Cassandre, ou la glandouille intensive

La prof de SES nous avait mis une éval pour samedi. Jusque là tout allait bien. Mais à cause du confinement et tout, on devrait passer individuellement au lycée. Et là, ça se compliquait, parce qu’elle n’avait pas donné les horaires de passage. Seul indice : l’examen prenait fin à 20h. Parfait, démerdez-vous avec ça. Du coup j’avais appelé mon amie Camille pour savoir ce qu’elle comptait faire. Elle était à la gare et attendrait son train pour aller au lycée. Dans le doute, autant y être le plus tôt possible. J’avais totalement approuvé et décidé de faire pareil, même s’il n’y avait nul besoin de prendre le train pour aller au lycée, d’habitude.

Et puis alors que j’arrivais à la gare, une terrible réalité m’était tombée dessous : j’avais oublié mes copies doubles. Je doutais qu’on en fournisse là-bas. Il fallait que je fasse demi-tour pour en chercher à la maison. C’est ce que j’avais fait. En perdant du temps. Beaucoup trop de temps. En arrivant finalement à la gare, essoufflée, j’étais tombée sur une bouddhiste que j’étais quasiment sûre d’avoir déjà vue quelque part. Elle faisait partie d’une secte sympa dont je n’avais plus les détails, mais j’avais vachement envie de les rejoindre. Puis l’éval de SES m’était revenue en mémoire et j’avais largué ma bouddhiste pour choper un train.

Je me réveillais juste avant de monter dans le wagon.

Ah. D’accord.

Je me redressais dans mon lit en me frottant les yeux, faisant mentalement le tri dans le bazar de mon esprit. Eval de SES ? Rêve. Train ? Rêve. Bouddhiste ? Rêve. Confinement ? … Réalité.

Cela faisait une semaine que le confinement durait. Actuellement, mon ressenti se situait entre « C’est quand même un peu les vacances… » et « Ohmygod c’est du grand n’importe quoi. » Au niveau des cours, les choses sérieuses n’avaient débuté que mercredi, le temps que tout se mette en place, ce qui m’avait quand même laissé quelques jours de battement. Mes premières expérimentations de l’école à la maison étaient plutôt bonnes. Les profs nous transmettaient les cours via Internet tout en nous laissant gérer nous-même notre emploi du temps. Devoir travailler en autonomie depuis mon ordinateur me donnait une impression de liberté et d’indépendance tout à fait plaisante. Mais aujourd’hui, on était dimanche, et j’avais la ferme intention de ne rien glander.

Forte de cette résolution, je rabattis ma couette sur ma tête pour me rendormir.

Ce fut ma mère qui me tira du lit vers dix heures du matin, ouvrant les volets en chantonnant atrocement faux.

– Et arrête de râler, lança-t-elle alors que je grognais en protégeant mes yeux de la vive lumière du jour. Il est plus que temps que tu te lèves ! Tu as encore des devoirs à faire, j’imagine ?

– Non, j’ai tout fini…

– Parfait, tu pourras en profiter pour t’avancer sur les cours alors !

La note réjouie de sa voix n’était même pas feinte. Quelle folle.

– Tu as intérêt à bosser, fit-elle en me menaçant de l’index. Je ne pourrais pas être sur ton dos à cause d’Hippolyte qui me donne déjà bien assez de mal. Je te fais confiance ?

Elle sortait la carte de la culpabilité, hein ?

– Mouimoui…

Elle me fit les gros yeux en soupirant, comme pour me signifier qu’elle n’était pas dupe, avant de sortir. Sans fermer la porte derrière elle, évidemment.

Vaincue, je traînais ma carcasse hors de mon lit douillet en enfilais ma robe de chambre et mes chaussons pour sortir petit-déjeuner, sans quoi je serais accueillie à grands cris parce que j’allais attraper froid.

Dans la cuisine embaumant le café et les tartines grillées, ma petite famille était rassemblée. Visiblement mon père et mon frère avaient eux aussi été sauvagement tirés du lit, au vu de leurs cheveux en pétard et leurs yeux bouffis. Ma mère, la seule qui n’avait pas l’allure d’un zombie, s’affairait d’un air absolument débordé – ce qu’elle était toujours, à se demander comment elle faisait.

Je m’installais à côté d’Hippolyte, qui buvait son chocolat chaud à la paille, ou plutôt s’amusait à y faire des bulles en soufflant dedans. Aux regards en coin que lui lançait ma mère, je devinais qu’elle se retenait de lui donner un coup sur la tête par simple peur de renverser le bol.

