« BREF, adieu Gamaches, camemberts, bigorneaux ! Retour au bercail, avec ma petite valoche... »
Quand ma mère se remémorait sa jeunesse, elle captivait son auditoire. Et moi, j'adorais ça. Elle faisait rire les gens avec ses expressions, son parler populaire. Elle décrivait si bien tout ce qu'elle avait enduré avec humilité, qu'on avait l'impression d'être ses jambes, d'être ses mains. Cela semblait très important pour elle de partager son expérience, de montrer aux autres qu'on pouvait se sortir de la vache enragée, en partant de rien.
Ce jour-là, elle nous causa de son retour triomphal à Paname, et nous transporta tous sur son quai d'arrivée :
« Gare du Nord, personne pour m'accueillir, vous pensez bien. J'avais réussi à me dégotter une adresse pour un espoir d'embauche. Dans les quartiers chics, 37, Boulevard de Beauséjour. Vous parlez d'un beau séjour ! On y cherchait une bonne à tout faire, vraiment à tout faire, vous allez voir, c'est pas triste. Bref, pour avoir ma chance, je m'étais un peu pomponnée, mise en pli, petite robe, chaussures cirées. Me voilà qui atterri au métro « La Muette », et déjà là je me dis : « J'espère qu'ils me laisseront l'ouvrir un peu quand même ». Lui, il s'appelait Weber, monsieur Weber, grand architecte devant l'Éternel, attention. Dans le 16 ème, de toute façon, faut pas chercher le petit, tout est grand. Du matin au soir, enfermé dans son cabinet, monsieur Weber traçait ses grands plans sur sa grande table. Et fallait surtout pas le déranger, hein. Toujours très concentré avec sa pipe en bouche, comme s'il avait une Tour Eiffel en construction dans sa tête. Elle, la Weber, gentille à ses heures, complètement farfelue. Grande inspectrice des travaux finis. Doucement le matin, pas trop vite le soir. Elle en foutait pas une rame. Bref, je sonne, les miquettes un peu au bout du doigt. Et alors là, grosse surprise, ils m'accueillent à bras ouverts comme si on se connaissait depuis des lunes. Et « Bonjour Yvonne ! », et « Soyez la bienvenue, Yvonne ! », et « Vous avez fait bon voyage, Yvonne ? ». Derrière eux, vous le croirez pas, ils avaient aligné leurs cinq moutards, du plus petit au plus grand. J'en suis restée baba. Tous habillés pareils, tout sourire, de vrais petits communiants. Je me dis comme ça, c'est pas possible, y a sûrement méprise, ils devaient attendre la Reine d'Angleterre. Mais non, pas du tout, c'était bien moi qu'ils attendaient, avec écrit bonne pomme sur mon front. Enfin bref, pas le temps de réfléchir, voilà qu'ils m'embarquent au pas de charge dans un dédale de corridors, et de couloirs et de corridors. Et ça bifurquait à droite, et ça tournait à gauche, et ça donnait sur les six chambres, les trois salles de bain, la bibliothèque, le fumoir, les deux grands salons. Et on se perdait là-dedans, un vrai tournis. Sans compter les cagibis, la buanderie, la cave à vin, le cellier, la réserve à balais. « Et alors là-haut, vous avez encore des petits placards, Yvonne. On vous montrera où est l'escabeau. Suivez-moi, je vais vous montrer la cuisine ». La cuisine, j'avais jamais vu ça, c'était celle de Gargantua. On aurait pu y vivre à dix sans se frôler. Des fourneaux modernes en veux-tu en voilà, des ustensiles pour tout, de la vaisselle à revendre, des tasses, du cristal, des carafes, des coupes de champagne ».
