C'EST EN GRIGNOTANT DES PETITS GÂTEAUX SECS, meringues, langues de chat, cigarettes et boudoirs, que j'ai découvert peu à peu, par miettes de nostalgie, que mes parents avaient eu une vie avant la mienne. Ils avaient été petits eux aussi, fragiles comme des jouets en plastique, forcés de dire amen aux lubies des adultes qui les gouvernaient. Et plus particulièrement ma mère qui avait eu bien du courage et de la chance de survivre à ses nombreux chagrins.
Les souvenirs de sa jeunesse lui remontaient le plus souvent lorsque venaient des invités à la maison. Mais avant de revêtir ses habits de petite fille, elle accomplissait son rituel, se mettait le coeur en joie pour assembler les pièces de sa machine à remonter le Temps. Ainsi, elle plaçait sur la table sa jolie nappe impeccablement repassée, et l'égayait d'un bouquet lorsque nous avions de l'argent pour des fleurs. Puis, elle sortait d'un placard ses petits verres, sa bouteille de Porto, et sa grosse boîte de biscuits secs qui semblait inépuisable.
Le décor ainsi planté, les amis, les connaissances, les frangins, les belles-sœurs, se disputaient les deux chaises prêtées par un voisin ou les tabourets, puis, se calant au centimètre, à petits bonds de pieds, venaient se serrer comme des anchois autour de l'apéro.
Les conversations débutaient généralement par la santé du ciel. Quand le soleil brillait, on se demandait s'il brillait ailleurs. Quand les carreaux pleurnichaient, on se disait : oh, quel sale temps ! Alors que pourtant la pluie nettoyait les trottoirs.
On parlait ensuite du travail des uns et des autres. On se demandait tour à tour : ça va ton boulot ?, comme s'il s'agissait d'une personne sur un lit d’hôpital. Du coup les curiosités glissaient bientôt sur un tour de table des pets de travers de chacun. Celui qui avait mal ici rappelait à cet autre qu'il avait eut mal presque au même endroit, légèrement plus bas. On compatissait envers celui qui semblait grimacer le plus, qui avait étrenné un mal étrange dont on ignorait tout mais dont on tentait de s'imaginer la douleur, en le consolant d'un vague : ah ça, c'est moins drôle ! Et pour clore ce sujet, on s'échangeait des adresses de pas trop mauvais docteurs qui, malgré leurs longues études, n'en savaient pas plus que les copains.
Le bilan médical étant épuisé, ayant tout dit de soi jusqu'à sa température, la discussion se portait naturellement sur nous autres les mioches. Le petit Porto déliant les langues, on commençait à faire l'inventaire des vices et des vertus de ceux qui étaient là et puis aussi des punis qui n'étaient pas venus. On n'oubliait jamais personne. Tout le monde recevait ses bons points ou son bonnet d'âne et, par ricochet pédagogique, les parents aussi.
D'abord, on ne tarissait pas d'éloges pour les jolies frimousses, celles bénies par les fées du berceau. Par contre, on ne parlait presque jamais de la figure des moins beaux. Histoire de leur donner quand même un petit susucre, on les félicitait juste après, celui-là pour sa souplesse, sa capacité à courir vite, et cet autre pour sa gentillesse à mettre la table. Quant à ceux qui n'étaient ni beau, ni souple, ni serviable, on les laissait en paix dans leur coin.
On abordait ensuite les problèmes de croissance, souvent liées aux phobies alimentaires. On ne savait plus à quel légume se vouer pour enfourner des vitamines dans le cornet du gamin.
Pour qu'il prenne ne serait-ce qu'un millimètre sous la toise, on parlait des repas comme d'une guerre âprement gagnée, grâce à la bouchée pour maman, à l'avion de papa.
Les parents les plus émérites se mettaient bientôt à vanter leur méthode d'éducation et de dressage. Concernant par exemple l'apaisement des bébés, il arrivait souvent que le ton monte entre les partisans de la tétine et les adeptes de la succion à l'ancienne. Les tétines, se trouvant plus modernes, argumentaient que les pouces déformaient la mâchoire et refoulaient à la longue les dents vers l'avant. Contrariés, se sentant traités de barbares de quenottes, les pouces répliquaient alors qu'un morceau de plastoc ne remplacerait jamais chez le nourrisson le souvenir du sein de sa mère.
