Le Cabrioleur

Par Oyoèt
Notes de l’auteur : [Nouvelle indépendante]

La nuit est mère de tous les vices, cela est bien connu. C’est durant la nuit que les prédateurs s’éveillent, que la sauvagerie se pourlèche les babines et que les cris de leurs victimes ponctuent l’apparition des étoiles, venues profiter du spectacle. La Lune et sa lumière blafarde de lampadaire ne servent qu’à planter le décor, enlevant juste ce qu’il faut d’intensité à l’obscurité pour la rendre plus sinistre encore. Ce point blanc dans le ciel d’encre attire les âmes les plus innocentes comme les plus noires, tige d’une baudroie des abysses célestes.

Au petit matin, le monde se lève avec la gueule de bois, hagard, tandis que la nuit se faufile dans sa tanière et prend un repos bien mérité : rien ne fatigue plus que la dépravation – c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il faut toujours se méfier des gens avec des cernes. 

Les hommes vivent leur vie vide de substance, avides de sens, mais lorsque vient enfin le meilleur moment de la journée – sa fin -, ils ne trouvent rien de mieux à faire que de bâiller, s’étirer et se mettre au lit. Vous parlez d’une existence gâchée !

La nuit, tout devient possible ; les sorcières enfourchent leurs balais pour chevaucher le vent et les doux hiboux se muent en démons vengeurs ; les filles rieuses déboulent sur le trottoir et emplissent la rue de leurs parfums ; les chattes deviennent des femmes et les hommes deviennent des chats ; les cimetières et catacombes font prendre l’air à leurs pensionnaires ; les vampires affamés sortent de leurs trous et se cherchent un en-cas ; sur les toits, une ombre veille, ausculte ce monde invisible, fronce les sourcils devant une petite fille qui s’éclipse par la fenêtre et interrompt sa ronde pour jouir du spectacle d’une bagarre entre ivrognes.

Cette ombre a un nom. Cette ombre, c’est le Cabrioleur. Contrairement à la nuit, le Cabrioleur ne tombe jamais.

Le Cabrioleur n’a rien d’un vulgaire voleur. Il ne prend même pas plaisir à s’introduire chez ses hôtes. Pas un frémissement, pas un geste précipité, pas un bruit. Une ombre ne frémit pas. Une ombre ne se précipite pas. Une ombre ne fait jamais de bruit.

Une ombre, ça glisse de toit en toit, louvoyant entre les cheminées. Une ombre n’a que faire d’un fil à linge ou d’un câble électrique : personne ne la freine, rien ne l’entrave, elle coule sur les obstacles et se rit des hauteurs. 

Nous connaissons le monde en trois dimensions : longueur, largeur, hauteur. Nous oublions trop souvent la quatrième dimension, la lumière, sans laquelle les trois premières n’ont aucun sens. La nuit et les ombres, elles, se jouent de la lumière, de la gravité et des lois de la physique. S’il nous est impossible de faire la lumière sur les ombres, c’est qu’elle agrandit leur mystère.

Ce soir-là, le Cabrioleur se fond d’ombre en ombre, scrute les immeubles depuis leurs toits, hume le parfum qu’ils exsudent. Lorsqu’il sent une fragrance qui l’intéresse, il descend paresseusement le long des façades et jette un œil à chaque étage. Il s’arrête, exécute une ou deux cabrioles, et voilà qu’il pénètre à l’intérieur, sans qu’une fenêtre n’ait été forcée, sans qu’aucune trace ne soit visible.

Une ombre ne laisse pas de trace.

Les chats les plus à l’affût n’ouvrent qu’un œil indolent à son passage, le jugent indigne de leur attention – le Cabrioleur ne dispense pas de caresses à n’importe qui – et se rendorment aussitôt. Guidé par son instinct infaillible, il glisse de pièce en pièce, dédaignant toutes les richesses exposées ou dissimulées – qu’en aurait-il fait ? –, et s’agenouille au chevet de sa proie.