« Bref, grands seigneurs, ils m'offrent un verre de flotte, et on finit par se poser cinq minutes. Et là, très courtois, ils me tendent une liste recto verso, avec noté dessus tout ce que j'aurais à faire. Je vous dis même pas. Le travail ne me faisait pas peur. Mon oncle Pierrot disait même que c'était moi qui faisait peur au travail. Mais là, j'ai bien failli tomber à la renverse. Ils me voient toute pâle, ils me disent : « Vous allez bien, Yvonne ? ». « Oui, oui. Ça doit être la chaleur, à Gamaches j'avais pas le même temps », que je leur réponds comme une idiote. Ce qui m'a retenu ? Ben, j'avoue, c'est ma petite chambrette. J'avais droit à une petite chambrette, au sixième, avec un lit propret, des petits rideaux, un lavabo blanc. Ah, ils savaient y faire pour appâter Cendrillon. Ils m'avaient même mis un petit bouquet de lavande sur ma table de chevet. J'ai respiré sa bonne odeur. C'est ça qui m'a perdu. Car dès le lendemain matin, changement d'humeur, la Weber se souvenait déjà plus de mon prénom. « Vous vous appelez comment déjà ? » qu'elle me demande alors que j'astiquais mon premier robinet. « Je m'appelle Yvonne, madame. Mais vous pouvez m'appeler comme vous voulez ! » que je lui réponds, moitié intimidée, moitié débile. « Non, non, laissez. Yvonne, on devrait pouvoir s 'y faire ! ». Je reste un peu soufflée, mais bon, faut que j'apprenne à m'y faire. Et là-dessus, la duchesse m'annonce que j'aurais mon dimanche après-midi, de quinze à dix-neuf heures, pour m'aérer un peu. Je la remercie pour ses largesses. Au passage je m'étais renseignée à la mairie, et en principe j'avais droit à tout mon dimanche, mais bon. Et là, elle me sort, tenez-vous bien, je vous l'imite : « Oh, ne sautez pas de joie, ce n'est pas un grand privilège. Mais sachez que ce n'est pas tout le monde qui offre cette faveur dans ce secteur de Paris. On peut dire que vous êtes bien tombée, mon mari et moi sommes des humanistes. Nous avons une sainte horreur du snobisme. Quel que soit le rang hasardeux de l'individu dans ce bas-monde, nous sommes incapables de le juger. Pourquoi, me direz-vous ? Mais parce que nous connaissons notre chance d'être bien nés, et qu'au nom de cette chance nous nous sentons redevables envers ceux qui n'ont pas eu cette chance d'avoir eu cette chance ». Tel quel, je vous jure, ça m'a marqué ! Bref, le matin, je préparais le petit déjeuner, mais attention personnalisé. Pour les enfants, la tartine ne devait pas mesurer plus de vingt centimètres. Du beurre pour monsieur, pas de beurre pour madame, mais de la confiture de coing ou de rhubarbe, les œufs brouillés pas trop brouillés. Du thé, du café pour les uns, du cacao pour les autres. Bref, sur les coups de sept heures trente, j'accompagnais les plus petits à l'école. Ensuite, j'allais faire le marché, avec consigne d'acheter les meilleurs légumes, les meilleurs fruits, le meilleur pain. De retour, je faisais les six plumards, changeais les draps, les taies d'oreiller, redonnais son éclat à l'émail des trois salles de bains. En début d'après-midi, après avoir préparé le déjeuner, mis la table, débarrasser la table et laver la vaisselle, la Weber m'apprenait à préparer les plats préférés de son mari et de ses moutards. Tout en me gratifiant de sa pédagogie culinaire, elle me confiait des choses hallucinantes. Par exemple que « La misère des petits Africains la persécutait au plus haut point ». Persécutait, hein, je mens pas. « Que son cœur n'était pas assez fort pour supporter toute cette détresse ». Faut l'entendre ça, pour le croire. Un jour, elle m'a demandé : « Croyez-vous que Dieu soit fou, ma bonne Yvonne ? Croyez-vous qu'une personne de bon sens inventerait la sécheresse, la famine, le typhus, les mouches, les dictateurs, tout ça au même endroit ? ». Alors, elle me raconte qu'elle est née à Bamako, d'une mère poétesse et d'un père diplomate, et qu'elle a dû passer toute sa jeunesse alitée, à cause de sa trop grande sensibilité. Que sa foi en Dieu a été soit-disant ébranlée par cette détresse criarde qu'elle a vu au Mali quand elle était petite. Tant et si bien que depuis elle se rend à l'église à contre coeur, qu'elle doit se forcer à psalmodier les cantiques et même à communier, parce qu'elle en veut à Jésus d'avoir abandonné aux chiens ces millions de malheureux ».
