Salamandre mège
Salamandre terrestre possédant une peau luisante d'aspect huileux qui présente des marques jaunes ou vert olive sur le dos. Elle ne s'approche des milieux aquatiques que pour se reproduire et intéresse de nombreux scientifiques de par sa capacité à régénérer ses organes endommagés ou détruits.
Le soleil cognait dur sur les sables de la Vallée du Vent, étendue aveuglante de silice brûlante. La tribu de Drâa s'était installée pour quelques jours dans l'erg ardent situé au cœur de l'immense désert crucien, un vaste océan de dunes, aride et magnifique. Les khaïmas avaient été montées un peu au hasard, constituant un petit hameau animé de tentes. De celle des Masuna s'échappait une odeur végétale prononcée et les pleurs d'un tout jeune enfant.
La pénombre qui y régnait laissait entrevoir un berceau suspendu protégé des insectes et des mauvais génies par un voile léger. Son occupante avait environ sept mois. Elle ne tenait pas encore assise seule mais s'agrippait aux rebords en osier pour tenter de se redresser, hurlant sa fureur, les linges trempés et puants. Une silhouette au visage abrité par un chèche coloré se faufila sous la tente et prit la petite fille dans ses bras, lui murmurant des mots doux.
« Chut... Tout va bien, je suis là, maintenant... Ils vont devoir très bientôt te trouver un autre endroit où dormir s'ils ne veulent pas que tu fasses la culbute. Allons, ne pleure plus, ma jolie. Nous allons laver tout ça et te mettre au sec. »
Après l'avoir consolée un moment à voix basse, la nomade, puisque c'en était une, s'empara d'une couverture et l'étendit d'une main experte sur le tapis de sol, avant d'y déposer la fillette. Elle s'agenouilla devant elle sans cesser de lui parler, lui ôta ses vêtements mouillés et la nettoya avec soin à l'eau parfumée au thym pour éloigner les mauvais esprits. Elle admira son corps parfait, la laissant profiter de la caresse de l'air sur sa peau, puis entreprit de la masser à l'huile d'amande douce.
La petite babillait à présent, enchantée que quelqu'un daigne enfin s'occuper d'elle. Lorsque la femme déposa un léger baiser sur son ventre rebondi, elle éclata d'un rire joyeux et s'agrippa à son chèche comme pour le lui arracher.
« Oh non, ma belle, je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Mieux vaut qu'ils continuent tous d'ignorer que je suis dans les parages. Cela ne ferait que nous attirer des ennuis, à toi comme à moi, et nous n'avons besoin de ça ni l'une ni l'autre. Comme tu es belle et forte pour ton âge ! Ton père avait les mêmes boucles brunes lorsqu'il était enfant, tu sais. »
Sa voix était rauque mais étonnamment mélodieuse. Ses yeux débordaient d'amour et de tendresse tandis qu'elle souriait à travers ses larmes. Elle prit une inspiration tremblante pour les chasser, puis s'empara d'une tenue dans un coffre ouvert près du berceau. Elle l'observa d'un œil critique puis secoua la tête. Malgré les grands airs de Tasa, les Masuna n'étaient pas très riches et les vêtements de la petite avaient déjà servi à leurs deux filles aînées. Enfin, au moins étaient-ils propres...
Après l'avoir rhabillée, elle sortit une fiole de sa tunique et fit tomber trois gouttes d'élixir dans la bouche de l'enfant. Cette dernière grimaça à l'âcreté du produit mais la femme s'était mise à fredonner un ancien refrain et il ne lui fallut guère de temps pour sombrer dans l'oubli.
Une main posée sur son ventre, la nomade berça la petite jusqu'à ce qu'elle soit plongée dans un profond sommeil, ce qui ne prit que quelques minutes grâce à l'élixir. Lorsqu'elle fut sûre que c'était le cas, elle se leva et jeta un bref coup d'œil à l'extérieur de la tente. Personne. C'était parfait, elle avait bien choisi son moment. Les membres de la tribu se rassemblaient toujours à l'heure des repas et elle les entendait s'exclamer à l'autre bout du camp. On avait nourri la fillette puis on l'avait couchée et laissée pleurer, ce qui lui avait permis de lui rendre une petite visite.