Hmmm. Que fait-il là ? A quoi rime son existence ? Quel intérêt d’être une ombre si personne ne le voit ? Qui sera là pour le rattraper, le jour où il – le Cabrioleur fait un pas en arrière et reprend sa respiration. Doutes. Un monstrueux sac de doutes et de questions enchevêtrées, sans début ni fin. Un casse-tête insoluble. Maintenant qu’il sait à quoi il est confronté, le Cabrioleur revient au bord du lit et plonge au cœur du nid grouillant.

La nuit lui chuchote. « Personne ne t’aime. Tu es seul. Insignifiant. Inutile. Tu n’es rien. Personne ne t’aime. »

En retour, il murmure. « Le Soleil t’aime, car il te réchauffe de ses rayons. Le vent t’aime, car il caresse tes cheveux de son souffle. Les étoiles t’aiment, car elles se parent de leurs plus beaux chatoiements pour t’émerveiller. La nuit t’aime, car elle te berce au creux de ses bras. »

Et les doutes s’estompent, les questions trouvent leurs réponses ou perdent de leur intérêt, les sourcils froncés se relâchent, le sourire crispé se détend. La sérénité envahit le cœur de sa victime, et le Cabrioleur s’enfuit, retourne se couler dans la nuit.

Tant que la nuit rôde, le Cabrioleur accomplit sa besogne. Tant que le sommeil guette, le Cabrioleur frappe sans relâche.

Ici, un fleuve de larmes charriant des remords. Des éclats de colère et de déception. Un cœur brisé ? Il invoque des souvenirs d’enfance, des moments de joie partagée et d’insouciance. Le vol d’un papillon. Une randonnée en famille. Des histoires au coin du feu.

Là, un bloc de colère brut. Tout en angles, tout en chair, sans trou ni serrure. Un coffre-fort inviolable. Le Cabrioleur l’effleure du bout des doigts, le fait fondre comme une motte de beurre laissée au soleil, et adresse un clin d’œil complice au mioche tremblotant dépouillé de sa carapace.

De temps en temps, quand il a fini sa tournée, le Cabrioleur se perche sur une gargouille ou une antenne et observe le réveil de la ville. Les engrenages se dérouillent, la machinerie se met en mouvement, les processions ininterrompues d’humains défilent. Mais il ne les regarde pas, ils ne l’intéressent pas, lui n’a d’yeux que pour leurs ombres. « Montre-moi ton ombre, je te dirai qui tu es. »

Il fouille des yeux cette nuée grouillante, change de perchoir pour avoir une meilleure vue, repère un de ses clients nocturnes et sourit de satisfaction en voyant leurs ombres libérées du fardeau qui leur pesait. Et puis le sourire s’efface aussi vite qu’il est arrivé, car une ombre ne sourit pas. Une ombre se volatilise au lever du jour, perd sa substance et se fond dans la masse. Patiente. Jusqu’au crépuscule.

Après une nuit plus éprouvante que les autres, il s’étire sur un toit de gravier en se gorgeant des couleurs dont se pare le ciel au lever du jour. Il a passé la moitié de sa nuitée au même endroit, un cas particulièrement retors. Il a mis du temps à comprendre : à chaque nouvelle couche qu’il croyait expurger, il en voyait une autre tapie derrière en embuscade.

Il a du mal à se défaire de tout ce qu’il a récolté, il tend les bras vers le soleil mais ce n’est pas lui qui peut l’aider. Il baisse les yeux vers la fourmilière, cherche instinctivement l’ombre de celle qui lui a donné tant de mal et – non, ce n’est pas possible ! Comment peut-elle être toujours aussi déséquilibrée ? Il devra y retourner la nuit prochaine. Le Cabrioleur ne laisse jamais un travail inachevé.

Le lendemain matin, il s’aperçoit que tous ses efforts ont été de nouveau vains. Cette ombre lui glisse entre les doigts, insaisissable et mystérieuse. Mais aucune ombre n’a de secrets pour le maître de la nuit. Nulles ténèbres ne peuvent lui résister.