« Elle me disait : « Yvonne, je vais être honnête avec vous, je n'y crois pas plus que ça à toutes ces balivernes de l'antiquité. Mais bon, la quête, les cierges, le dépôt des vieux vêtements, on ne peut pas dire non plus que ça ne serve à rien. Comment pourrions-nous faire l'expérience de notre générosité sans les pauvres ? Hein ? ». Puis venait l'heure d'emmener la benjamine se dégourdir les gambettes dans le Bois de Boulogne, autour du Lac Supérieur. Ça aussi, c'était à moi de le faire, parce qu'après déjeuner, la Weber se sentait fatiguée. Revenue de promenade, plumeau en main, je continuais ma besogne, poursuivie par le doigt fureteur de la Weber qui trouvait toujours de la poussière dans des endroits qu'on ne peut même pas imaginer. Puis, venait l'heure de préparer le repas du soir, de mettre la table, de servir tous les plats chauds avec finesse, élégance, de débarrasser la table, de ramasser les miettes au sol, de faire la vaisselle, de laver le carrelage de la cuisine, et encore un peu de couture, recoudre les boutons arrachés des moutards, repasser les chemises de monsieur, juste avant de m'écrouler comme un sac. Si bien que mon dimanche, j'étais bien trop pompée pour sortir. Soit je roupillais comme une masse, soit j'écrivais à mon oncle Pierrot pour lui mentir que tout se passait bien. Enfin ça, c'était mon quotidien. Y avait aussi les extras. Les Weber menaient grand train. Ils recevaient beaucoup de monde, des avocats, des banquiers, des hommes d'affaire, des politiques, qui avaient tous le Général De Gaulle et le destin de la France chevillés au cœur. Du coup, une à deux fois par semaine, je devais mettre deux rallonges à l'immense table, dresser le couvert pour douze quinze pèlerins, servir, sourire, tout en faisant la navette entre la salle à manger et la cuisine où, pour l'occasion, je faisais manger les marmots. À Noël, j'accompagnais mes bons patrons dans leur grande maison de campagne en Sologne, où je passais bien une journée entière à tout dépoussiérer et à ôter les toiles d'araignée. L'été, aux grandes vacances, je suivais le mouvement dans leur manoir du Bas-Rhin, où cette fois, rebelote, je devais passer deux interminables journées pour redonner son lustre et son odeur de frais à la vieille demeure. Et c'était encore dans les jardins les mauvaises herbes à couper, les branches mortes à ramasser, les fleurs à replanter, les haies à niveler, les pelouses à arroser, les outils à briquer. Enfin bref, je vous passe les détails, au bout de trois années de ce dur labeur chez ces humanistes qui louaient leur chance et priaient pour ceux qui en étaient dépourvus, je leur ai raconté un bobard, que mon oncle Pierrot se mourrait et qu'il me réclamait. Les Weber m'ont rédigé un joli certificat de travail qui vantait mes excellents états de service, et mon exemplaire gentillesse en toute circonstance. En guise de cadeau et de reconnaissance, ils m'ont offert une grosse valise en cuir qui était percée à peine, juste dans un coin. Ils m'ont aidé à la porter jusqu'au métro « La Muette » et là, je vous le donne en mille, vous savez pas ce qu'ils ont osé me dire : que j'allais bien leur manquer ! ».
Chacun voit midi à sa porte comme dirait ma grand-mère... Ou encore : il faut de tout pour faire un monde et qui aurait ajouté philosophe : mieux être né toutefois du bon côté de la barrière.
J'ai trouvé dans l'esprit de ton texte des résonnances avec Clarine. Ca me parle.
Bravo
A très bientôt pour la suite des aventures