Palis
Dans le folklore des tribus de la Vallée du Vent, le palis est une sorte de vampire qui se nourrit de sang humain. Dotée d'une intelligence discutable, c'est une créature assez craintive qui peut être trompée avec aisance. Il se déplace entouré d'une tempête de sable, ce qui masque son approche et facilite ses attaques.
Trois semaines après le début de sa formation, Souffre regrettait déjà sa décision. Elle avait retrouvé une relative liberté, mais les leçons étaient épuisantes, tant mentalement que physiquement, et la vie d'étudiante pas du tout adaptée. À elle qui avait été élevée au grand air, les heures passées enfermée dans une salle de classe semblaient interminables. Elle avait l'impression que sa tête allait exploser tant on essayait d'y faire entrer de force des choses diverses et variées.
Histoire de Sainte-Croix et des Terres d'Obole, religion de Ob, lois du Saint-Office, techniques d'espionnage et aussi méthodes d'interrogatoire... Tout cela se mélangeait en une joyeuse sarabande qui tempêtait sous son crâne. Il n'était pas rare qu'elle se couche le soir avec de lancinants maux de tête. Elle avait pensé apprécier les cours d'art guerrier mais la rigueur exigée par son professeur la hérissait à tel point qu'elle devait se retenir de faire n'importe quoi juste pour le provoquer. Les exercices qu'il leur imposait n'avaient, selon elle, ni queue ni tête, elle ne comprenait pas bien à quoi ils menaient. Elle obéissait sans enthousiasme ni ardeur et cela ne se voyait que trop. Ce n'était pourtant pas le pire.
Non, le pire, c'était les autres. Le mépris dans leurs yeux, les murmures et les rires sur son passage... Ça, elle aurait dû y être habituée, mais il y avait aussi Lucius et Amaury tout le temps sur son dos, et puis la peur. Celle de décevoir Louis Longsault au point qu'il change d'avis et la condamne à être exécutée pour meurtre.
« ... dévasté, il ne reste rien. Il paraît que même l'herbe ne repousse pas derrière eux ! »
Souffre releva le nez et tendit l'oreille. Assise par terre, adossée à la balustrade d'une terrasse isolée du premier étage où elle n'avait en principe pas le droit de se trouver, elle profitait de la courte pause du déjeuner pour rattraper un peu de son retard en théologie. C'était la matière qui l'intéressait le moins, par conséquent celle où elle avait le plus de difficultés. Au-dessous d'elle, dans la cour, se tenait un petit groupe de cadets qui évoquaient de récentes attaques de villages à la frontière entre Faeril et Sainte-Croix.
« Ils n'ont à s'en prendre qu'à eux-mêmes, c'est un royaume d'impies qui fricotent avec la magie ! Rien d'étonnant à ce que ça finisse par se retourner contre eux.
— Je ne suis pas sûre que cela ait quoi que ce soit à voir avec leur art. »
La jeune femme n'esquissa pas un geste, se contentant d'ouvrir grand ses oreilles. L'une des voix était de toute évidence celle d'Amaury. Elle avait appris à la reconnaître, à force. Le comparse de Lucius s'exprimait avec véhémence, d'un ton assuré et plein de dédain envers le peuple faerie. Par-devers elle, Souffre devait bien s'avouer qu'elle n'était pas très loin de partager son avis sur leurs voisins. L'autre voix était féminine, elle était incapable de l'identifier mais quelle importance ? Il était question d'évènements graves, qui agitaient les rangs des cadets depuis quelques jours, déjà.
« Quoi que ce soit à voir avec quoi ? Parce que tu considères la magie comme un art ? N'importe quoi ! Tu viens toi-même de dire que tout était dévasté après leur passage. Certains parlent d'apocalypse, de fin du monde. S'il n'y a pas de surnaturel là-dedans, je suis prêt à avaler mon insigne !
