N'est pas détective qui veut

Par Bleiz

La baignade forcée de Martin et Gemma avait eu plusieurs conséquences : la première, que toute la ville, et donc Internet, avait été témoin de la course-poursuite. Le bien-fondé de ma Quête se retrouvait prouvé une fois de plus, bien que quelques mauvaises langues demande plus d’informations quant à la mystérieuse menace qui nous poursuivait. 

La deuxième conséquence était l’émerveillement de Martin, voyant la prophétie à son sujet réalisé, et la méfiance enragée de Gemma. Tous les deux étaient assis sur le canapé de notre chambre, emmitouflés dans des serviettes de bain et une tasse de thé à la main. La nuit était désormais tombée ; les autres Héros, prévenus, nous avaient rejoint aussi vite que possible. Hélas, même les effusions d’amitié de ses compagnons d’aventure n’avaient pas pu apaiser mon Barde qui fulminait. 

—Je ne comprends pas, répéta Gemma pour la centième fois. Je ne sais pas d’où ils sont sortis, mais ils devaient nous attendre, pour sûr !

—Ce type m’a jeté à l’eau comme si je ne pesais rien. Je courais, je courais… pourtant, je ne me suis pas rendu compte qu’il était derrière moi, jusqu’au moment où il m’a attrapé sous les aisselles et balancé à la flotte ! murmura Martin, les yeux dans le vague.

—Comme vous l’aviez prédit, Pythie, Élias avec un demi-sourire.

Sa remarque alluma la rage chez Gemma. Sa tête vrilla dans ma direction et elle s’exclama, ses yeux lançant des éclairs :

—À ce propos, je suis la seule à trouver étrange que notre devineresse ait vu Martin se noyer, mais pas la course-poursuite auparavant ? 

—Eh, intervint aussitôt Élias, sa bonne humeur retombée. C’est quand même grâce à elle que tu as pu t’en sortir vivante.

Je grimaçai. Évitant soigneusement le regard de Froitaut, je répondis avec une amertume plutôt sincère :

—Croyez-bien que je sois aussi désolée que vous du tour des évènements. Seulement, mes visions ne sont pas d’une clarté absolue…

—On n’en demande pas autant, me coupa le Barde. Juste qu’on soit au courant quand on va risquer nos vies. Ces abrutis nous ont tiré dessus, pour la deuxième fois depuis le début de cette maudite Quête !

—Pourquoi, d’ailleurs ? intervint Baptiste.

Adossé contre un mur, il fixait le paysage étoilé à travers la fenêtre. Perdu dans ses pensées, il continua, comme s’il déroulait le fil de ses réflexions de peur de s’y perdre :

—Qui sont-ils ? Pourquoi cherchent-ils à nous tuer ? Et surtout, comment se fait-il que la Pythie n’ait pas prédit un tel danger ?

Tant de perspicacité ne m’arrangeait pas du tout. Or lecteurs, souvenez-vous : quand vous avez tort mais que vous préfèreriez mourir plutôt que de l’avouer, il n’y a qu’une seule solution. L’attaque ! 

—Je n’ai pas encore le « qui », en revanche je peux vous donner le « pourquoi ». Il semble évident que nous avons un ennemi qui cherche à nous empêcher de mener la Quête à bien.

—Oui, mais pour quelle raison ? demanda Martin d’une voix étranglée.

Gemma lui prit la main et la serra un instant, compatissante, avant de se tourner vers moi, plus effrayante que jamais. C’est elle, que j’aurais dû prendre pour l’Assassin ! Sans plus attendre, au risque qu’elle se jette sur moi, je sautai du haut de ma chaise et m’écriai :

—Voyons, c’est évident. Parce que cet… adversaire, dirons-nous, sait que nous nous rapprochons de lui ! Il y a de fortes chances que ce mystérieux personnage soit la vraie menace au cœur de la Quête. S’il sent que nous nous rapprochons de lui, alors rien de plus logique qu’il nous mette des bâtons dans les roues.

Note pour plus tard : Si seulement c’était vrai ! J’en viendrais presque à souhaiter que ce sale type n’ait pas une simple vendetta contre ma personne mais bien un plan machiavélique de domination du monde. Ç’aurait le mérite de me donner bonne conscience.