Et c’est pourtant ce qu’elle fait, cette ombre maigrichonne, des jours durant. Elle se dérobe sans cesse, refuse de se dévoiler tout à fait et l’empêche de lui redonner la forme qu’elle devrait avoir. Le légendaire Cabrioleur, imperturbable comme un lac de montagne, trépigne et s’agace d’une petite ombre de rien du tout. Et d’abord, il ne lui doit rien, à cette ombre. Rien ne l’empêche de l’oublier, de changer de ville et de poursuivre sa besogne.

Mais au fond de lui, il sait bien que c’est faux. Il le sent. Tout comme il sent ses cibles plus qu’il ne les choisit. Et cette ombre-là, elle l’appelle, elle s’impose à lui comme la lumière à l’obscurité, elle envahit ses pensées de nuit comme de jour, ne lui laisse aucun répit.

Certains soirs, il en devient presque maladroit.

Oh, pas grand-chose : il perd l’équilibre sur une gouttière, dérape sur un parterre de mousse, manque d’écraser la queue d’un chat. Rien de bien grave.

Sauf qu’une ombre, ça ne perd pas l’équilibre. Ça ne dérape pas, et jamais, au grand jamais, ça n’écrase la queue d’un chat. Il frissonne rien que d’y repenser.

Au bout d’un mois de ce manège, le Cabrioleur n’arrête pas de cumuler les gaffes. Il réveille les voisins de son unique patiente, laisse des traces sur les tapis, se cogne dans les meubles. Même la Lune semble lui adresser des reproches muets. Ce matin encore, il s’installe sur la même cheminée et la suit des yeux lorsqu’elle sort de son bâtiment. Il change de toit quand elle change de trottoir, s’arrête quand elle descend dans la bouche de métro et soupire en revenant à son point de départ.

Au moment où il pose pied sur les tuiles rougies par les rayons matinaux, le Cabrioleur dérape, fait des moulinets ridicules avec ses bras, s’étale de tout son long avec un bruit mat et roule peu gracieusement. Il tend un bras pour s’accrocher à la gouttière et la rate.

Pour la première fois depuis toujours, le Cabrioleur est tombé. Plus aucun doute n’est permis. Il est tombé amoureux.

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MrOriendo
Posté le 10/11/2022
Hello Oyoèt !

Très jolie nouvelle et le personnage du Cabrioleur interroge. J'aime beaucoup ta description de l'univers nocturne dans lequel il évolue, de cette ombre qui se déplace sur les toits, de ces jeux de lumière.
La chute est bien trouvée, bien amenée, j'ai passé un très bon moment avec ce texte.
A bientôt,
Ori'
Oyoèt
Posté le 11/11/2022
Merci beaucoup ! Je suis ravi que tu aies pu passer un bon moment, je ne demandais rien de plus :)
Rimeko
Posté le 31/10/2022
Très belles descriptions, encore une fois, et tout l'univers / le concept de cette nouvelle est également très intriguant, à la lisière entre poétique et comique, j'aime beaucoup !
Oyoèt
Posté le 01/11/2022
C'est drôle, maintenant que j'y pense, je crois que le style poétique/comique est vraiment caractéristique à mes arrivées subites d'inspiration, quand j'écris un texte d'un coup sans y avoir trop réfléchi à l'avance :o Et tant mieux si ça marche bien ! Héhé
Feydra
Posté le 01/05/2022
Un très beau texte, qui se lit d'une traite. Le personnage du Cabrioleur est vraiment très mystérieux et attachant. Cela donne envie de lire encore ses aventures. L'évocation de la nuit, de la lune , des ombres et des lumières est si poétique. Bravo !
Oyoèt
Posté le 01/05/2022
Merci beaucoup ! Je n'ai pas prévu d'écrire de suite, mais ça me va droit au coeur <3
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