Le pasteur Terry, Californie
1974
* * * 21 * * *
Le blues est le battement du cœur.
* * *
Au milieu de l’après-midi, le pasteur s’était lavé et avait arrangé comme il le pouvait son costume. Il était en pleine prière quand une clameur monta. Il alla voir ce qu’il se passait à travers les barreaux de sa fenêtre. Il n’y avait pas grand-chose à voir, mais il entendait cette vibration, de plus en plus forte. Il s’aperçu que ces cris venaient de tous les bâtiments autour du sien. Il pensa d’abord à une émeute et il se remémora les paroles du directeur sur la sécurité. Mais il ne devait pas être en danger dans ce bâtiment. Il était entouré de gardes armés et il pensa que ceux qui avaient le plus à craindre, c’étaient les émeutiers eux-mêmes ! Ils allaient au-devant de représailles, de privations et châtiments encore plus lourds. Mais après tout, les châtiments, corporels ou psychologiques, étaient le meilleur moyen de racheter leurs fautes, et ces hommes, enfermés ici étaient bien là pour se racheter. Pourquoi mériteraient-ils de la compassion ?
Rassuré par ces pensées, le pasteur écouta attentivement les bruits venant de l’extérieur. Il fut surpris, car les grondements de foule qui parvenaient jusqu’à lui ne portaient pas de colère, pas de haine et aucune agressivité. Il pensait même entendre dans ce tumulte des élans de joie et de passion. Après quelques minutes, il était convaincu d’écouter une foule unanime et heureuse, il entendait l’espoir.
Intrigué, il voulut vérifier la cause de ce mouvement de foule. Il n’avait aucune crainte, son bâtiment n’était pas accessible aux prisonniers et l’ambiance qu’il entendait dehors n’avait rien d’inquiétante. Il arriva rapidement sur le perron de l’immeuble. Le spectacle qu’il découvrit était édifiant. Des centaines de prisonniers étaient penchés à leurs fenêtres, essayant de passer un maximum de leur corps au travers des barreaux. Ils tapaient dans leurs mains, ils tapaient leurs gobelets métalliques après les murs et ils chantaient. Ce qui se passait était une telle contradiction avec le sentiment d’oppression qu’il avait ressenti en entrant dans ce lieu. Les gardiens étaient nerveux et les armes prêtes à faire feu. Mais comment demander à plusieurs centaines de prisonniers de se taire quand ils étaient dans une telle liesse ?
Des mouvements attirèrent son regard. Au coin de son immeuble, trois Cadillac Deville modèle 1959 étaient garées sur un parking. Un camion les avait accompagnées et des techniciens transféraient du matériel dans le bâtiment. Ce devait être le groupe pour le concert de ce soir. Le pasteur fut intrigué quelques secondes par ces Cadillac. Il fut légèrement étourdi comme s’il sortait d’un rêve, d’une impression de déjà-vu. Mais ces souvenirs enfuis dataient d’une autre vie et il préféra les mettre de côté. Il remonta dans sa chambre et se remis à prier.
Plus tard dans la soirée, le pasteur avait pris son repas seul dans sa chambre. Il ne recherchait pas la compagnie des gardiens, ces brutes racistes qui jouissaient du pouvoir autoritaire qu’on leur avait offert.
« Ces hommes sont perdus dans un lieu perdu. Ils sont payés pour être des tortionnaires et beaucoup d’entre eux s’abreuvent du plaisir des souffrances qu’ils infligent aux prisonniers. Ils s’avilissent et dispensent leur propre justice, humaine et corrompue. Seul Dieu peut éprouver nos corps et nos âmes et nous accorder le pardon. Mais il y a bien longtemps que Dieu n’est pas venu dans cet endroit, Stockton, Californie, le pays des rêves et du vice. Il n’y a que pour une exécution que Dieu est invité. Mais pourquoi donc ? Pourquoi les autorités s’attachent autant à cette mascarade, à montrer cette illusion de compassion pour ces condamnés, ces damnés ? Craignent-ils pour leurs propres âmes, quand ils passeront aussi de l’autre côté ? L’homme faible est pleutre. Mon Dieu, ils ne méritent pas ton amour. Il y a tant de morts accidentelles dans cet endroit et pour lesquelles tu n’es pas appelé. Ils jettent les corps dans une fosse, le nom est juste noté dans un registre et Amen. »
Alors que le pasteur errait dans ses pensées, une sourde vibration se fit ressentir.
« Boom »
Des ondes se formèrent à la surface de l’eau, dans son verre.
«Boom Boom »
Les murs de sa cellule se mirent à frissonner.