Elle n'avait cependant pas davantage de temps à perdre. À chaque seconde qui passait, le risque de voir quelqu'un pointer le bout de son nez augmentait. De la besace qu'elle avait abandonnée par terre en entrant, elle sortit le matériel dont elle avait besoin : du désinfectant, des compresses stériles, du noir de fumée délayé dans de l'eau et des aiguilles. Elle était parée. Elle révéla l'épaule droite de l'enfant et se mit au travail. Elle ne sentirait rien, les gouttes de Morphée qu'elle avait versées dans sa bouche lui assuraient la plus longue sieste de sa courte vie.
Elle était en train d'appliquer un pansement sur le tatouage après l'avoir nettoyé avec soin, lorsque des voix aigües attirèrent son attention. Par Ob, Tasa avait envoyé les enfants jeter un coup d'œil à la petite ! Ils ne faisaient pas dans la discrétion et on les entendait venir de loin. Elle souleva la fillette et la fourra dans son berceau, puis elle rassembla ses affaires et les rangea en vrac dans sa besace. Elle tourna une dernière fois sur elle-même pour s'assurer qu'elle n'avait rien oublié, rien qui permette de l'identifier en tout cas. Enfin, elle déroula son chèche orangé et...
* * *
Souffre se réveilla en sursaut, le cœur battant avec fureur dans la poitrine. Après son entretien avec l'inquisiteur, elle avait regagné sa cellule sous les toits et sombré dans un sommeil agité. Elle avait cru que la proposition de Longsault la tiendrait éveillée tout le reste de la nuit. Elle avait une décision à prendre et aucune idée du choix qu'elle ferait. Mais c'était compter sans l'épuisement généré par les évènements des derniers jours. En un clin d'œil, lui semblait-il, sa vie avait changé et son avenir lui paraissait incertain. Elle était à bout de nerfs, exténuée, et elle s'était endormie sans tarder.
Ses rêves avaient été pour le moins étranges, en revanche. Comme si elle était sortie de son propre corps et avait assisté à la scène depuis l'extérieur. Souvenir longtemps enfoui ou pure invention ? Était-il possible d'avoir des réminiscences aussi anciennes ? Car c'était bien d'elle qu'il s'agissait, alors qu'elle était toute petite et qu'on lui avait tatoué l'emblème de la tribu de Drâa sur l'épaule. Qui était cette femme ? Elle se souvenait précisément des paroles qu'elle avait prononcées, elle avait évoqué son père et ses boucles brunes. Était-il possible que ce soit Dasin ?
Elle n'avait aperçu que ses yeux, tout le reste de son visage était dissimulé par le chèche. Mais qui d'autre cela aurait-il pu être ? Pourtant, elle ne voyait pas très bien pour quelle mystérieuse raison sa grand-mère se serait introduite dans la khaïma des Masuna pour lui tatouer l'emblème d'une tribu qui l'avait condamnée et bannie sans aucun remord. Tout cela n'avait aucun sens ! Comme la plupart des rêves, en somme.
La jeune femme s'enroula dans la couverture miteuse qu'on lui avait fournie pour la nuit et s'adossa au mur. Le soleil dardait ses premiers rayons à travers la lucarne de sa cellule. Une salamandre mège dormait accrochée à la paroi en face d'elle. La chaleur montait et ne tarderait pas à devenir étouffante, mais elle n'en avait cure. Elle avait besoin de réfléchir. Elle entoura ses genoux de ses bras et ferma les yeux en posant le front dessus. Un choix crucial s'imposait à elle et elle ne savait pas quoi faire.