—Quoi qu’il en soit, repris-je en ouvrant grand la porte, je vais poursuivre mes recherches. J’ai besoin de calme pour recevoir mes visions. C’est pourquoi je vous demande poliment, et ne vous le demande qu’une seule fois : débarrassez-moi le plancher !

—Quoi ? fit Baptiste, pris au dépourvu.

—Vous m’avez entendu : cassez-vous de ma piaule ! J’ai besoin de calme absolu pour voir l’avenir. Conclusion : du balais ! expliquai-je en les poussant les uns après les autres hors de la pièce.

—Dis donc, c’est aussi MA chambre, je te signale ! dit Gemma, en se laissant faire néanmoins.

—Pas cette nuit ! Dors sur leur canapé. À demain tout le monde ! conclus-je en claquant la porte derrière eux.

Je les avais chassés pour éviter leurs questions, mais à la réflexion, mes élucubrations n’en étaient peut-être pas. Il était temps pour moi de ressortir ma formule. Dans ma valise, j’avais mon ordinateur, ma calculatrice d’urgence, deux cahiers dont un intact et douze stylos. Au moins, j’avais tout le matériel nécessaire. J’enlevai mes lunettes et me frottai les yeux, déjà agacée par la masse de travail qui m’attendait. Ç’allait être une longue nuit…

4 février : J’allais retrouver les zigotos qui avaient canardé mes Héros et leur faire regretter d’être nés. Par leur faute, j’avais passé six de mes huit heures de sommeil à cravacher ! La seule chose qui m’empêchait de hurler des grossièretés à quiconque croisant ma route était mon rôle de Pythie. En tant que devineresse, j’étais censée être calme, un peu ailleurs en sortant de mes visions. Apaisée, presque. Sauf que je n’étais pas calme : j’étais sur le sentier de la guerre.

Ce fut un Baptiste encore à moitié endormi qui vint m’ouvrir après que j’ai tambouriné à leur porte.

—Pythie ? Tout va bien ? demanda-t-il en étouffant un bâillement.

—Oui, oui. Je voulais juste vous prévenir que j’ai du travail aujourd’hui, donc je vous reverrai ce soir. Restez bien en groupe, d’accord ? 

—D’accord… acquiesça le Chevalier avec lenteur. Des conseils si on retombe sur les fous d’hier ?

—Pas besoin, vous ne les croiserez pas avant la prochaine étape. Mes visions me l’ont assuré ! lui promis-je en mettant les poings sur les hanches.

 

Je détalai sans attendre sa réponse. Aujourd’hui, lecteurs, lourd programme. Puisque mes Héros ne pouvaient pas trouver nos assaillants sans risquer de se mettre en danger, j’allais prendre le relais. Telle la devineresse des ombres que j’étais, protectrice solitaire de mes élus, j’avais la ferme intention de trouver un indice aujourd’hui. Et j’avais déjà une piste en tête…

À peine étais-je arrivée dans le lobby de l’hôtel qu’on m’apostropha :

—Enfin, pas trop tôt ! s’exclama Tristan en bondissant de son fauteuil.

—Bonjour Tristan, bonjour Charlotte, moi aussi j’ai bien dormi, et vous ? J’espère que vous avez profité de mes cinq minutes de retard, parce qu’on va arpenter Marseille, vous et moi.

—On commence par quoi ? demanda mon agent, téléphone en main.

—Par le début. Dans notre malheur, nous avons une chance : les attaquants d’hier ont forcément laissé des traces avec les combats. Ils n’ont pas pu nettoyer toutes les rues, il doit rester un indice. On va commencer par les lieux de l’attaque et suivre les pas de Gemma et Martin. Ouvrez l’œil !

Ce que nous fîmes. Un cour trajet en bus et nous y étions. Les rues étaient encore désertes, hormis quelques chats assoupis et des travailleurs en route. Charlotte et Tristan se lancèrent aussitôt sur la scène de crime, loupe et lampe torche à la main. Pendant ce temps, je caressai des doigts un impact de balle resté dans le mur. J’avais affiné ma liste de suspects, mais je restais coincée. Car qui voudrait se débarrasser des Héros tout en me gardant en vie ? Des jaloux, j’en avais à la pelle. De vrais ennemis ? Pas à ma connaissance. Pourtant, il y avait quelqu’un, quelque part, qui avait vu mon projet et l’avait reconnu comme une menace. Mais personne ne savait le vrai but de ma Quête, ni sa fin, pas même moi ! Comment quelqu’un avait-il pu me croire si dangereuse qu’il avait envoyé des mercenaires à ma poursuite ? Je frottai mes tempes avec force. Un élément m’échappait, je le sentais bien. Mais quoi donc ?

