Passé souvenu

La morve au bout du nez, la merde au coin des yeux,
Ma mémoire égarée au détour d'une rue,
Je contemple badin mon passé souvenu :
Les trottoirs pour le vin sont pour le moins spongieux
Tout le monde y déverse un peu de sa liqueur ;
C'est Bordeaux en averse et ses larmes écument
Les miroirs et parvis que des parpaings d'écume
Pavoisent de débris de glace et de douleur.

Pour tous ces enfants morts d'avoir grandi soudain,
Pour qui toute promesse est un jeu anodin,
Dont l'inféconde espèce est salie par le temps,
(Mais le dirais-je encore aussi pur dans vingt ans ?)
Observez en vous-même un silence lucide
Un instant pour songer au sombre infanticide,
Impuissant meurtrier que je suis en ces vers,
Car cet enfant vous aime et fit tout pour vous plaire.

Mes os prirent du poids, ma voix des notes graves
Au plus profond de moi, qu'y a-t-il d'identique
Au drôle de morveux, au timide loustique,
Que je fus bienheureux d'incarner, ce bas zouave,
Tardillon sans ennui et poète lépreux
Dès que l'âge eut permis les excès du langage ?
Tout a changé, vraiment, il n'est plus d'enfant sage
Qu'au regard des parents, la ride au coin des yeux.

Et les rides un jour boursoufleront ma peau,
Flétriront ma jeunesse (ai-je un jour été beau ?)
Je ferai la promesse, ainsi que font les mioches
De porter mon amour aux oiseaux les plus moches,
Aux autels qu'on détruit, aux fleuves que l'on draine.
Je serai partisan des amis de la haine,
Et j'aurai des enfants au pays des merveilles
Exempt de tyrannie mais baigné de soleil.

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Paul Genêt
Posté le 03/02/2024
Je ne saurais pas très bien dire pourquoi ce texte retient mon attention plus que les précédents que j'ai lus avec attention. Il y a quelque chose d'incisif dans l'écriture qui me plaît, en particulier dans les deux premières strophes. L'image des trottoirs spongieux est frappante dans un texte sur le passé, comme s'ils gardaient en eux les traces du malheur. C'est vrai en un sens, les choses portent en elles nos souvenirs et s'en trouvent emplies, en quelque sorte, par le regard qu'on porte sur elles. Et le dernier vers du premier huitain : je ne sais pas si "de glace et de douleur" sont bien les compléments du nom "débris" (c'est comme ça que je l'ai lu) mais si c'est bien le cas, je trouve le zeugma très beau et, là aussi, très profond. Les souvenirs douloureux sont toujours brisés et difficiles à reconstituer. A bien y réfléchir, ce que je fais en rédigeant ces mots (enfin, j'essaie !), je crois que c'est le thème de l'enfance qui me chamboule particulièrement ici. Bravo, en tout cas, pour ces beaux vers.
Adrien Vermeil
Posté le 04/02/2024
Merci beaucoup pour ce commentaire. En effet, "glace" et "douleurs" sont bien complément du nom "débris". Je voulais également faire un jeu de mot avec "des bris de glace", mais la polysémie de "glace" permet d'autres interprétations.
haïku
Posté le 20/07/2023
J'adore ce texte, je crois que le dernier paragraphe est mon préféré. Le final est vraiment réussi
j'aime réellement la sensibilité de ce poème
:)
xx haïku
Adrien Vermeil
Posté le 22/07/2023
Merci beaucoup pour ton retour enthousiaste !
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