Snakeheart, Las-Vegas
2023
Juste après que Joe et Betty s’enfuient du Honky Tonk Bar
* * * 22 * * *
Là où la route est sombre et où la graine est plantée
La où le pistolet est armé et où la balle est froide
Là où les kilomètres sont marqués dans le sang et l'or
Je te verrai plus loin sur la route.
Further up on the road
Johnny Cash
* * *
Il était dix-neuf heures. Lewis était arrivé il y a quelques minutes dans sa loge de l’hôtel International de Vegas. Il était arrivé le premier et avait allumé le plafonnier jauni et la table à maquillage. Ensuite il avait mis en route sa playlist du moment sur son Iphone et balancé le flux vers l’enceinte connectée posée sur la petite table, devant le canapé, au fond de la loge. Il mis le son à fond.
Il observa son reflet dans le grand miroir, au milieu des ampoules. Ce n’est plus comme avant se dit-il, comme à la grande époque, il y a quarante ans, quand il vivait à plein temps dans cet hôtel. Le trentième étage lui était réservé, à lui, son staff, sa famille, ses amis. Il y jouait toujours, mais il s’habillait et se maquillait seul. Il habitait une belle maison, située dans la banlieue chic de Las Vegas et il venait au casino comme on allait au travail, quatre soirs par semaine, de dix-neuf heures à vingt-trois heures. Quatre soirées par semaines, il faisait son show sur la petite scène placée au bout de la salle des machines à sous. Et quand il montait sur la scène avec son acolyte, peu importait l’âge, peu importait la taille de la scène et peu importait l’attention du public, la magie opérait toujours. La poursuite s’allumait, les amplis grésillaient et quand claquait la première note il se retrouvait des années en arrière, quand des milliers de fans venaient à Vegas simplement pour le voir, pour l’entendre chanter. Pendant ses shows, il y avait toujours quelques joueurs qui arrêtaient de tripoter leur machine pour jeter un coup d’œil vers la scène et se laissaient emmener par le blues et le rock’n’roll. Quand Lewis chantait, les lumières et les attentions, les cœurs et les âmes se tournaient vers la scène, le bruit des machines diminuait et l’affluence au bar placé près de la scène augmentait.
« Bon compromis entre le vie d’artiste et la vie tranquille » se dit-il en se fixant dans le miroir.
Alors que Lewis se perdait dans ses pensées, la porte de la loge s’ouvrit bruyamment et Charlie entra, tonitruant, dans la loge avachi sur une fille dont il pourrait être le grand père.
– Salut mec ! Lança Charlie. Déjà au maquillage la pinup !
– Salut Charlie ! Tout juste à l’heure, comme d’habitude.
Lewis se leva et alla serrer Charlie dans bras et l’embrassa. Charlie poussait gentiment la fille dehors.
– Je te dis à tout à l’heure, ma belle ! Après notre show je t’emmènerai voir Céline au Caesar. Parait qu’elle fait un carton !
– Ca roule mon chou. Je t’attends dans la salle.
Charlie et sa petite amie du soir s’embrassèrent à s’user la langue et la groupie sortit de la loge avec un grand sourire.
– Et bien Charlie ! Elles sont de plus en plus jeunes !
– Tu rigoles mec, elle à l’âge. Crois-moi, elle à l’âge !
Charlie s’installa dans le canapé. Il ouvrit la table-bar et en sortit une bouteille de whisky et deux verres. Lewis quant à lui se rassit devant son miroir et continua à se préparer.
– Pas de verre pour moi, Charlie, tu sais bien que je ne bois pas avant un show.
– Oh allez ! Juste un petit, pour m‘accompagner.
– Non, tu sais bien, pas la peine d’insister.
– Ok ok comme tu voudras, mais tu rates quelque chose. C’est un vingt-cinq ans d’âge et je l’ai ramené moi-même celui-ci. Il y en a marre de la bibine à dix dollars la bouteille qu’ils nous refilent dans cet hôtel !
– T’inquiète, Charlie, on trinquera après le spectacle et avant que tu amènes …. comment s’appelle-t-elle déjà ?
– La demoiselle s’appelle comme on veut car elle est très gentille. Charlie éclata de rire. Et moi je l’appelle Veronica. C’est super Veronica, non ?
– Ok, alors on trinquera avant que tu emmènes Veronica voir Céline !
Lewis se remit à son maquillage et Charlie entama son verre, à moitié allongé dans le canapé, d’une couleur rouge pétante. Tout en se préparant, Lewis observa son ami, affalé dans le canapé rouge vif. Charlie avait accepté de mettre son costume blanc bon marché. Lewis sourit car Charlie avait écouté sa demande même s’il avait râlé. Il avait malgré tout mis sa chemise à fleur, bleue pâle. Lewis aimait qu’ils chantent en blanc. Ca lui rappelait la grande époque. L’époque « Las Vegas ».
Charlie avait toujours une gueule, malgré les années. Il avait gardé son allure fine et sa démarche nerveuse. Ses cheveux étaient toujours blonds bien que sa mèche se soit un peu raidie. Sur scène, il avait toujours une énergie étonnante. Quand il s’installait au piano, il enflammait la salle. Certains soirs quand Charlie se perdait dans ses solos de boogie, Lewis se mettait dans l’ombre et profitait du moment, il profitait de cette énergie. Charlie était pour Lewis un moteur. Souvent il avait voulu raccrocher, mais la force juvénile de Charlie, sa folie douce et son insouciance avait fait vivre l’envie de la scène. Lewis avait accepté de reprendre du service pour offrir à son pote une branche à laquelle se raccrocher. Sans la scène Charlie se serait déjà perdu dans les méandres de sa folie. Cela faisait des années maintenant qu’ils jouaient leurs vieux tubes en duo, dans ce casino.