—On n’a rien trouvé, Ingrid, me dit Charlotte en me présentant ses mains vides.

—Pas grave. On continue. Gemma et Martin étaient partis dans cette direction : allons-y.

Mais nous eûmes beau examiner chaque pavé, fouiller sous les bancs et les pots de fleurs, nous ne trouvâmes rien. Et si je n’étais pas prête à abandonner, mes deux comparses, eux, étaient prêts à rentrer à l’hôtel. Évidemment : ce n’était pas le Plan de leur vie qui était en jeu ! 

Note pour plus tard : L’aventure, la vraie, ce n’est pas que des rebondissements. C’est aussi marcher sous le soleil pendant plusieurs heures à retourner des briques et plonger la tête dans des buissons en se faisant dévisager par les locaux. Mais allez leur faire comprendre !

Si bien qu’au bout du vingtième soupir de mon cousin et de l’énième roulement d’yeux de mon agent, j’explosai :

—Mais allez-y, donnez-moi vos idées ! Vous croyez que c’est facile d’organiser des Quêtes tout en poursuivant des ennemis ? Non, cela ne l’est pas, alors surtout, sentez-vous libres de partager vos brillantes suggestions ! Alors, elles sont où vos idées de génie ? J’attends ! Vous croyez qu’il suffit de, je ne sais pas, moi, fis-je en gesticulant des bras, demander à l’Univers bien gentiment de nous mettre sur la piste des types qui veulent nous tuer ? Essayez donc, et vous verrez les résultats !

—Moi, j’ai peut-être des infos qui vous intéresserait, déclara une voix basse dans mon dos, cachant le soleil et me plongeant dans l’ombre.

 

Je fis volte-face. Tout d’abord, je ne vis rien d’autre qu’un T-shirt vert. Je relevai lentement la tête, rencontrant finalement deux yeux gris, enfoncés dans un visage à la mine patibulaire. Je n’aurais pas su dire si ses sourcils étaient froncés ou simplement touffus ; ils recouvraient presque ses paupières supérieures. Je déglutis avec quelque difficulté. Il devait faire quoi, deux mètres ? 

—Vraiment ? Voilà qui est intéressant, déclarai-je. Quel genre d’infos ? 

—Eh bien, je ne sais pas où ils sont. En revanche, mon patron sait qui a attaqué les deux Héros hier…

—Votre patron ? s’écria Tristan avant de me prendre immédiatement à part. Ingrid, c’est de la folie ! Ce mec est super louche, je n’ai même pas les mots pour le décrire !

—Plutôt triste pour un amoureux de la littérature, persiflai-je en dégageant mon bras de son emprise.

—Si ça vous intéresse, je peux vous mener à lui… pour le bon prix ? proposa l’homme.

—Hors de question ! s’écria Charlotte.

—Ça marche ! répondis-je.

J’emboitai donc le pas rapide notre informateur tout neuf. Charlotte m’attrapa par ma chemise et me chuchota furieusement :

—Cette fois, tu as vraiment perdu la tête. Pour tout ce qu’on sait, il pourrait aussi travailler pour eux ! Ta mère ne t’a jamais dit de pas t’approcher des inconnus ?

—S’il te plaît, écoute-là, me supplia Tristan en serrant ma manche entre ses doigts tremblants. Je suis trop jeune pour mourir !

Je m’ébrouai jusqu’à ce qu’ils lâchent prise. Une fois libre, je murmurai à mon tour :

—On n’a pas le choix ! C’est notre seule piste. Et puis rien ne va nous arriver. On est en plein jour, il y a du monde partout… Au pire, si ça tourne mal, on appellera les Héros. L’hôtel n’est pas si loin, ils arriveront en un rien de temps.

—On aura eu l’occasion d’y passer dix fois, le temps qu’ils soient là, » remarqua Tristan amèrement. 

