— Qu'est ce que tu fais ? me questionne Yoann depuis l'autre bout du salon.
Je lui souris.
Assise à la table de la cuisine, armée de mes feuilles de papier et de mon stylo Disneyland, j'écris depuis bientôt une heure. Mon dos me le fait d'ailleurs bien sentir, puisque lorsque je me relève, il grince d'une manière peu rassurante. En ce moment, je me définis plus comme un boulon rouillé.
— J'écris un journal de bord, lui expliqué-je en me tordant pour tenter de soulager mes vertèbres.
— Et... Pourquoi ?
— Eh bien, si l'Humanité est totalement anéantie à cause de ce virus, il restera au moins un témoignage de notre espèce pour les prochains habitants de cette planète.
Yoann s'étrangle avec son verre d'eau, et se retourne brusquement en se prenant au passage l'accoudoir du canapé dans les côtes.
— Tu es sérieuse là ? demande t-il, visiblement estomaqué - ou juste impressionné ?
— Bien évidemment.
Je me concentre à nouveau sur mon texte, veillant à ce qu'il n'y ait pas de fautes. J'attrape la première feuille pour la relire.
Je me demande encore pourquoi je me suis lancée dans ça... Un journal. La dernière fois que j'ai écrit ma vie, cela remonte à l'été de mes 16 ans. C'était un amas de feuilles volantes, parfois liées avec du Scotch qui finissaient toujours par se décoller, saturées d'éloges amoureuses et de fautes de conjugaison. C'était il y a 10 ans, et désormais j'en ai 26.
Je suis Rose, ou, de mon nom complet, Rose Clémentine Marguerite Arzel. Un nom bien fleuri, allez-vous me dire. C'est l'inconvénient -ou l'avantage ?- d'avoir une mère fleuriste dingue des fleurs. Lorsque j'étais plus petite, la maison était encombrée de nombreuses plantes, que j'adorais arroser, par ailleurs.
Je fronce les sourcils. Je corrige deux trois petites fautes mineures, avant de me demander si j'en fait trop. Non, ça va. Après tout, c'est un témoignage d'une vie humaine. Les prochaines civilisations qui chercheront à comprendre ce qui est arrivé à l'Humanité doivent avoir des détails bien précis. Je continue ma relecture, satisfaite.
Je suis née en février 1994, et je suis déjà considérée comme une vieille alors qu'il y a quelques années à peine j'étais dans la caste de la « nouvelle génération ». C'est sûrement dû au fait que je me suis mariée à 24 ans, et que j'ai eu mon premier enfant à 25 ans.
Mon mari et mon fils... Les deux hommes de ma vie, si je puis dire. Yoann et moi nous nous sommes rencontrés à la bibliothèque universitaire, alors que je faisais des recherches sur les peintres de la période romantique. Lui était étudiant en droit, mais il a vite laissé tomber ce cursus. Nous étions jeunes, un peu fous, avec des projets plein la tête. Une grande maison à la campagne, avec un grand jardin et un potager pour faire pousser des tomates... L'arrivée de Nathanaël a été une surprise, et a un peu freiné nos envies. Ce petit bout d'homme est arrivé dans nos vies en août 2019, et cela fait également depuis août 2019 que je ne dors plus.
Je m'arrête quelques instants. Est-ce que ceux qui découvriront ce journal sauront ce qu'est une université ?
Mais vous vous demandez très probablement pourquoi j'écris tout ça.
La raison est très simple : le Coronavirus, ou covid-19, pour faire plus compliqué.
J'écris ce témoignage au cas où l'humanité serait entièrement ravagée et qu'une nouvelle civilisation chercherait à comprendre l'histoire de la Terre.
Une fois achevé, je ferai en sorte que ce journal ne puisse pas se détériorer en je l'enterrerai au fond du jardin. J'espère que quelqu'un le trouvera un jour. Ainsi, le souvenir de l'Humanité ne sera pas perdu dans les tréfonds de l'Histoire.
J'aurais dû faire écrivaine, en fait.
Je continue ainsi ma relecture, faisant parfois des pauses pour étirer mon dos capricieux. J'en suis à la dix-septième feuille lorsque mes yeux se posent sur l'horloge digitale du four, qui indiquait à mon plus grand malheur 19:02.
— YOAAAAAAAAAAANN !
J'étais franchement impressionnée par la force de mon appel.
L'intéressé, qui n'avait visiblement pas bougé de son canapé, tourna la tête vers moi.
— Oui Rosie ?
Je fixais toujours l'heure affichée, un peu en état de choc.
— Il faut à tout prix faire à manger, sinon après je n'aurai pas le temps et... débité-je à toute vitesse.
— Hé, tout va bien, tu as tout le temps. Je vais cuire des pâtes, si ça peut te soulager.
Sur ces mots, il se lève et part farfouiller dans les placards de la cuisine. Je l'observe, un peu intriguée. Venait-il vraiment de se proposer pour faire à manger ? Impossible, c'était juste le fruit de mon imagination.
— Tu t'occupes quand même du biberon de Nat ?
C'est bien ce que je me disais...
Je le rejoins et prépare le fameux biberon, tandis que Yoann s'applique à ne pas se renverser d'eau bouillante dessus, tâche relativement compliquée pour lui.
— Coquillettes ou coquillettes ? demande t-il d'un ton las en découvrant le stock de pâtes uniquement composé de... coquillettes.
— Franchement, j'hésite... le taquiné-je en plongeant la cuillère dans le lait en poudre.
Du coin de l'œil, je vérifie que Nathanaël est encore sur son tapis d'éveil. Mon petit ange gazouille en essayant d'attraper les jouets qui pendent au dessus de lui. Je souris bêtement en ne faisant plus attention à la cuillère que je tenais dans la main. Alors que je tente de mettre la poudre dans le biberon, je me trompe complètement et renverse tout sur le plan de travail.