— Que tu n'as pas encore, je te signale... Pourquoi pas des palis, pendant que tu y es ! Je ne crois pas au paranormal, Amaury, tout cela n'est que superstition et je suis surprise que tu te laisses entraîner là-dedans. Ce sont des bouchers qui s'en prennent à des illuminés, c'est à peu près tout. La magie n'existe pas et je ne suis pas sûre que nos maîtres apprécieraient ton discours.
— C'est bien pour ça qu'on n'en parle pas devant eux ! D'ailleurs, je te conseille de tenir ta langue, sinon...
— Sinon quoi ? Tu crois que tu me fais peur ? Ne te fais aucune illusion !
— Ça suffit, tous les deux. »
Lucius. Il était partout, dans les bons comme dans les mauvais coups. Sa voix avait claqué comme un fouet, le silence tomba parmi ses camarades. Souffre ricana en secouant la tête. Elle faillit laisser échapper son livre, lequel se referma avec un bruit sec. Quelle bande de pleutres, il faisait d'eux ce qu'il voulait !
En réalité, ils n'avaient aucune raison valable de se disputer. D'après ce qu'elle avait cru comprendre, le Saint-Office avait tout à gagner à la situation. Au sein des communautés les plus humbles, nomades du désert, bergers, montagnards ou simples serviteurs des prêtres de Ob, la religion était désormais perçue comme l'ultime salut de l'humanité, purifiant par le feu et le sang les pires vices enracinés au cœur des faeries et de leurs alliés. La désinformation montrait là tout son potentiel.
Le silence s'éternisait en bas, aussi Souffre jeta-t-elle un coup d'œil par-dessus son épaule. Les cadets se tenaient à présent le nez en l'air, les yeux braqués dans sa direction. Elle sentit son cœur manquer un battement en constatant qu'ils l'observaient, et surtout qu'Amaury et Lucius n'étaient plus parmi eux. Elle bondit sur ses pieds et jeta un regard affolé autour d'elle. Il n'y avait pas d'autre issue que la porte-fenêtre par laquelle elle était arrivée et que les deux garçons n'allaient sans doute pas tarder à franchir !
Se penchant au-dessus de la balustrade, elle repéra une corniche qui courrait tout le long du bâtiment. Elle aurait juste la place d'y poser le pied mais la distance qui la séparait de la terrasse voisine n'était pas si grande, à peine quatre ou cinq mètres. La fenêtre était entrouverte et elle pourrait disparaître avant qu'ils ne la rattrapent. Elle prit une inspiration tremblante et passa une jambe par-dessus la rambarde. Le sol se mit à tanguer sous ses pieds comme le pont d'un navire.
Elle baissa les paupières et s'appliqua à respirer à fond pendant quelques secondes, s'exhortant au calme. Elle allait y arriver, il lui suffisait de rester plaquée contre la paroi et d'avancer. Accrochée aux pierres de la façade, elle progressa avec lenteur sur l'étroite saillie. Des cris fusèrent au-dessous d'elle et elle ne put se retenir de regarder. Elle sentit son estomac se retourner, faillit basculer dans le vide puis elle parvint à conserver son équilibre et à poursuivre son parcours. Enfin, elle prit appui sur la plateforme, frissonnant de la tête aux pieds.
Elle se faufila à l'intérieur avec précaution et se figea soudain. Louis Longsault lui faisait face, ébahi. Assis à sa table de travail, il tenait une plume au-dessus d'un parchemin. Après quelques instants qui parurent durer une éternité, il la reposa, croisa les doigts sur son bureau en penchant la tête de côté et attendit qu'elle s'explique.
Partagée entre l'horreur et le soulagement, Souffre baissa les yeux à la recherche d'une excuse valable à cette intrusion. Elle n'en trouva pas. Aucun professeur ne leur aurait imposé pareil exercice, surtout pas à destination du bureau d'un haut inquisiteur. Quant aux cadets, ils étaient trop bien dressés pour se risquer à ce genre de petits jeux. Elle était sur le point d'inventer une histoire, dire la vérité ne lui ayant pas traversé l'esprit une seule seconde, quand quelque chose la retint. Elle resta plantée là, au garde-à-vous et en silence, les yeux fixés sur le vide au-dessus de la tête de Longsault.