—Si vous avez peur, vous n’avez qu’à rester ici. Moi, j’ai promis aux autres de trouver qui se cachait derrière ces attaques, insistai-je en levant le menton, suivant toujours l’homme.

Ne vous méprenez-pas, lecteurs. J’avais tout à fait conscience que c’était risqué. Mais avais-je vraiment le choix ? Il y avait de fortes chances que ce type mente. Toutefois, ma réputation de Pythie -et de trésor national- s’était renforcé depuis le début officiel de la Quête. S’attaquer à Ingrid Karlsen n’était pas donné à tout le monde. Si cet inconnu se permettait ces manières, c’est que soit il travaillait pour quelqu’un de fort, soit qu’il avait de vraies infos. Peut-être les deux. Et puis, comme je disais : j’étais dos au mur. 

Nous marchâmes, l’inconnu quelques mètres devant nous, pendant une bonne vingtaine de minutes. Tristan fouillait désespérément les rues du regard, comme pour apprendre par cœur le chemin, tandis que Charlotte trafiquait je-ne-sais-quoi sur son téléphone. Quant à moi, je tentais en vain de calmer les battements de mon cœur paniqué en calculant à voix basse toutes les façons possibles dont pouvait se terminer cette affaire. Moins de cinquante pourcent de mourir, je trouvais ça plutôt rassurant ! Pas beaucoup moins, certes, mais ça reste moins d’une chance sur deux ! Et puis vous savez, la vie est un pari, il faut parfois prendre des risques… 

Finalement, le géant s’arrêta devant une maison délabrée, coincée entre deux autres bâtiments dans un état similaire. Il toqua à la porte et ce faisant, des écailles de peinture rougeâtres s’en décrochèrent. Charlotte me décocha un regard qui en disait long et, quand je lui offris un sourire hésitant, elle tourna la tête, balançant sa longue natte noire par-dessus son épaule. Encore une chose dont je n’allais pas finir d’entendre parler…

—Par ici, dit soudain l’homme en nous tenant la porte ouverte. Mon patron vous attend au fond.

—On va se faire dépecer et jeter dans la mer, sanglota Tristan en s’accrochant au dos de ma chemise.

Je voulais pas le reconnaître, mais je commençais également à avoir sérieusement les jetons. C’est dans ce genre de moments que je regrettais d’avoir concentré ma recherche sur la prédiction de l’avenir. J’aurais pu tenter de développer des supers-pouvoirs autrement plus intéressant, comme lancer des lasers avec mes yeux ou me transformer en titan coloré doté d’une force monstrueuse ! Mais non, j’avais choisi les visions prophétiques. Quelle idiote je faisais !

Une seule ampoule, misérablement pendu au plafond par un cordon électrique en mauvais état, éclairait la pièce d’une lumière blanche et crue. Il y avait bien des fenêtres, mais elles avaient été condamnées à renfort de larges planches de bois et de clous. Au milieu de la salle, assis derrière une table branlante et encadré de deux armoires à glace en chemises blanches aux manches retroussées, se tenait le fameux patron. Il semblait âgé d’une soixantaine d’années, avec ses cheveux poivre et sel plaqués en arrière. Son visage était flasque, pendant comme des bajoues aux coins de ses mâchoires. Ses yeux balayèrent avec une lenteur délibérée notre petit groupe avant de se poser sur moi. Je soutins son regard sans faillir. Trop tard pour faire demi-tour : autant faire face. Je sentis Charlotte se crisper dans mon dos, et j’aperçus son poing serrer son téléphone. J’aurais aimé la rassurer, hélas j’allais devoir m’occuper de notre problème d’abord. Je relevai le menton et dis d’une voix claire :

—Il paraît que vous savez qui a tenté de se débarrasser des Héros, hier, au Vieux Port. 

—Mademoiselle la Pythie, pas la peine d’aller si vite, me coupa le vieil homme. Vous ne m’avez même pas laissé le temps de me présenter, ou de vous dire ce que j’attendais de vous, en échange de ces informations… 

Tristan laissa échapper un couinement qui passa heureusement inaperçu. Quant à moi, je levai les yeux au ciel. Bon sang, Charlotte et Tristan avaient eu raison. Nous étions tombés droit dans un traquenard. Rien de surprenant, mais quelle perte de temps !

