Ça va ?

Par Oyoèt
Notes de l’auteur : [Essai] Et toi, comment ça va ?


– Salut, ça va ?

– Ça va et toi ?

– Hmmm. J’avoue que je me pose rarement la question. Mais bon, tu sais comment c’est hein, j’ai pas à me plaindre ! J’ai un boulot, un appart, une famille, un copain… Quoiqu’avec Bastien, ça va pas super en ce moment. On s’est encore pris le bec hier, une histoire stupide de baguettes pour manger des sushis. J’ai l’impression qu’on ne fait que se disputer en ce moment, c’est pénible, comme si on n’attendait tous les deux qu’une occasion pour se tomber dessus. Je… Pfff, je sais pas, c’est plus comme avant depuis qu’on a emménagé ensemble. Tout ce qu’il fait m’irrite, il fait aucun effort pour la vie en commun, le ménage, la vaisselle, les lessives, si je suis pas derrière lui à le harceler, c’est moi qui fais tout. Je suis pas sa mère, moi, merde ! Et figure-toi que ma mère m’a appelée l’autre jour, tu devineras pas : mon père lui a demandé un divorce. Après quarante ans de mariage… C’est dingue, quand même. Tu sais, le fait d’avoir grandi en les voyant heureux ensemble, j’arrive même plus à les dissocier, à les imaginer séparément, l’un sans l’autre. C’est comme un bananasplit sans banane ou sans chocolat. Et tu veux savoir le pire ? Ma mère a osé me dire que c’était de ma faute. Comme quoi je lui ai farci la tête d’idées bizarres, avec mon « lobby LBTG », tout ça. Je te jure, venant d’elle, c’était… Bref. Et sinon, ce week-end j’ai regardé un documentaire sur le déclin de la biodiversité, ça m’a foutu les jetons. Rigole pas, ça m’a vraiment angoissée ! On est en train de tuer la planète et tous les êtres vivants, et tout le monde s’en fout. Comme si j’avais besoin de ça pour stresser, alors qu’au boulot, mon manager n’arrête pas de me foutre la pression, il est sur mon dos en permanence, j’en peux plus. Je fais jamais ce qu’il faut, je fais pas les choses bien, je suis pas assez productive, je m’habille pas assez bien, pas assez souriante, pas assez communicative, trop de pauses, trop de retards, il m’é-ner-ve. M’enfin bon, pour ne rien arranger, mon bailleur veut me virer de l’appart. Nan, j’en ai pas encore parlé à Bastien… C’est un truc de fou, notre proprio tente juste une magouille pour nous virer et loger son cousin, alors qu’il a aucune raison de le faire. C’est le concierge qui me l’a dit. Je te dis pas la panique quand j’ai reçu le courrier de l’huissier ! Heureusement que Bastien n’est pas tombé dessus, même s’il ne va jamais chercher le courrier, mais on se serait engueulé toute la semaine à cause de ça. Et je t’ai dit, pour ma mère ? Elle m’a traitée de sale pute ! Ma propre mère ! Non mais t’imagines ? À cause du divorce, mon père m’évite autant qu’il peut pour ne pas envenimer la situation vis-à-vis de ma mère, et ma sœur ne veut même pas en entendre parler. Pour te dire, je sais même plus comment je me suis fourrée dans ce merdier. Et je commence à en avoir ras-le-bol de cette ville, sérieusement, elle est sale, oppressante, toute en béton, tout est trop cher, on se fait siffler à chaque coin de rue, les transports sont bondés quand ils daignent passer, et même le parc de la Chouette va se faire raser. Je crois que je suis pas loin de craquer, en fait. J’ai juste envie de tout plaquer, de partir en Ardèche, dans la Creuse, en Sibérie, n’importe où avec plus d’animaux que d’humains. Ouais, je sais qu’on dit tous ça, mais là j’ai jamais été aussi proche de le faire vraiment. Non, vraiment, j’ai commencé à regarder le prix d’un chalet dans les Pyrénées, mais bon… je sais bien que j’arriverais pas à y rester plus de deux semaines avant de péter un câble. Mais ça m’a déprimée encore plus, de me dire que je suis incapable de sortir de tout ça, de ce système qui me bouffe de l’intérieur, incapable de dire à mon copain que je ne l’aime plus, incapable de dire à ma mère que c’est une conne, de dire à ma sœur qu’elle m’insupporte depuis vingt ans, de dire à mon père qu’il est lâche, incapable de plaquer mon boulot qui me rend misérable, incapable de trouver un truc qui me rendrait heureuse. J’ai l’impression de subir ma vie, d’être une étrangère dans mon propre corps, comme si j’étais le personnage principal d’un film, et j’attends qu’il se passe quelque chose, que ça se finisse bien, mais rien ne vient. Tu vois ce que je veux dire ?

– Hmmm. Donc, ça va du coup ?

– Ça va.

– Super.

– Ouais.

– Et alors, ton week-end ?

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Kevin GALLOT
Posté le 22/06/2022
salut
un petit bijou d'authenticité et de spontaneité ce texte, je ne serais pas étonné que tu l'ai écrit d'une traite sans beaucoup modifier.
c'est tres humain et réaliste, ça empeste le quotidien et l'esclavage moderne, ça crie haut et fort un résumé de la société de consommation perverse vécue par ceux qui l'entretiennent en voulant pourtant la combattre. Bravo milles bravos.
Oyoèt
Posté le 22/06/2022
Bien vu, c'est dans le mille ! Et merci pour tes commentaires toujours encourageants :p
Ewen
Posté le 10/05/2022
J'adore le concept ! :D Et cette chute surréaliste avec cet interlocuteur tellement ancré dans l'aspect rituel du quotidien et insupportable "ça va" qu'il en est incapable d'avoir une interaction plus développée, c'est... c'est... bien. J'aime. 'fin... ça va.
Oyoèt
Posté le 11/05/2022
Merci pour ton commentaire, ça me fait vraiment plaisir de voir mes textes appréciés ^_^ Enfin, je sais que c'est juste mon ego qui parle, et que je cherche constamment l'approbation et la reconnaissance dans le regard des autres pour combler mon déficit de confiance en moi et parce que je suis incapable de décider pour moi-même ce que je vaux. Et ça me rend plus facilement manipulable, mais même en sachant tout ça, je ne peux pas m'empêcher d'avoir un sourire d'abruti quand on me fait des compliments bien placés. Parce que quitte à être un emmerdeur jusqu'au bout, je n'accepte en mon for intérieur que les compliments que je juge bien placés, et le tien en fait partie. 'fin... merci quoi.
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