« De toute évidence, tu n'as pas l'intention de t'expliquer alors j'en suis réduit aux suppositions. Voyons... Tu t'es introduite ici à la recherche d'informations sur ta grand-mère, c'est cela ? C'était stupide de prendre autant de risques, il te suffisait de passer par la porte, elle n'est jamais fermée. »
Une expression horrifiée se peignit sur les traits de la jeune femme. Il n'y était pas du tout et ce qu'il s'imaginait était bien pire que tout ce qu'elle aurait pu lui raconter. Elle secoua la tête en signe de dénégation. Il haussa des sourcils interrogateurs. Elle ouvrit la bouche puis la referma, se sentant misérable. Elle ne pouvait pas se plaindre de Lucius et Amaury, cela ne ferait qu'envenimer les choses entre eux, elle le savait d'expérience. Alors quoi ? Fallait-il lui laisser croire à une trahison ?
Dans la cour, les cris s'étaient mués en hurlements sauvages. Longsault soupira d'un air excédé et il s'avança à grands pas en direction de la fenêtre, une main tendue vers le battant pour le refermer. Il changea d'avis au tout dernier moment, enjamba le seuil et agrippa par le col le cadet qui les espionnait, plaqué contre le volet.
Amaury fut propulsé au sol aux pieds de Souffre, laquelle luttait pour garder une expression neutre. Longsault lui décocha un coup d'œil chargé de mépris puis il reporta son attention sur la jeune femme. Son regard exigeait à présent cette explication qu'elle avait tout d'abord refusé de lui donner, et elle ne voyait aucun moyen de s'en sortir. Ses épaules s'affaissèrent. Pourquoi avait-il fallu que cet idiot la suive ?
« J'ai surpris une conversation que je n'aurais pas dû entendre. Je suppose qu'il me poursuivait pour m'exhorter au silence. »
Durant de longues secondes, Longsault la dévisagea comme pour mettre la véracité de ses dires à l'épreuve, puis il s'empara du dossier d'une chaise et la tourna face à Amaury d'un geste brusque.
« Assis ! »
Le cadet s'exécuta, non sans décocher un regard assassin à Souffre. Sa mèche blonde lui retombait devant les yeux mais il n'esquissa pas un geste pour la remettre en place. Longsault se planta face à lui, bras croisés, puis il se pencha en avant jusqu'à ce que leurs nez se touchent presque. Elle sentit un nœud se former dans son estomac, il ne lui avait jamais fait aussi peur qu'en cet instant et elle n'avait aucune envie d'avoir la preuve de ses talents d'inquisiteur.
« Quel était le sujet de cette mystérieuse conversation ? »
Amaury était devenu blanc comme un linge. Souffre déglutit, le suppliant en silence de parler. Elle préférait ne pas imaginer la réaction de Longsault si le cadet s'y refusait ou pire, s'il lui servait des mensonges. Il s'en rendrait compte et il n'hésiterait pas à faire usage de violence, elle en était sûre et n'avait pas envie d'assister à ça. Les lèvres du jeune homme se mirent à trembler, il ferma les yeux pour se soustraire au regard de son supérieur. Souffre ouvrit la bouche pour répondre à sa place mais Longsault leva la main pour l'arrêter. C'était à Amaury qu'il s'adressait.
« Es-tu bien sûr de vouloir jouer à ça avec moi, Amaury ?
— Non, Mon Père, nous... Nous parlions de ces attaques qui ont eu lieu à la frontière avec Faeril. Nous débattions sur les raisons pour lesquelles Ob n'intervenait pas pour sauver les villageois. J'arguais qu'Il les avait abandonnés à cause de la magie, que c'était tant pis pour eux !
— La magie ? »
La voix de Longsault s'était faite caressante, son intonation teintée de menaces la fit frissonner. Il empoigna le cou d'Amaury et commença à serrer comme s'il envisageait sérieusement de l'étrangler pour avoir mentionné cette pratique honnie. Les yeux du jeune homme s'exorbitèrent et il se reprit d'une voix hachée.