L’homme se leva et ouvrit d’une chiquenaude une petite boite en métal. Il en sortit un cigare qu’un de ses hommes alluma, prenant grand soin de pas rapprocher la flamme tremblante du briquet trop près du visage de son patron. Je me retins de soupirer. J’avais vraiment un don pour attirer les personnes les plus dramatiques du pays. Enfin, il exhala un long nuage de fumée :

—Je m’appelle Marius. Pas la peine de vous présenter, je sais qui vous êtes. Oui, même vous deux, précisa-t-il en pointant son cigare vers mes amis. Je sais aussi qui a attaqué votre petite troupe de héros.

—Qui, alors ? demandai-je aussitôt.

—Allons, pas la peine d’aller aussi vite. Et puis, dit-il en prenant une autre bouffée, est-ce vraiment si important ?

—Pardon ?

—Je veux dire, le principal est que les attaques cessent, n’est-ce pas ? Pas besoin de savoir qui fait quoi, pour ça. Il suffit juste de jouer cartes sur table. Mme Pythie, vous m’avez l’air d’être une jeune fille intelligente, avec un bon fond. La sécurité de vos amis doit vous tenir à cœur.  

—Dites-moi ce que vous voulez, ça ira plus vite, grinçai-je.

—C’est très simple : mettez un terme à votre Quête.

J’écarquillai les yeux. Mais qu’est-ce qu’il racontait ? Marius sourit face à ma surprise.

—Vous êtes vraiment jeune. Un conseil, à l’avenir : ne montrez pas vos émotions aussi facilement. Ça pourrait se retourner contre vous.

—Je ne comprends pas, m’exclamai-je en me frottant les tempes. Qu’est-ce que ça vous fait, que je continue ma Quête ou non ?

—Moi, rien. Mon patron, par contre…

J’en eus le souffle coupé. Ça y est, le voilà mon suspect, mon ennemi ! Je scrutai le visage du vieil homme, ses vêtements, le moindre détail de la pièce. Il fallait que je grave tout dans ma mémoire pour plus tard. Cependant, je devais gagner du temps.

—Je ne pense pas avoir eu l’honneur d’être présentée à votre chef…

—Que voulez-vous, il est du genre timide, répliqua-t-il en haussant les épaules. Mais un tenace, un vrai chien. À votre place, j’obéirais.

—J’ai droit à une raison, au moins ?

—Si j’en avais eu une, je vous l’aurais donnée. Mais je ne fais qu’exécuter les ordres.

—Dans ce cas, je me vois forcée de refuser. Je croisai les bras et le regardai avec toute la hauteur dont j’étais capable. Votre patron devra me recontacter pour en discuter. Mais pas tout de suite : je suis plutôt occupée ces temps-ci.

—C’est dommage. Surtout parce que vous n’avez pas vraiment le choix.

Comme une ombre, l’homme qui nous avait amenés ici se retrouva devant la porte. Pas la moindre sortie de secours à l’horizon. Les deux gardes du corps n’avaient pas bougé mais pas besoin d’être un génie pour voir qu’ils étaient prêts à bondir au moindre faux mouvement. Bon sang, je nous avais vraiment mis dans les problèmes jusqu’au cou. Comment pouvais-je être aussi intelligente et stupide à la fois ? Soudain, la voix de Marius s’éleva :

—Mme Pythie, je vais vous faire une fleur. Un jour viendra où je vous demanderai de rembourser cette faveur, alors écoutez à vos risques et périls : mon patron est un homme dont l’influence s’étend partout. Plus vous vous croyez en sécurité, plus il est proche de vous. Êtes-vous certaine de ne pas savoir qui c’est ?

—Je ne sais même pas si quelqu’un d’aussi puissant et méchant puisse exister !

Le sourire de Marius s’élargit et il mordit dans son cigare.

—Je savais que vous étiez trop jeune. Prenez ce conseil alors : méfiez-vous de tous. Qu’ils le veuillent ou non, un jour, vos amis vous trahiront. 

—Qu’est-ce que vous en savez ?

—On finit toujours par trahir ceux qu’on aime.