Hippolyte n’était pas méchant. Du haut de ses onze ans, il rentrait dans l’âge où les garçons deviennent doucement insupportables, mais il y avait largement pire. Quand j’entendais mes amies parler de leurs petits frères respectifs, je me disais que j’avais de la chance avec le mien. Simplement, il supportait mal l’enfermement. Et une semaine sans sortir, pour lui, ça faisait déjà très long. Alors il extériorisait comme il pouvait son trop-plein d’énergie. En faisant des bulles dans son chocolat, entre autres.

Pas méchant mais un peu bizarre, c’est tout.

– Quel est votre programme de la journée, les monstres ? nous demanda maman, feignant de ne pas avoir déjà régenté notre emploi du temps à notre place.

Il fallait faire très attention à la réponse.

– Je viens de me rappeler qu’on a une analyse de français à faire pour la semaine prochaine, me risquais-je prudemment, ce qui était un oxymore (qui c’est qui a bien révisé ses figures de style ? c’est bibi.) Je compte la faire aujourd’hui.

– C’est sur quoi ?

– Le Mariage de Figaro.

Au sourire réjoui qui éclaira son visage, je pus prévoir sa réponse d’avance.

– Oh, ça tombe bien ! J’ai entendu une émission là-dessus sur France Culture. Tu pourrais l’écouter.

Ce qui voulait dire, tu l’écouteras, ou alors c’est moi que tu écouteras gueuler. Je pouvais me targuer de parler assez couramment le langage crypté de ma mère.

– D’accord, dis-je parce que je n’avais pas le choix.

Quelle tyrannie.

Puis l’interrogatoire se tourna vers mon petit frère, et il s’en sortit moins bien. Peut-être était-il trop irrité pour faire preuve de tact, mais il exprima très clairement sa volonté de passer du temps avec sa console de jeu. Cela ne plut pas à ma mère. Je pouvais presque voir les nuages d’orage s’accumuler au-dessus de sa tête. Je jugeais le moment opportun pour m’esquiver.

Bon, que faire de ma journée ? Je ne comptais évidemment pas m’avancer sur les cours ni écouter France Culture. J’avais des trucs plus intéressants à faire, non mais. Comme écrire, tiens. Je voyais sur YouTube et sur Instagram les artistes en tout genre se réjouir du temps libre que leur procurait le confinement pour se consacrer à leurs œuvres.

C’est quand même cool le coronavirus.

Et sur cette bonne pensée, je m’installais devant mon ordinateur.

– Maman elle veut que tu m’aides à réciter ma leçon, déclara la voix grêle de mon frère derrière moi. 

Je me retournais en baissant le volume de la musique, le toisant alors qu’il se glissait dans l’embrasure de la porte, un cahier sous le bras. Il n’avait pas l’air particulièrement ravi.

– Je suis en train de bosser, moucheron, répliquai-je en fermant vivement l’onglet YouTube pour afficher la page Word stratégiquement ouverte dessous.

– Mais maman elle est partie faire des courses.

– Eh ben je lui dirais que tu me l’as récitée, ta leçon.

– Tu ferais vraiment ça ? s’assura-t-il d’un air soupçonneux.

– Oui, si tu dégage immédiatement.

– Ok.

Et il quitta ma chambre. En laissant la porte ouverte derrière lui. Avec un long soupir, je me levais pour aller la refermer moi-même.

Et je retournais à mon activité présente, à savoir le visionnage d’une vidéo sur la culture des spaghettis en pot. Apparemment il y avait des gens qui s’ennuyaient encore plus que moi pendant ce confinement.

… j’étais pas sensée écrire moi d’ailleurs ?

En rentrant des courses, ma mère me demanda si j’avais bien travaillé (signe de tête affirmatif), si Hippolyte avait bien récité sa leçon (nouveau hochement), et enfin si on survivait (haussement d’épaule).

– Tu devrais l’arroser de temps en temps, lâcha-t-elle en désignant la petite plante en pot sur la table de nuit. Une plante c’est fait pour qu’on en prenne soin.

J’eus très envie de lui répondre qu’une plante était avant tout fait pour décorer tout en se faisant oublier, mais j’avais peur qu’elle pique une crise. Ma mère, pas la plante. Quoique.

C’est passionnant, la vie d’une confinée, songeais-je en m’affalant dans mon lit le soir venu. On pourrait presque en faire un roman…