… Finalement Domi avait juste du retard parce que quelqu’un s’était jeté sur les voies elle m’a dit que ça arrivait plus souvent l’été à cause de la chaleur, tu vois ? Les gens tombent comme des fruits pourris aux heures de pointe. Elle est rentrée elle a rien dit pour le tapis ou les assiettes qui manquaient elle s’est juste allongée sur le canapé après avoir essuyé le sang sur sa joue elle s’est endormie pendant que je mettais la quiche à réchauffer. Comme j’ai fait le ménage le quota énergie du jour a été atteint au milieu de la cuisson le four s’est éteint tout a sauté j’ai mangé un bout encore à moitié gelé dans le noir pendant qu’elle dormait. Ça craquait sous la dent. J’entendais juste la respiration de Domi une respiration très fragile. J’avais peur qu’en l’écoutant elle s’arrête alors je suis allée dans la chambre après avoir mis le réveil pour elle pour le matin et j’ai regardé l’écran jusqu’à très tard, puis je me suis endormie. J’avais pas pris de Rêve de la journée, le cachet est resté sur la table de la cuisine.
Le plan est reporté à la semaine suivante. C’est Domi qui m’a dit ça quand elle est rentrée le lendemain j’avais passé la journée à regarder l’écran où ils passaient des documentaires sur les dernières morceaux d’Amazonie qui crament les nouvelles pénuries à venir les jeux télévisés pour gagner des paniers de courses et puis j’ai dormi. Le cachet de Rêve avait pas bougé de la table de la cuisine. Je lui ai dit qu’apparemment ils avaient trouvé jusqu’à 10% de particules de plastique dans la pâte surgelée des quiches et des tartes ce que j’ai pas dit c’est que le Rêve m’a bien manqué dans ces moments-là que j’aurais aimé aller ailleurs là où il fait doux. Domi a dit que de toutes façons on se taille mardi, mardi prochain, comme ce qu’on a prévu la dernière fois.
J’ai pris le cachet la veille au soir pour me détendre. Le moment venu cette fois j’ai attrapé le chat, les sacs, Domi avait voulu qu’on s’appelle au moment où je partais alors j’ai quitté l’appart puis l’immeuble avec sa voix dans les écouteurs qui me parlait pas parce qu’elle cachait son écran au boulot et donc je l’entendais parler à des collègues parfois le nom de Julius remontait et ça me faisait bizarre.
J’ai déposé les affaires là où elle m’avait dit, dans le hall d’une de ses amies, près de République.
Je suis montée.
Domi m’avait donné le code de la porte elle avait dû venir arroser les plantes un été qu’il était allé à Dubaï et le code marchait encore. Alors je suis entrée, c’est bête comme ça.
Je suis rentrée chez Julius je devais lui voler tout son stock de Rêve puis repartir mais je sais pas j’ai eu envie de fumer une cigarette là. Parce que ça faisait longtemps que j’avais pas remis les pieds chez lui.
Dans le même temps, peut-être pour ne pas avoir à lever la tête, Bonnie regarde les haltères sous étui remisés dans un coin le tapis de course à l’écran tactile qui consomme bien les droits énergétiques de plusieurs foyers puis la barre de traction. Peut-être que le jour de leur séparation avec Julius a commencé au moment où Julius s’est tourné vers la force. La force pour se protéger, la force pour se défendre, la force car le monde extérieur “c’est pas des tendres”, la force chez les autres, on pardonne tout aux autres s’ils sont forts et puis on se plaint qu’il n’y ait plus que des rapports de force que de la domination on se plaint de l’existence des forts ensuite on leur pardonne tout aux forts sauf de ne plus l’être : Bonnie n’a jamais aimé la force. Elle s’en méfie.
Tout comme son dégoût de la force a pesé sur l’éloignement avec Julius, il a peut-être été à l’origine de son rapprochement avec Slang, dans cette soirée cataphile, un soir où Domi jouait un chameau avec son club amateur d’impro, Paris dormait alors.
J’ai cru que tu m’avais abandonné. J’pensais que je comptais plus pour toi. Je t’ai cherchée partout alors que t’étais nulle part, le salon a brûlé j’pensais que tu m’avais laissé tomber.
Slang s’effondre sur le canapé de Julius il retire son masque et l’éclat des gyrophares bleus brille sur ses dents de métal il secoue ses cheveux frotte ses bras il a une clef de tension entre les doigts qu’est-ce qu’il peut faire avec une clef de tension pourquoi il a ça ah oui pour crocheter bien sûr pour entrer mais il n’y arrive pas.
Je voulais pas te laisser seul. Je voulais juste pas que Julius vienne te chercher, je pensais pas qu’il ferait ça…
Eh ben c’tait raté.
Je suis désolée… Comme tu m’as pas reconnue au bureau je pensais que tu voulais plus de moi dans ta vie… Je savais pas que tu serais là…
C’est à cause de Gui.
Ah…
Bonnie et Slang sont assis sur le canapé de Julius, un canapé de cuir si raide qu’ils n’arrivent pas à s’y couler complètement et si brillant qu’il prend les reflets de l’eau contemplée depuis le revers de la surface un soir d’été. Les mouvements sont gauches. Sur les bras de Bonnie les fleurs palpitent elle sent ses veines qui frémissent et Slang a la gorge sèche, une fébrilité dans la gorge qui ne se dissipe pas. Chacun regarde devant soi. Face à eux, accrochée sur le mur, une grande horloge moderne composée d’une simple aiguille, sans numérotation ni rien, l’aiguille bouge lentement alors que le silence emplit peu à peu la pièce d’une substance moite et que les bouches restent muettes faute de mot quand enfin Slang murmure si bas que sa voix se mêle aux élancements étouffés du gyrophare en contrebas.