« Boom Boom Boom Boom »
Les yeux du pasteur s’ouvrirent en grand. Son corps se mit subitement en alerte. Ses muscles se tendirent et son esprit se mit à l’affût. Ce message était destiné à son âme et surtout à son cœur ! Il tomba à genoux.
– Mon Dieu, je suis martyr persécuté, je suis en proie aux ténèbres.
– Boom Boom Boom Boom
– Je suis à terre ! Miséricordieux ! Mon Dieu donne-moi la foi.
– Boom Boom Boom Boom
– Mon Dieu, ils veulent me détourner de toi.
– Boom Boom Boom Boom
– Mon Dieu, ils veulent mon âme !
– Boom Boom Boom Boom
– Mon Dieu, plus de pavanement, je ne veux que ma pénitence.
– Boom Boom Boom Boom
– Ils me promettent l’enfer, tu me proposes le paradis
– Boom Boom Boom Boom
– Mon Dieu, je ne veux plus chanter, je ne veux plus jouer.
– Boom Boom Boom Boom
– Mon Dieu, j’ai été aimé, j’ai été adulé. De toi seul je mérite l’amour.
– Boom Boom Boom Boom
– Mon Dieu, je ne veux plus chanter, je ne veux plus danser.
– Boom Boom Boom Boom
– Mon Dieu, cette musique et cette vie ne sont pas tiennes. Je t’en prie, donne-moi la force !
– Boom Boom Boom Boom
– Mon Dieu, elle me hante ! Elle veut me posséder, je t’en prie, donne-moi la force.
– Boom Boom Boom Boom
– Mon Dieu, elle m’appelle ! Je t’en prie, donne-moi la force.
– Boom Boom Boom Boom
– Mon Dieu, j’ai été aimé, j’ai été adulé. C’est mon péché.
– Boom Boom Boom Boom
– Autrefois, j’ai mis le feu, Mon Dieu, éteint les braises.
Épuisé par ce duel contre lui-même et contre ce chant qui l’appelait, il s’allongea sur le sol. Il se laissa happer par les ténèbres.
Quelques heures après sa perte de conscience, le pasteur se réveilla allongé sur le sol. La pierre était froide et il se souvint de son affrontement intérieur. Il avait perdu la notion du temps et dû faire appel à toute sa motivation pour se relever. Il était glacé. Il regarda sa montre et s’aperçu qu’il n’était endormi que depuis quelques heures, mais il n’était pas très tard. Il fut surpris par le silence qui régnait dans la pièce. Ce calme contrastait avec les pulsions de vie qui l’avaient assailli il y a quelques heures et contre lesquelles il avait lutté.
Mais cette vibration, ce rythme qu’il avait entendu provoquait du désir en lui. La curiosité s’était réveillée comme une aiguille s’enfonçant dans son esprit. Il fallait qu’il sache, pourquoi ici, dans cette prison, cet appel avait été lancé. Il ne pouvait y avoir de hasard. Pourquoi ce souvenir d’une vie qu’il voulait oublier, refaisait surface ici, à Stockton ? Le désir de comprendre était trop fort, alors il enfila son veston et sortit de sa chambre. Il descendit au rez-de-chaussée et chercha la grande salle dans laquelle s’était déroulé le concert. Elle ne fut pas difficile à trouver, mais quand il y arriva, les musiciens n’étaient plus là. Il ne restait que les roadies s’affairant sur le matériel. Le pasteur alla les trouver et leur demanda si les musiciens étaient déjà partis et on lui répondit qu’ils buvaient quelques bières dans le réfectoire des gardiens. Les gars lui indiquèrent le chemin et le pasteur s’y dirigea. Quand il arriva dans le restaurant, il aperçut les musiciens qui riaient et descendaient quelques verres avec des gardiens autour d’une table. Au milieu du groupe, il identifia rapidement un vieil homme assis. Il s’approcha lentement du groupe et son angoisse montait. Il avait reconnu le vieil homme, avec son chapeau Homburg noir en feutre, son beau costume de dandy dans lequel il flottait, sa cravate et ses chaussettes étoilées. Quand il fut à quelques mètres, le bluesman leva les yeux vers le pasteur et malgré ses lunettes noires, le pasteur savait que le vieil homme l’observait.
Il l’attendait.
Puis ce fut tout le groupe qui se tourna vers le Pasteur, ils regardèrent le bluesman et un à un ils quittèrent la table et allèrent continuer leur discussion dans un autre coin de la pièce. Le vieil homme n’avait rien dit, mais tous avaient compris que ces deux-là avaient rendez-vous.
Le Pasteur prit une chaise.
Il s’assit et fit face à son ancien ami.
– Salut Jaha Lenna ! Pourquoi ?
– Salut Buck, je suis venu pour toi.