Je restai muette face à cet étrange personnage. Un ennemi, pour sûr, qui pourtant m’offrait des conseils. Je me demandais à quel point ceux-ci étaient empoisonnés quand Charlotte me chuchota :

—Ingrid, tu es contente, là ? Ça te suffit, comme info ? 

—Oui, ça me va… répondis-je, l’esprit ailleurs.

—Parfait ! On se casse, alors.

Je me retournai vers mon amie au moment même où elle brandissait son téléphone : 

—J’ai contacté le Chevalier et l’Assassin, je veux dire, les Héros. Ils seront là dans cinq minutes. Elle attrapa ma main et me tira vers elle. Un conseil : si vous voulez pas qu’ils vous refassent le portrait, laissez-nous partir avant qu’il ne soit trop tard.

—Hors de question, grogna le gigantesque garde du corps en s’approchant à pas lourds.

Il brandit une main plus grande que ma tête, prêt à m’empêcher de partir. C’est alors qu’un léger vrombissement se fit entendre ; il écarquilla les yeux puis s’effondra au sol dans un bruit de fin du monde. Tristan, tremblant comme une feuille, se tenait dans son dos, taser étincelant à la main. L’instant sembla s’éterniser, personne ne comprenant immédiatement comment cela avait-il pu arriver. Charlotte fut la première à reprendre ses esprits. Elle sauta par-dessus le corps inconscient de l’homme et ouvrit la porte d’un grand coup de pied.

—Vous attendez quoi les deux, le déluge ? Venez ! rugit mon agent, baignant dans la lumière aveuglante du soleil de midi.

J’enjambai le type à mon tour, prit Tristan par le coude et me mis à courir. Je crois bien que le vieux criait à ses acolytes de nous poursuivre, mais je n’en suis pas sûre : nous étions trop occupés à mettre de la distance entre nous et la maison délabrée pour vérifier qu’ils nous suivaient. Après cinq minutes de course effrénée, nous tombâmes sur un bus et, sans plus réfléchir, sautâmes dedans. Ce n’est qu’une fois que je repris mon souffle, avachie dans un siège, que je demandai à Tristan :

—Où as-tu déniché ce truc ? C’est pas moi qui te l’ait fourni, non ?

—Je l’ai volé- ou plutôt, emprunté à Gemma. Elle l’avait laissé traîner dans votre chambre la dernière fois. Comme je ne sais pas me battre, je me suis dit que ça pourrait être utile…

—Et c’est moi la voyante, soupirai-je. 

—En tout cas, s’écria Charlotte en lui donnant une petite tape sur l’épaule, tu t’es bien débrouillé. On s’rait morts là-dedans sinon, c’est sûr.

—Quoi ? Je croyais que t’avais envoyé un message à Baptiste et Élias ? dis-je en redressant mes lunettes sur mon nez.

Mon amie secoua la tête de droite à gauche. Elle sortit son téléphone et me montra le coin gauche, en haut, de son écran :

—Je capte rien, par ici. J’aurais pu leur écrire un roman qu’ils auraient rien reçu. Non, on était foutus.

—Oh. Certes. D’un autre côté, on a enfin des informations ! Charlotte me jeta un regard blasé qui me força à concéder : OK, pas grand-chose… mais c’est un début.

—À vrai dire, on a peut-être plus que prévu, intervint Tristan, les joues encore rouges de notre course. Quand le type bloquait la porte, j’ai remarqué qu’il avait un tatouage sur l’arrière de la nuque, une sorte d’étoile à six branches… Les deux autres gardes du corps en avaient aussi, au même endroit. Impossible que ce soit une coïncidence.

—Un tatouage, hein, marmonna Charlotte, sourcils froncés. C’est déjà plus concret.

J’appuyai ma tête contre la fenêtre du bus et fermai les yeux. Je n’étais pas une créature d’action. Mes jambes me faisaient mal d’avoir autant couru et mes poumons pesaient dix tonnes de charbons ardents dans ma poitrine. Ce n’est que quand nous fûmes presque arrivés à l’hôtel que Tristan dit d’une petite voix :

—Qu’est-ce qu’on va leur dire, aux autres ?

 

—Tiens, voilà le trio infernal ! s’exclama Gemma alors que nous entrions dans la chambre des garçons. On commençait à se demander où vous étiez passé. Qu’est-ce qui vous est arrivé pour que vous soyez échevelés comme ça ?