J’savais pas que t’étais venue me voir au bureau.
Tu m’as pas reconnue alors. Ou c’est à cause du maquillage et des cheveux. C’est Domi qui a forcé pour que je sois là mais je savais pas pourquoi. Je pensais que Julius t’avait emmené loin et que je te reverrai jamais.
Tu m’as laissé tomber si j’comprends bien…
…
C’est encore l’Rêve, hein ?
Je te voyais quand j’en prenais.
Mais c’tait pas moi.
T’as arrêté de me chercher aussi. En fait je sais même pas si tu m’as cherchée quand je suis partie.
Je t’ai cherchée. J’t’ai même cherchée dans tout Paris. Tout. Les quais, les bars, les rues, les parcs, j’ai demandé à toutes les ombres du quai et des queues j’ai demandé aux épiciers aux livreurs, j’ai demandé partout et t’étais nulle part.
Bonnie tourne alors la tête vers Slang et croise son regard elle pense : je suis là et lui aussi est-ce que Gui et Domi ont fait exprès est-ce que c’est un signe qu’est-ce que ça veut dire est-ce qu’on se fout de moi est-ce que Julius est caché dans le placard dans sa chambre toutes ces pensées qui s’enchevêtrent jusqu’à ce que Slang lève à son tour ses yeux sur les siens. Ils sont terreux. Chauds et profonds comme la glaise comme la terre où poussent les fleurs qu’il aime tellement si denses qu’elle a l’impression de goûter la tourbe noire sur sa langue une boue de pluie d’automne. Elle rentre dans ce regard comme elle pousserait la porte de sa chambre.
L’appartement de Domi n’a jamais été une maison à dire vrai non plus que le salon de tatouage.
Ou ils l’ont été mais à la pensée de Domi qui l’attend en bas à la brûlure qui pique les fleurs sur ses bras à Slang à un mètre d’elle même pas Bonnie sent qu’elle a déployé une tente ailleurs dans un endroit qui bouge sans cesse un endroit à peine plus grand que ses bras.
Gui m’a dit qu’ici j’allais devoir décider qui j’veux être. Je sais même pas si le stock de Rêve de Julius l’intéresse tant qu’ça.
Domi m’a rien dit.
Mais elle aurait pu je pense songe Bonnie parce qu’on est là tous les deux dans le salon de Julius que l’heure tourne qu’ils nous attendent en bas et pour le moment tout ce que j’aurais fait c’est fumer une clope j’ai même pas commencé à chercher en même temps c’est sûr qu’il a bien caché son stock de Rêve. Domi a découvert depuis longtemps que Julius faisait un petit trafic en parallèle sans doute qu’elle gardait cette idée sous le coude pour le jour où elle en aurait marre et qu’il faudrait de l’argent. Ce jour est venu, plus vite que prévu et maintenant elle me fait confiance, à moi, pour sortir un stock de Rêve et lui rapporter pourquoi pourquoi elle fait ça est-ce qu’elle veut me tester pourquoi
Si j’brûle l’appart de Julius j’ai l’impression d’être comme lui. Si j’le laisse partir sans rien sans que personne le punisse jamais sans que lui réalise ce qu’il m’a fait j’vais m’en vouloir. J’veux pas regretter, Bonnie. J’pourrais le punir pour ce qu’il t’a fait. J’pourrais pourrir tout ce à quoi il tient mais j’arrive même pas à savoir si ça me rendra quoi que ce soit. J’arrive pas à savoir c’que je dois faire.
T’as peur de quoi si tu te trompes ?
J’flippe de cette violence dans ma tête, j’ai peur de ce qui peut s’passer si je la laisse faire. J’veux plus la laisser faire. J’ai peur de tout ce qu’elle m’dit.
Bonnie s’allume une nouvelle clope la braise éclaire le bout de son nez et l’éclat de ses yeux tandis que la pénombre agite doucement les tatouages sur ses bras au rythme des fluctuations de ses muscles. Slang observe les mouvements, il aperçoit un vide à un endroit, près de l’épaule et l’aiguille lui manque soudain elle lui manque terriblement de même que l’encyclopédie et tous ses modèles de même que l’encre poisseuse et le vrombissement de l’appareil. Quand Bonnie se lève, il se lève à son tour. Quand elle va dans la chambre de Julius, il la suit sans hésiter de même quand elle se rend ensuite dans le dressing d’où elle sort une grosse boîte à chaussures dont elle vire la paire de cuir véritable - Slang n’en avait pas vu depuis quinze ans au moins. Puis elle commence à remplir la boîte. Elle ouvre les tiroirs pour en sortir des photos, quelques bijoux sans que la valeur ait l’air d’orienter son choix puisqu’elle mélange du toc et de l’or, une vieille peluche lessivée au fond du placard, une figurine en buis patinée représentant un homme à genoux, elle remplit tant et si bien que la boîte déborde quand elle la tend à Slang. Malgré la curiosité, il n’ose pas fouiller, il détourne même le regard pour éviter de croiser le fatras terriblement intime de cet homme qu’il connaît si mal.
Tu la tiens pour moi, je reviens.