Ce débat n'étant pas loin de dégénérer, et afin de retrouver la bonne ambiance d'avant tétine, on passait très vite aux recettes punitives pour corriger les bêtises à répétition du gamin. Martinet ou pas martinet ? Les plus sadiques en avaient accroché un dans chaque pièce et ne détestaient pas en faire usage, surtout parce qu'il laissait la marque de la honte longtemps gravée sur les cuisses. Mais attention, jamais sur la tête. Il y avait des limites. Cela pouvait endommager les neurones. Les plus tendres, eux, lui préféraient « la menace du martinet », disant qu'ils obtenaient d'assez bons résultats juste en fouettant l'air devant le nez de l'insolent. Douche froide ou piquet ? Les deux châtiments avaient fait leurs preuves, tout dépendait bien évidemment de leur dosage et de leur durée. Claque sur le cul ou sur la joue ? Sur ce point-là, on se tâtait encore. Les uns disaient : « Hein, un bon coup de pompe au cul pour faire sortir le diable ! ». Et les autres : « La mornifle en public, ils s'en souviennent, croyez-moi ! ».
Au final, tous s'accordaient pour conclure que la privation du yaourt au chocolat, y avait pas mieux pour faire avaler au mioche ses maudites betteraves.
Et puis soudain, à brûle-pourpoint, un ancien disait cette petite phrase toute bête : moi, de mon temps ! en dodelinant de la tête. Ces quatre mots ne payaient pas de mine, pourtant aussitôt les verres de Porto se figeaient dans les mains, et les gâteaux entre les dents. Alors tous les regards se tournaient vers le nostalgique pour attraper ses lèvres comme on attrape un train.
Et c'était parti pour le grand voyage dans les vapeurs de son passé.
Dans ces moments-là, on ne faisait plus très attention à moi. Comme je dessinais sagement des prés, des vaches et des nuages, on devait s'imaginer que j'étais né avec un crayon de couleur au bout des doigts, mais sans oreilles. Pourtant, j'entendais tout. Je ne perdais pas une miette des ombres et des fantômes que chacun se mettait à faire revivre autour des biscuits secs.
De la sorte, lorsque ma mère raconta un jour qu'elle avait connu la guerre et la faim, j'en fus si chaviré que j'eus l'impression qu'elle était morte il y a longtemps. Qu'elle avait été écrasée sous les bombes et qu'elle n'avait jamais osé me le dire.
Lorsqu'un autre jour, elle confia aux invités qu'elle était orpheline depuis l'âge de quatorze ans, je délaissais mes gribouillis et venais la serrer fort dans mes bras, comme pour la protéger des maladies mortelles qui avaient emporté cruellement ses parents.
De langues de chat en boudoirs, j'appris au fil du temps à connaître le film de sa jeunesse, mais sans voir les images. Juste en écoutant les petites chansons tristounes et rigolotes qui continuaient à faire danser sa mélancolie.
J'appris ainsi que sa gare d'arrivée sur la Terre avait été à Paris, tout comme moi. J'appris qu'elle était d'29, car elle répétait souvent : j'suis d'29 ! pour enclencher la manivelle de ses souvenirs.
J'appris aussi qu'elle avait failli mourir à sa naissance. Tout comme ma petite sœur, Pascale, qu'on avait baptisée juste avant de l'emmener au cimetière.
Ma mère était née prématurée. C'est à dire avec un corps si minuscule que ses parents la faisaient dormir dans une boîte à chaussures, en attendant de lui fabriquer un berceau.
J'appris que son papa était le roi de la java et sa maman une propre à rien. Qu'ils n'avaient presque jamais travaillé de leur vie. Juste un tout petit peu, à droite à gauche, pour pouvoir s'acheter des topinambours et surtout du pinard.
Durant l'Occupation, pour arrondir leurs fins de mois, ils avaient obligé ma mère à travailler pour les Allemands. Comme elle n'avait que onze douze ans à cette époque, ils lui avaient trafiqué une fausse carte d'identité afin qu'elle en paraisse quatorze. Ainsi émancipée, rue de l'Ouest, elle avait dû coudre les boutons des grands imperméables kaki des soldats boches. Rue Pernety, elle avait servi de grouillot chez une photographe pour livrer leur portrait aux officiers dans les grands hôtels. Rue de Gergovie encore, elle avait fabriqué des bouchons de tube de dentifrice qui avait le goût des sapins de la Forêt-Noire.
J'appris que son fainéant de père était mort une nuit en plein blizzard. Au retour d'une polka bien arrosée, ses deux copains, ronds comme des queues de pelle, l'avaient laissé sur un trottoir, en attendant qu'il dessoûle. Et on l'avait retrouvé au matin comme un bonhomme de neige, le nez rouge comme une carotte. À l'âge de trente-sept ans.
Sa maman s'était remariée peu de temps après avec un beau père boiteux. Aux crochets de cet homme, elle avait vécu encore quatre ans avec les doigts de pieds en éventail, et elle était morte à son tour d'une maladie bizarre, en postillonnant des gros mots, sans même pouvoir reconnaître ses trois enfants. À l'âge de trente-sept ans, elle aussi.