D'une certaine manière, la proposition de Longsault était tentante. Sinon de sa vie, c'était de sa liberté et de son avenir qu'il était question. Elle avait été élevée dans la religion de Ob, elle connaissait ses commandements et bien qu'elle n'approuvât pas les méthodes extrêmes du Saint-Office, elle n'était pas sûre d'avoir beaucoup d'états d'âme à les appliquer. Enfin, pas sur quelqu'un tel que Ghanim mais sur des étrangers, elle s'en fichait bien ! En outre, à terme, une fois sa formation achevée, le fait de collaborer avec Longsault lui permettrait d'atteindre plus vite son objectif, retrouver sa grand-mère. Mais que se passerait-il pour cette dernière s'ils la débusquaient ?
Son évasion avait eu des conséquences affreuses pour lui : la perte de son père, la culpabilité sous-jacente, peut-être même son addiction à l'alcibium en faisait-elle partie, qui sait ? Ce n'était pas par amour qu'il la traquait depuis tant d'années, il cherchait à se venger. Tout se résumait donc à un terrible cas de conscience : pouvait-elle sacrifier Dasin à sa propre liberté ?
Souffre n'avait pas pour habitude de se préoccuper d'autrui. Les Masuna ne s'étaient jamais beaucoup souciés d'elle et elle avait grandi comme une mauvaise herbe entre deux pavés, poussant tant bien que mal, pour se faire une place au sein d'une tribu qui n'avait jamais voulu d'elle. Au final, elle ne devait rien à personne, surtout pas à Dasin qui, pour peu que son rêve recèle ne serait-ce qu'une infime part de vérité, avait sciemment choisi de l'abandonner alors qu'elle aurait pu l'emmener avec elle quand elle était venue lui faire ce stupide tatouage.
« Je ne comprends pas ce qu'il te trouve ! »
La jeune femme sursauta en laissant échapper un petit cri de surprise. Lucius se tenait derrière la porte de la cellule. Elle ne l'avait pas entendu approcher. Seul son visage lui apparaissait à travers la partie grillagée, il l'observait avec intensité. L'entraînement avait dû s'avérer plus ardu que d'habitude, il était trempé de chaud et ses traits tirés révélaient une fatigue singulière. À moins qu'il n'ait mal dormi, pauvre petit ! Longsault l'avait-il sanctionné pour avoir désobéi à ses ordres ? Elle s'extirpa de sa couverture, se leva avec une grâce inattendue et s'approcha de la porte.
« Je n'imagine que trop bien ton exaspération à ne plus être dans le secret de Ob. Ce doit être frustrant de se voir évincer par une petite nomade sans instruction ! T'a-t-il dit qu'il veut faire de moi sa collaboratrice ? »
C'était enjoliver la réalité bien sûr, mais il ne le savait peut-être pas. À la crispation de ses mâchoires, elle comprit qu'elle avait misé juste : les relations de Lucius avec Longsault étaient en train de se dégrader, quelle qu'en soit la cause. Elle ne voyait pas encore ce qu'elle pourrait bien faire de cette information mais elle la mémorisa dans un coin de sa tête. Pour l'instant, elle se satisfaisait de le mettre en colère. Il prit le temps de surmonter son agacement avant de lui répondre d'une voix traînante :
« Sa collaboratrice, vraiment ?
— Oui, j'ai cru comprendre qu'il était assez déçu des performances de ses cadets habituels... »
Lucius éclata d'un rire franc et elle marqua le coup d'une petite moue dépitée qu'elle essaya en vain de dissimuler. De toute évidence, il l'avait percée à jour sans difficulté, il ne tomberait pas dans le panneau.