Lewis brisa le silence.
– Tu es en forme pour ce soir ? Tu n’as pas trop picolé ?
– T’inquiète mec, répondit Charlie en se servant un nouveau verre. Tu sais bien que je gère, je sais me tenir. D’ailleurs tu devrais aussi prendre un petit verre. Dit-il au ralenti. Je suis sûr que tu serais plus décontracté !
– Je sais bien que tu gères, Charlie. D’ailleurs je trouve que tu joues de mieux en mieux. Tes morceaux sont plus fluides, plus doux que quand on était jeunes.
– Tu sais, quand on était au sommet, le public et surtout nos maisons de disques, nos impresarios et tous ceux qui nous trainaient autour voulaient que je fasse du Charlie Lee. Ils n’en n’avaient rien à foutre que je m’améliore. Ils voulaient simplement ce que le public demandait. Maintenant, nous sommes plus libres. On peut faire ce qu’on veut. La scène est à nous et tous les gens, dehors, ne viennent même plus pour nous, mais pour les machines à sous ! Nous sommes des vestiges du « grand Vegas », des dinosaures de la période rock’n’roll.
– Tu pousses un peu. De temps en temps il y en a quelques-uns qui viennent nous voir. Il y en a même qui nous demandent des autographes.
– C’est vrai, tu n’as pas tort.
Charlie se resservit un troisième verre, alors que Lewis commençait à gominer sa banane. Avec les années il lui fallait mettre un peu plus de gel pour que sa coiffure tienne, mais il faisait encore illusion.
– Dis-moi Lewis ! Je ne t’ai jamais remercié de m’avoir amené sur tes shows. C’est vrai que cette scène de salle de machines à sous ne vaut pas les grandes salles qu’on a connues, mais sans toi, je ne serais certainement pas ici en train de continuer à faire de la musique.
– Dis-moi, tu deviens sentimental, il faut peut-être arrêter de boire ! Dit-il en riant.
– Non, sérieux ! c’est une chance à notre âge de pouvoir continuer à faire de la musique. Sans ça, je me serais probablement déjà perdu sur la route, à quelques carrefours.
– Ah mais tu sais bien que je ne peux pas me passer de ta belle gueule.
Ils rirent à nouveaux.
Ils laissèrent quelques minutes passer à écouter la playlist de Lewis, qui continuait sa préparation. Charlie profitait d’un autre verre.
Charlie rompit le silence.
– Dis voir Lewis ! Tu te plais à Vegas ?
Lewis se figea et fixa son ami.
– Pourquoi tu me demandes ça ? Tu ne te plais pas ici ?
– Si bien sûr. On a tout ce qu’il nous faut, mais l’Est me manque. L’esprit de Memphis, la Nouvelle Orléans, Nashville, les vrais honky tonks, tout ça me manque. J’en ai marre de la vie de casino. On devient des pépères ! Lewis, il faut qu’on reprenne la route ! Comme à la grande époque.
– Je ne sais pas Charlie. Le route ça use et je pense qu’on est bien ici. Job stable, baraque sympa ….
– Parle pour toi !
– Tu pourrais te payer une baraque sympa aussi, Charlie. Tu gagnes assez d’argent. Tu vis dans les hôtels parce que tu ne veux pas te poser. Je crois que tu as peur de te poser. Je me trompe ?
– Je t’emmerde Lewis, je me poserai quand je serai vieux !
– C’est ici que tu as raté quelque chose, Charlie, c’est qu’on est vieux !
– Parle pour toi, mec ! Jeta Charlie, en vidant son verre cul sec.
Après un temps de silence, Charlie se leva brusquement et alla s’assoir à côté de Lewis. Il prit le ton de la confidence.
– Lewis, il y a un bruit qui court dans les bas-fonds. Il se dit que bientôt, à Tulsa, il y aura un homme, un musicien, qui peut sauver les âmes des musiciens perdus.
– Et tu es intéressé, Charlie, tu te crois perdu ?
– Je crois que c’est trop tard pour nous, on s’est rangé, on est plus ou moins casé. Mais, Lewis ! La légende ! Tu ne voudrais pas aller la toucher une dernière fois ? Souviens-toi, quand on avait vingt-cinq ans, c’est nous qui avons écrit la légende et on s’en est écarté, pour le confort, pour vivre un peu plus longtemps. Mais Lewis, il faut qu’on voit ça encore une dernière fois ! Il faut qu’on le vive, Lewis ! La légende !
Lewis écoutait sans bouger. Il fixait son propre regard dans le miroir. Le regard d’une star oubliée, le regard d’un légende passée, le regard d’un musicien qui voulait encore vivre.
Un bruit sourd se fit entendre. Le régisseur venait de frapper à la porte qu’il ouvrit violement.
– Hey les gars, la scène est prête. Vous pouvez attaquer quand vous voulez !
– Ok Tony, on arrive, répondit Lewis