Juste après l'enterrement, ma mère, son frère Jacquy et sa sœur Marinette avaient été éparpillés ici et là, hébergés chez qui pouvait. Ma mère avait été envoyée dans le Nord de la France, avec ses larmes d'orpheline, un livre d'Hector Malot, et ses seules mains pour diplôme. C'est Pierrot, son oncle, qui l'avait accueillie dans la Somme, à Gamaches : un petit village peint en gris sombre où il bruinait souvent entre deux averses.
Pierrot était un amour d'homme, avec une main sur le cœur, et l'autre caressant la tête des enfants. Il était de ces gens pauvres qui sont capables d'offrir leur chemise au premier venu. Ma mère disait de lui que sa générosité ne prenait jamais de vacances.
Pour faire vivre les siens, Pierrot avait un métier pas banal, digne d'un grand magicien : il soufflait sur du verre. Rien qu'avec sa bouche, il parvenait à faire naître de jolis objets décoratifs : des cygnes, des canards, des escargots, qu'on retrouvait ensuite chez les gens avec des fruits ou des clefs dedans. Partout chez lui, sur des étagères poussiéreuses, se tenait une collection d'animaux ratés, avec une patte en moins, une oreille tordue, un œil de traviole.
Pierrot soufflait ainsi durement toute la semaine et n'avait que le dimanche pour souffler un peu, disait ma mère en rigolant.
Dans sa bicoque de misère, et malgré sa mouscaille, l'oncle Pierrot abritait déjà une famille bien nombreuse, avant l'arrivée de ma mère. Il y avait Josée, sa femme, Marie-Louise, la mère de Josée, et quatre enfants qui étaient tous effrontés, turbulents, très durs à élever.
C'est pour cela que Pierrot aimait beaucoup ma mère, parce qu'elle était facile à vivre et bien reconnaissante envers lui.
C'est d'ailleurs pour ces raisons que les gosses de Pierrot traitaient souvent leur cousine de sale orpheline et de voleuse de père. Dans ces moments-là, ma mère s'asseyait par terre dans un coin. Elle se faisait tout petite, toute sourde. Elle attendait que passent gentiment leurs méchancetés, soit en cousant, soit en lisant « Sans famille » d'Hector Malot.
Afin de ramener un petit salaire chez son bienfaiteur, ma mère avait débuté sa longue carrière d'ouvrière dans l'usine de camemberts Piollet.
Et c'est ainsi, à la force de ses menus poignets, qu'elle était devenue patiemment la reine du courage.
Durant ses premiers mois d'apprentissage, elle avait enfoncé des milliers de camemberts dans des boîtes de camembert. En peu de temps, son patron l'avait beaucoup appréciée, d'une part parce qu'elle était aussi maniaque que consciencieuse, d'autre part parce qu'elle avait horreur de se faire rouspéter. Et puis un beau matin, grâce à son esprit tatillon, elle avait été promue chef d'une machine mécanique qui découpait les fonds des boîtes de camembert.
Ce métier malodorant l'obligeait à se toiletter beaucoup. Pourtant, en dépit de ses bains répétés dans le baquet, et de ses nombreuses lessives au lavoir, les relents tenaces du camembert persistaient toujours sur sa peau, ses cheveux et ses habits. Pour tenter d'atténuer un peu la chose, elle plaçait des branches de thym dans les replis de son linge et sous son oreiller. Mais rien n'y changeait vraiment. Elle avait beau se frotter tout le corps au savon, elle ne parvenait jamais à retrouver l'odeur naturelle de sa dignité.
Baptisée au fromage coulant bien malgré elle, peu à peu sa réputation s'était aussi empuantie. À Gamaches et alentours, elle faisait dorénavant partie de ces jeunes filles un rien pestiférées qu'on surnommait sans originalité les camemberts. Ce qui ne facilitait pas vraiment ses amourettes et ses amitiés avec les non-camemberts.
Bien que timide et un peu effacée, les garçons du village la trouvaient plutôt jolie. Toutefois, ils se contentaient de la saluer de loin, préférant encore l'ignorer que de se moquer d'elle et de son écœurant parfum.
En fait, pour trouver l'amour à Gamaches en étant camembert il n'y avait pas trente-six solutions : soit on se fiançait entre camemberts, soit on quittait son turbin pour un autre.
Vers l'âge de vingt ans, ma mère eut quand même la chance de rencontrer un non-camembert, lequel, en proie à une perpétuelle sinusite, n'était pas trop chochotte des naseaux. C'était une grande sardine de rouquin aux yeux verts, avec des joues creuses remplies de grains de rousseur. Il avait aussi le menton en galoche. Et cette galoche, il la roula soudain un beau soir dans la bouche de ma mère, qui se trouva fort dépourvue lorsque la bise fut venue.