« Leurs croyances impies, Mon Père ! Seuls les p... prêtres de Ob peuvent encore les sauver. »
L'espace de quelques secondes, le temps sembla s'être suspendu. L'inquisiteur était pétrifié comme une statue de sel, fixant le cadet d'un regard furibond tandis que les lèvres de ce dernier commençaient à bleuir. Puis il le relâcha, le repoussant en arrière avec dégoût. La chaise bascula et le jeune homme se retrouva par terre à happer l'air avec difficulté. Souffre se précipita pour l'aider à se relever. Il refusa son assistance avec violence et se remit sur ses pieds.
« Dehors ! Tous les deux ! »
Ils quittèrent le bureau sans demander leur reste. Lucius les attendait à l'extérieur, anxieux. À l'expression d'Amaury, il devina qu'il s'était passé quelque chose de grave. Il empoigna son ami et désigna un petit salon, désert à cette heure de la journée. Souffre leur emboîta le pas, encore sous le choc de la réaction de Longsault. Elle se laissa tomber dans un fauteuil avec la sensation d'être passée sous la meule d'un moulin. Lucius lui glissa entre les mains un verre contenant un liquide ambré qui puait la punaise écrasée. Elle plissa le nez.
« Bois, ça te fera du bien. Toi aussi, Amaury...
— Il est devenu dingue à la simple mention de la magie.
— Ça, j'aurais pu te le dire à l'avance. Bon sang, qu'est-ce qui t'a pris de lui parler de ça ?
— Si tu crois que j'ai eu le choix ! Elle lui a dit qu'elle avait surpris une conversation compromettante ! »
Lucius reporta son attention sur elle. Souffre porta le verre à ses lèvres pour se donner une contenance puis but une gorgée du breuvage malodorant. Une sensation de brûlure glacée se répandit dans son œsophage et elle se mit à tousser sans plus pouvoir s'arrêter. Un sourire amusé éclaira les traits du jeune homme.
« On ne boit pas d'alcool dans la Vallée du Vent ? »
Souffre préféra ne pas répondre et demeura les yeux fixés au fond de son verre. Elle ne l'aurait reconnu pour rien au monde mais une part d'elle se sentait coupable du traitement qu'avait subi Amaury. L'autre essayait de persuader la première qu'elle n'avait rien fait de mal, qu'elle s'était contentée de fuir un potentiel agresseur. Elle poussa un soupir impuissant.
« Je n'avais pas l'intention de répéter quoi que ce soit. Cela fait plusieurs fois que j'entends parler de ces attaques, j'étais juste curieuse. J'ai essayé d'intervenir mais... Je crois qu'il n'a pas apprécié que tu nous espionnes, Amaury.
— Ne prononce même pas mon nom ! Lucius a raison, il y a quelque chose entre vous, il te protège systématiquement ! »
Souffre voulut protester mais elle y renonça très vite. Elle ne gagnerait rien à entrer dans leur jeu, elle finirait par laisser filtrer quelques mots sur sa grand-mère et Longsault serait encore plus furieux. S'il avait compté les mettre dans la confidence, il l'aurait fait depuis longtemps. Elle haussa les épaules. La chaleur rassurante de l'alcool commençait à se diffuser en elle et l'aidait à se détendre. Epuisée, elle ferma les yeux et se laissa aller en arrière. Amaury continua un moment à vitupérer à l'attention de Lucius puis sa voix perdit toute consistance et son visage devint flou. La réalité s'estompa peu à peu autour d'elle...
« Cadet Lhocine ! Vous êtes attendue chez le directeur des études pour justifier de votre absence cet après-midi ! »
Souffre sursauta et manqua de tomber de son fauteuil. Désorientée, elle dévisagea la bonne femme plantée sur le seuil, les yeux flamboyants. L'espace d'un instant, elle fut incapable de se rappeler où elle se trouvait, ni de ce qui s'était passé, puis tout lui revint d'un coup. Maudits soient ces deux crétins, ils l'avaient laissée dormir et elle avait raté son cours de théologie !