—Bon, bon, bon. Par où commencer ? dis-je en passant une main dans mes cheveux ébouriffés.

—On s’est fait kidnapper et c’est la faute d’Ingrid ! 

J’enfonçai sauvagement mon coude dans les côtes de Tristan. Quelle balance, celui-là ! Les visages de mes Héros se décomposaient déjà, tournant au rouge ou au blanc, quand je m’écriai :

—C’est même pas vrai ! On est juste rentrés dans une vieille maison en ruines, et il se trouve qu’il y avait des types pas nets…

—Je ne me sens pas très bien d’un coup, souffla Froitaut en s’asseyant lourdement sur le fauteuil.

Martin et Élias se ruaient déjà auprès de lui, l’un un verre d’eau à la main et l’autre avec un prospectus de l’hôtel en guise d’éventail. Je décidai de plaider ma cause auprès de Gemma et Baptiste :

—On a rencontré le subordonné du type qui a commandité l’attaque de l’aéroport et celle d’hier. Il a essayé de me forcer à arrêter la Quête. Et on a trouvé un indice !

—Pythie, pourquoi se jeter dans la gueule du loup comme ça ? demanda Gemma, incrédule, tandis qu’Élias s’asseyait à côté d’elle.

—C’est vrai, renchérit mon Assassin. Vous faites partie de la Quête autant que nous, tous les trois, mais nous n’avons pas le même travail. La Pythie nous montre le chemin, vous restez à ses côtés et nous, nous nous occupons du reste. Il faut que vous nous contactiez quand il y a du danger. Nous sommes les Héros, bon sang ! rit-il.

Je restai muette. Si j’avais ouvert la bouche, je doute que ma réponse leur aurait plu. Je pointai Tristan du doigt et lâchai :

—Il a volé le taser de Gemma.

—C’est toi qui l’avais ? J’étais persuadée que c’était la Pythie, dit le Barde en récupérant promptement son arme. 

J’ignorai Tristan qui me foudroyait des éclairs pour m’exclamer :

—Écoutez, ce qui est fait est fait. Pas la peine de s’éterniser là-dessus. On a pris des risques, comme vous, et on en s’est pas plus mal sorti. Martin ouvrit la bouche pour me poser une question, mais je m’empressai de continuer : De plus, on a un indice. Apparemment, les types qui nous ont attaqués à deux reprises ont un tatouage en forme d’étoile à six branches, comme une large étincelle. Ça vous parle ?

Tous me répondirent non. Je soupirai. Avions-nous vraiment frôlé la mort pour rien ?

—Les étoiles sont attachées à quantité de significations, remarqua Tristan, les yeux mi-clos. Ça va nous prendre du temps pour trouver le sens, mais rien n’est perdu ! Je commencerai mes recherches dès demain.

—Tu pourras les commencer dans l’avion, dit Charlotte en réprimant un bâillement. On décolle à dix heures, je vous rappelle !

Bon sang, ça m’était complètement sorti de l’esprit. La deuxième étape avait lieu à Granada, en Espagne, et les missions que j’avais préparées pour les Héros n’avaient pas encore mises en place. Je réprimai un grognement. Tant pis ! Contre mauvaise fortune, bon cœur ! J’improviserai si besoin. J’arborai mon sourire le plus enthousiaste et m’écriai :

—Très bien ! Dans ce cas, que tout le monde prépare ses valises et se repose ! il est temps de repartir à l’aventure !

—J’ai comme l’impression que l’aventure va continuer de nous suivre peu importe la destination… grommela Martin dans sa barbe.

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Fractale
Posté le 11/05/2024
Frustrant ce chapitre… Ingrid prend pas mal de risques qui ne paient pas trop, c'est intéressant aussi de la voir échouer franchement (jusqu'ici elle a eu pas mal de chance). Mais en tant que lecteur, on veut des réponses ! J'ai hâte de voir l'enquête avancer, même si je trouve très réaliste qu'Ingrid patauge pour le moment.
Plus on avance et moins j'arrive à me sortir le PDG de Star all de la tête. Pourquoi Ingrid ne pense-t-elle pas à lui ? Ils ont tout de même eu deux discussions qui l'ont effrayée à chaque fois ! Frustrant, ça aussi.
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