Certains dimanches, ce fortiche de la langue l'emmenait sur sa mobylette jusqu'aux galets du Tréport, afin d'admirer l'envol des mouettes, et de faire un peu de chasse à pied pour débusquer les palourdes, les crevettes, les bigorneaux.
Bouclettes au vent, la trouille un peu au ventre, ma mère s'accrochait à son vieux blouson d'aviateur, en priant le ciel pour que les moucherons n'abîment pas trop ses yeux. Car de sa précieuse vue elle en avait besoin pour découper ses fonds de boîtes de camembert, avec précision, sans se cisailler une main.
Parvenu au petit port, le gentil rouquin lui offrait toujours des moules-frites et une glace à la vanille. Tout en lapant son jus de coquille, il lui parlait de l'avenir dans son patois un peu comique. Il lui disait qu'il ne resterait pas plouc toute sa vie, qu'il avait l'intention de monter un jour à la capitale pour s'acheter une grosse moto, et pour trouver une femme exactement comme ma mère, ne parlant pas pour ne rien dire et agissant beaucoup.
Ayant assez roté sa bière et enfilé ses grandes bottes, le rouquin, l'épuisette en main, la guidait ensuite à travers le platier pour remplir un seau de coquillages. Il lui montrait les coins les plus propices à capturer le bulot et le couteau, tout en lui roucoulant sa poésie normande.
L'influence de la lune et du soleil sur la mer semblaient beaucoup l'inspirer. Ma mère le pensait un peu corniaud, mais il avait son chic pour la surprendre lorsqu'il commençait à lui causer des marées, à l'instinct, comme s'il était fils d'équinoxe et de solstice.
- Mais comment c'est possible qu'une telle masse d'eau puisse refluer ainsi ? lui avait demandé un jour ma mère.
- Pardi Yvonne, mais les océans ça a faim, tout comme les hommes.
- Ah bon ?
- Quand la mer est bien pleine, vois-tu, ça veut dire qu'elle a les crocs. Alors, à un moment elle ouvre ses bouches.
- Quelles bouches ?
- Les vagues ! Les vagues sont ses bouches. Tu savais pas .
- Ah non.
- Alors les vagues, pas idiotes, elles repèrent la terre.
- Elles ont des yeux aussi ?
- Oui, c'est l'écume. L'écume, c'est leurs yeux. Et avec leur milliards de petites de dents de sel, elles viennent grignoter gentiment la croûte de la falaise.
- Ah bon ?
- Ben oui, c'est comme ça. Et pis, lorsqu'elle est bien repue, elles se retire là-bas au loin pour digérer.
- J'avais jamais pensé à ça.
- Mais elle a laissé un cadeau.
- Quel cadeau ?
- Ben, tout ce que tu vois là autour, ces froufrous de craie, ces dentelles de rocailles, ces frisettes d'algues vertes, ces bébés coquillages, c'est toutes les arêtes que la mer a recrachées. Et ces arêtes, c'est notre gratuit à nous, à nous les pauvres. C'est avec ça qu'on becte à notre tour.
Ayant livré tout son lyrisme, le poète des marées enserrait la taille de ma mère et la faisait grimper les interminables marches qui menaient au sommet de la falaise. Pour reprendre leur souffle, les amoureux venaient s'asseoir sur l'herbe rase au pied du monumental calvaire, sur lequel gisait un Christ protecteur des bateaux de pèche et des béguins maritimes.
Alors, sous le chaste regard clos de Jésus, fermant lui aussi les yeux, le rouquin embrassait ma mère.
Il la bécotait comme un goulu jusqu'au crépuscule, en lui susurrant des mots doux et des louanges, entre deux caresses de gougouttes.
Ma mère confiait encore qu'elle n'avait jamais eu la moindre attirance pour lui, mais elle reconnaissait qu'il galochait très bien et qu'il titillait les gougouttes avec grand respect. Et surtout, elle lui savait gré d'avoir poursuivi sa cour parmi ces vents et ces embruns qui parvenaient à balayer son entêtant parfum de camembert.
Au matin béni de sa majorité, elle avait enfin dit « merci pour tout » à son brave oncle Pierrot.
Sur le quai de la gare, des étreintes, des larmes et des promesses de courrier avaient été échangées avant que les cousins, agitant leurs mains en guise d'au revoir, ne voient disparaître la Micheline rouge au bout de l'horizon.
L'ami rouquin l'avait manqué de peu. À cause d'un maudit clou qui avait éclaté la roue de sa bécane, il avait rejoint la gare en courant comme un pauvre fou désespéré. Mais pas assez vite cependant pour embrasser une dernière fois mon ambitieuse mère.
Alors, je quittais mon crayon, mon pré, mes vaches, et ce baiser raté du rouquin, je venais le poser tendrement sur sa joue.
Juste une interrogation :
- ça va ton boulot ?, : le point d'interrogation suivi d'une virgule ?
A bientôt