’autre côté de la vitrine.


Julius lève les yeux vers le plafond.


J’aime beaucoup ton salon. C’est très rouge, c’est très noir et en même temps, t’as réussi à mettre de la lumière chaude. On s’y sent bien. On a l’impression de rentrer à la maison à chaque fois.


Comme Slang ne répond pas, il retire son pull pour le mettre à sécher sur une patère et continue.


Tu crois que tu pourrais me tatouer quelque chose un jour ? C’est beau ce que tu fais sur Bonnie. Je ferai jamais autant, mais quelque chose qui se voit pas trop, une plante quelque part, peut-être vers les côtes. Je sais que ça fait mal, mais tant pis. Je me dis que ça sera discret au besoin.


Slang marmonne que pourquoi pas.


Personne t’oblige à dire oui, à faire semblant. Je sais que tu ne m’as jamais vraiment apprécié. Je ne suis pas assez cool pour toi.


Le roulement du tonnerre gronde dans la ruelle ; les gouttières bouillonnent, grincent, alors que la pluie, poussée par le vent, vire à l’oblique. Un déchet claque contre la vitrine. Il laisse une traînée grasse sur le verre.


C’est facile, pour Bonnie et toi, de décider de vous foutre de tout, de vous tenir à l’écart. Je vois aussi que Bonnie me trouve pas aussi cool que toi. Alors que personne n’attend rien de vous et vous vous laissez porter par ceux qui se bougent. Comme moi. Moi je me bouge. C’est pour ça que tu me méprises. Et que tu penses que je le remarque pas. C’est plus facile de garder les mains propres quand on en fait rien et de mépriser ensuite les gens comme moi. Bonnie et toi, vous comprenez pas.

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