« Ma pauvre fille, tu ne sais rien de ses collaborateurs ni de ce qu'il attend d'eux. Si tu te crois capable de manipuler un haut inquisiteur, permets-moi de te dire que tu te fourres le doigt dans l'œil. Avant d'accepter sa proposition, peut-être devrais-tu te poser les bonnes questions. Pourquoi te l'a-t-il faite ? Quelles intentions se cachent derrière ? Et surtout dans quoi est-ce que tu t'engages au juste ? Cinq ans, cela peut paraître peu dans une vie mais quand il s'agit de cinq longues années passées à harceler les gens avec lesquels tu as grandi, peut-être ta perception du temps devient-elle différente ? Car ne te fais aucune illusion, la communauté la plus surveillée du Saint-Office est celle de la Vallée du Vent ! »
Souffre fit un pas de côté et s'adossa au mur de gauche, de sorte qu'il ne puisse plus voir son visage. Elle pensait être capable de mettre ses sentiments de côté pour exécuter les ordres qui lui seraient donnés, quels qu'ils soient, mais comment réagirait-elle si elle se retrouvait confrontée à Ghanim et si on lui demandait de le torturer, par exemple ? Elle avait beau se montrer bravache, elle était loin d'être aussi assurée qu'elle l'aurait voulu et Lucius soulevait là une problématique qu'elle aurait préféré ignorer.
Des larmes d'impuissance envahirent ses yeux et elle serra les lèvres pour essayer de les retenir. Hors de question qu'elle lui fasse le plaisir de pleurer devant lui ! Le cadet se pencha de côté, collant son nez à la grille pour découvrir ce qu'elle fabriquait. Elle s'attendait à lui voir une expression triomphante et montra les dents, mais la neutralité de ses traits fut presque pire. Il la prenait en pitié, c'était intolérable ! Elle réagit avec agressivité, comme un animal blessé.
« Parce que tu crois que j'ai le choix ? C'est ça ou être accusée de meurtre et exécutée. Cinq ans au sein de l'inquisition, ça ne pèse pas grand-chose à côté de ça ! »
Une stupéfaction non feinte se peignit sur le visage de Lucius et elle réalisa que quelque chose n'allait pas. Il ne pouvait pas ne pas être au courant. Longsault lui avait affirmé l'avoir mis sur le coup quand elle était arrivée au Mont Vertu. Il lui avait forcément expliqué ce qui s'était passé. D'ailleurs tout, dans l'attitude du jeune homme, allait dans ce sens. Alors pourquoi avait-il l'air aussi surpris ? Il ouvrit la bouche et la referma, comme s'il renonçait à ce qu'il s'apprêtait à dire.
« Quoi ?
— Je croyais que tu n'étais pas responsable, qu'il y avait eu une erreur...
— Eh bien, oui, enfin... C'était de la légitime défense mais le problème, c'est que je ne peux pas le prouver ! »
Lucius fronça les sourcils et secoua la tête avec incrédulité. La version de Souffre était à l'opposé de celle de son supérieur et il n'aimait pas beaucoup ce qui se tramait. Elle mentait sans scrupule ni raison, parfois juste par provocation, mais là, elle semblait si désemparée... À l'inverse, Longsault était un as de la manipulation, il le savait capable d'à peu près tout, même s'il ne comprenait pas quel aurait été son intérêt. L'un des deux lui racontait pourtant bel et bien des histoires.
« C'est donc bien toi qui as tué cet homme, légitime défense ou pas ? Mais pourquoi Longsault t'épargnerait-il s'il n'y a pas de preuve ? Cela ne lui ressemble pas. »
Souffre serra ses lèvres l'une contre l'autre et ses ongles s'enfoncèrent dans ses paumes. Elle avait encore parlé sans réfléchir et elle s'en voulait. Comme elle détestait ce garçon ! Il avait le don de la faire sortir de ses gonds. Elle racontait n'importe quoi sous le coup de la colère et s'attirait elle-même les pires ennuis. Elle se mura dans le silence et se détourna.
« Il y a quelque chose que vous ne me dites pas, ni l'un ni l'autre. Il paraissait sûr que tu accepterais sa proposition et, d'après ce que tu viens de me révéler, c'est exactement ce que tu vas faire parce que tu n'as pas le choix. Il m'a demandé de veiller sur toi. Non, rectification, il m'a ordonné de veiller sur toi et pour être bien sûr d'être obéi cette fois, il a lié ma réussite à la tienne. Alors je n'en ai aucune envie, que les choses soient bien claires entre nous, mais si tu intègres l'académie, tu vas m'avoir sur le dos, Souffre, que ça te plaise ou non ! »