Brûlure temporelle

Ça cuivre dehors. Comme en une étuve en zinc. Je porte au marron de mes yeux le marron de mes verres. Mais le soleil, énorme face à moi et bouillant contre tout, agresse ma rétine et cuit le blanc des joues. La blancheur de ma peau, sclérosée bientôt de poils - déjà s'y sont formés les cicatrices d'acné de jeune gens modestement laid - souffre le thermostat du soleil qui s'éteint vers les Indes. Le crépuscule en feu impose ses degrés, le ciel brûle en silence, l'ombre de mon livre seule me protège des UV, de leur violence, de leur dégat.

Croyez-vous qu'une page, une feuille de format 10/18, d'un livre de poche, les Lettres persanes, ça protège vraiment des incendies du monde, du temps qui flambe sur le bûcher des jours ? Je reste vingt minutes sous ce climat de plomb. Je goûte l'âpreté d'un soleil contrarié, celui de février, à peine éveillé aux splendeurs précoces du printemps. Tel un lézard immobile sur le crépi d'un mur sans ombre, je ne songe à rien d'autre que des sensations immédiates. Tout s'écroule : le tracas le plus vain et l'espoir le plus vaste, les bonheurs les plus minces, les souffrances intestines.

L'avenir est un amas flou de circonstances au loin, tantôt accessibles par des fumées éparses ou des volées de cendres. Mais parfois, et c'est le cas dans l'instant que je conte, mieux : que je poétise, c'est un couloir bien net où mes pas laissent des traces ineffaçables comme sur un sable humide, où j'aperçois la trajectoire - ineffable mémoire - des gens que j'aime, allant à divers endroits : des musées d'art moderne, des églises à sac, des pays chimériques, des studios cinéma, des restaurants du cœur, des théâtres prolétaires, des usines bourgeoises, des forêts d'arcs-en-ciel ou des champs de maïs, des éthers étouffants, des platitudes d'asphalte, des zones de carnage, des carnavals heureux, des bals guindés, des jardins suspendus à des balcons massifs où quelque tabagiste tabasse un pyromane, des rues pleines de cartons, des bords de lac, des hautes montagnes, des déserts arabes, des noubas juives, des joies spatiales, des désespoirs palpables, des fronts spartiates, des palais de patriarches, des caves humides, des tours sans plafond, des hauts et des bas.

Et je vois la mienne, de trajectoire, et c'est très clair comme lieu, c'est très solennel comme temps, tout est bien silencieux, quelques fleurs le parsèment, le soleil délave tout, pas de vent, deux mots en capitale, j'ai toujours dit majuscule moi, c'est les gens chics qui disent capitale, ça porte un nom ces mots là sur les tombes, c'est la cérémonie, du noir aux gens que j'aime, du gris sur mes joues blanches, paupières closes sur le marron des yeux, bientôt l'étuve en bois d'orme, je ne connais pas le prix du bois, voilà ma trajectoire.

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Gracchus Tessel
Posté le 27/09/2023
Bonjour, c'est très beau, très bien écrit!
Petites remarques orthographiques: j'aperçois (un seul "p"), ineffable (un seul "n" mais deux "f") et arc-en-ciel a un pluriel en arcs-en-ciel. Je me permets ces remarques parce que le texte en vaut la peine et que ce ne sont là que de petites scories qui n'enlèvent rien à la beauté tragique du texte. Bravo!
Adrien Vermeil
Posté le 28/09/2023
Merci beaucoup pour ce message, et aussi d'avoir relevé ces petites coquilles qui viennent effectivement polluer le texte !
Cyrmot
Posté le 08/09/2023
Je ne dirai qu'un mot : Beau !
Du Verlaine, du Rimbaud, du Corbière, des surréalistes, des futuristes même en moins clinquant, tout ça me ramène à ces départs par les fenêtres des lycées des trains des cafés ! Structure solide, cohérente et rythme des passages, que dire sinon que j'affectionne tout particulièrement cette poésie généreuse, accueillante, vigoureuse et sensible, qui nous met à table et nous en sert à foison des images, des élans, des formules, des sensations !
C'est du festin de visions ce texte, merci de faire de la poésie comme de la poésie vivante, et non pas décharnée absconse et radine !
Je reviens des sonnets des variations, un type qui rédige des sonnets, qui prend soin, qui s'empare autant de l'amour que des gens, des tableaux de son époque ! Bravo, on en veut des poètes comme ça, de la rime, de la métrique, de la prose en partition, on en veut!

Bravo :)
Adrien Vermeil
Posté le 14/09/2023
Merci pour ce chaleureux commentaire qui me va droit au cœur. Je n'écris pas nécessairement pour être lu, mais lorsqu'on est complimenté ainsi, je ne peux empêcher quelques sanglots de me monter aux yeux.
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