CAMILLE
Je quitte Peter et Soraya et me dirige vers le bureau des infirmières pour rendre mon cahier d’exercice de mathématiques avancés. Ma mère l’a déposée il y a quelques jours. J’ignorais qu’elle venait. Quand je l’ai appelé de l’autre bout du couloir, elle a tourné les yeux vers moi puis c’est empressée de partir. J’arrive au niveau du bureau des infirmières lorsqu’elle sort du bâtiment. Je me souviens avoir tourné la tête vers Magalie, qui m’a regardée les yeux pleins de pitié. Je me suis alors réfugié dans ma chambre.
Une fois que Lena, une infirmière aux cheveux bruns, avec un carré plongeon, récupère mon livre, je me dirige vers le bureau du Docteur Martins pour ma deuxième et dernière consultations de la semaine. Je toque à la porte déjà ouverte. Elle est assise sur son fauteuil, les jambes croisées et un carnet posées contre ces cuisses. Elles feuillettent les pages. Elle me fais signe d’entrer et je m’installe à ma place habituelle, dans son canapé. J’attrape le boulier posé sur sa table basse et je commence à compter combien de perle il y a. Je suis sûre qu’elle est au courant que ma mère est passée et elle va vouloir qu’on en discute. Et ça, ça m’angoisse. Depuis 3 jours, je repasse la scène dans ma tête.
— Alors Camille, comment ça va aujourd’hui ? me demande t-elle, de sa voix douce habituelle.
— Bien, balancé-je, sans daigner lever les yeux du boulier.
Puis il y eu un silence, assez long, et je sens son regard sur moi. Je crois l’apercevoir noter quelque chose dans son carnet. Mais ça m’est complètement égal. Je compte le nombre de perles totales du boulier, puis celles de chaque couleur. Quand je fais ça, ou que je pense aux maths, tout simplement, je me plonge dans ma bulle. Si quelqu’un parle, je ne l’entendrai pas. Si quelqu’un me touche, je ne le sentirai pas. Ou du moins, je n’y prêterai aucune attention. C’est actuellement ce qu’il se passe. Je ne vois que le boulier avec ces perles de différentes couleurs et son bois abîmé par le temps. Je n’entends que les chiffres qui tournent en boucle dans ma tête et mon cœur qui bat, en fond.
Alors que je compte le nombre de perle bleu, une main agrippe délicatement le boulier, et il reprend sa place d’origine sur la table basse. Je sens mes mains devenir moites, mon cœur qui s’accélère et un grand sentiment de honte qui m’envahis. J’ai juste envie de reprendre ce boulier, mais deux mains tiennent les miennes. La psychologue s’est mise devant moi, à ma hauteur. Je commence à revenir à moi.
— Tu veux qu’on fasse quelques respirations avant de continuer, Camille ?
Je fais oui de la tête. Nous nous installons en tailleur sur des coussins, près de sa baie vitrée, d’ou les rayons du soleil traversent le verre et atterrissent sur ma peau.
Environ 10 minutes plus tard, nous voilà de retour à nos places. Elle dans son fauteuil et moi, dans ce canapé.
— Tu serais capable de me dire pourquoi tu t’es mis dans ta bulle ?
Je fais mine de réfléchir. Je n’ai clairement pas envie de parler de ma mère, mais je suis sûr qu’elle le sait. Alors que je continue à faire semblant, elle prononce ces quelques mots qui me mettent en colère.
— À cause de ta mère ?
Je prends une profonde inspiration, pour ne pas laisser la colère me submerger.
— Je ne comprends pas pourquoi elle a fais ça. Quand je l’ai aperçu, je l’ai appelé et elle a tournée la tête vers moi. Je sais qu’elle m’a vu. Enfin, j’en suis sûre à 99% car on ne peux pas être sûre à 100%. Il y a toujours une marge d’erreur. Enfin bref...
— Non, continue. Quand j’ai évoquée le sujet, tu avais l’air de ressentir une émotion très vive et douloureuse. C’était quelle émotion ?
Alors là, je n’essaie clairement plus de me canaliser.
— Vous ne seriez pas en colère, vous, si votre mère ou une personne que vous aimez fui en vous voyant. Il y a 76% de chance que si. Elle m’a fui. Elle n’est venue me voir qu’une seule fois en 2 semaines. Une mère devrais venir voir son enfant si il est malade. N’est-ce-pas ?
Elle me fixe, prends une profonde inspiration.
— Bien sûre que tu as raison. Mais je sais aussi que je n’aimerais pas voir mon enfant souffrir. Tu as déjà imaginé qu’elle se protégeait peut-être pour mieux t’aider ? Elle ne peux pas t’aider si elle même va mal. Ça te parait logique ?
Je regarde le vide, réfléchissant à son hypothèse. C’est vrai qu’elle paraît logique mais injuste. Je me sens profondément blessé, mais mon cœur se panse très légèrement à l’idée qu’elle ne me fui pas comme je le pensais.
*
— Salut Emma. Je venais voir Soraya en réalité. Peter m’a dit qu’elle n’avait pas la forme, et moi non plus par ailleurs, alors j’ai ramené mon jeux d’échec et mon humour.
— Il se passe quoi ? demande-t-elle, visiblement légèrement inquiète.
— Des problèmes avec ma mère. Rien de grave, ne t’inquiètes pas. Dis à Soraya que je l’attends dans l’espace détente.
Elle tourne la tête vers la chambre plongée dans le noir, puis vers moi.
— Je ne sais pas si elle acceptera, elle va vraiment très mal. Je vais essayer mais je ne te garantis rien.
Je hoche la tête, la remercie et tourne les talons, en direction de l’espace détente. Je pense à ma mère lorsque je pose l'échiquier sur la table.
Je pose le Roi en E1. Suis-je important pour ma mère ? Suis-je dans son cœur comme est dans le mien ?
Mon cœur se serre. Mes doigts se crispent en posant la pièce.
Dame en D1. Est ce que mon anxiété la repousse à tel point qu’elle surpasse son amour ?
Un sentiment de culpabilité m’envahis. La chaleur monte dans mes joues.
Tours en A1et H1. Est ce que mon père l’empêchent de venir me voir ?
Puis une violente colère. Mes poings se serrent violemment.
Cavaliers en B1 et G1. Du coup, si c’est vraiment mon père qui l’en as empêché, a t-elle enfreint son interdiction pour me déposer ce livre ?
Je sens une larme couler le long de ma joue. Je lève mon bras tremblant pour l’essuyer.
Fous en C1 et F1. Et si elle essayait vraiment de m’aider comme le pense le Docteur Martins ?
La culpabilité ne cesse de grandir. Une douleur vive se déclenche dans ma poitrine.
Puis tous les pions sur la ligne 2. Est ce que mon problème avec les maths est vraiment une barrière entre elle et moi ?
J’envoie valser mon jeu d’échec.