— Par le caleçon de Lancelot...
Yoann lâche un petit rire, vite suivi par un cri de douleur probablement causé par une gouttelette sauteuse d'eau bouillante.
— Je l'avais jamais entendue celle-là, dit-il en remuant la main.
— Active la hotte au lieu de dire des âneries.
— Bien chef !
Je termine finalement la préparation du biberon, quand Yoann se manifeste de nouveau.
— Rosie chérie, comment on active la hotte ?
Mais c'est pas vrai...
— OK, tu sais quoi ? Donne à manger à Nat, je m'occupe des pâtes.
Yoann s'empare bien vite du biberon et s'installe sur le canapé avec notre fils. Quant à moi, je mets enfin en marche cette fichue hotte avant de piquer les coquillettes pour vérifier la cuisson. Sur le gaz, je vois également une casserole où frémit une mixture pour le moins... étrange.
Était-ce censé être de la bolognaise ?
Nous passons finalement à table après que Yoann ait couché Nathanaël. J'égoutte les pâtes tandis que Yoann dispose le couvert sur la table. L'étrange sauce préparée par mon mari se mélange avec les coquillettes pour former une masse...brunâtre qui finit dans nos assiettes.
— Bah alors, tu ne te sers pas ? s'enquit Yoann, la bouche pleine.
— Si si...
Prenant mon courage à deux mains, je me sers une petite portion et pique nonchalamment quelques pâtes avec ma fourchette. En face de moi, Yoann m'observe faire, attendant visiblement mon verdict. Mais franchement, je préférerais mourir du covid plutôt que de mourir empoisonnée par un plat de pâte douteux.
Bon allez, je me lance.
J'enfourne dans ma bouche et mâche quelques temps. Je retiens alors une grimace ; il a mit combien de sel là-dedans ?!
— Alors c'est bon ?
Je désigne ma bouche pour montrer que je mâche et que je ne peux pas répondre. Il n'a clairement pas envie d'un avis honnête, le pauvre...
Nous continuons le repas dans le silence, tout juste rompu par les grésillements du déshumidificateur.
— Il est quelle heure ?
Je lève les yeux vers l'horloge.
— Dix-neuf heures cinquante-sept.
Yoann termine de mastiquer ses coquillettes.
— Tu voulais pas aller applaudir à vingt heures ? demande t-il en coupant du pain.
— Mais c'est ça que j'ai encore oublié !
Je me prends la tête dans les mains, paniquée. C'est pas possible, il faut toujours que j'oublie plein de choses. Je suis nulle, mais nulle...
— Rose... C'est bon, c'est dans trois minutes.
Ah... oui.
— Bon, maintenant c'est dans une minute mais...
Il n'a pas le temps de finir sa phrase, car je me jette vers la porte d'entrée aussi vite qu'un enfant vers un vase précieux.
— J'imagine que je dois faire la vaisselle ?
— T'es un amour ! je réponds en enfilant mes bottes.
En passant la porte, je peux entendre un petit « bien sûr que j'en suis un » résonner derrière moi. Je me dirige vers le portail, et commence à guetter les voisins qui arrivent eux aussi pour les fameux applaudissements de vingt heures. Je vérifie mon portable. C'est l'heure !
Je me mets à applaudir, mais ralentis un peu en remarquant que j'étais actuellement la seule à le faire. Me suis-je trompée d'heure ?
— 'l'est pas vingt heures là ? demande un homme deux maisons plus loin.
— Bah si, je crois.
— Oh moi j'sais pas, je suis juste les autres.
— On pourrait commencer, non ?
— Bah y a déjà l'autre cruche qui a commencé.
Ah, je connaissais cette dernière voix... Le voisin qui habite au 36. Il ne m'a jamais porté dans son cœur celui-là. Mais je ne pouvais pas savoir que c'était sa voiture que j'avais emboutie !
— BON IL EST VINGT HEURES !
Et c'est ainsi que tous les habitants de la rue Victor Hugo se mirent à applaudir, moi y compris.
— Oh, Rose !
C'était la petite vieille de la maison à côté de la notre. Elle avait emménagé ici il y a quelques années, et s'était instantanément attachée à Yoann et moi. Et surtout à Nathanaël.
— Bonjour madame Martin ! je réponds d'un air enjoué.
Je m'approche de la haie pour mieux entendre.
— Alors, il va bien votre petiot ?
— Nathanaël ? Il a l'air d'aller plutôt bien... Mais il fait ses dents depuis quelques mois.
— Ah... Vous arrivez à dormir quand même ?
— Oh, vous savez, avec la naissance de mon fils, j'ai sacrifié mon sommeil.
— Ah. Bien.
La voisine se retourne et s'engouffre dans sa maison, et en ressort presque aussitôt avec un plateau recouvert d'un torchon à motifs de chiots. Elle me le tend à travers la haie.
Encore des gâteaux... Si elle continue comme ça je ne vais pas tenir.
— Oh non madame Martin... C'est trop, je ne peux pas accepter...
— Bien sûr que vous pouvez accepter ! Je n'ai plus d'enfants, de mari ou de petits-enfants à qui faire des gâteaux, alors vous acceptez ce que je vous donne !
C'est qu'elle est forte la vieille...
J'attrape donc le plateau et la voisine repart chez elle, cette fois-ci en fermant sa porte. Je me rends alors compte que tout le monde est rentré chez soi, et que je suis la dernière encore dehors.
— La voisine a encore fait du dessert, remarque Yoann quand je pose le plateau sur la table de la cuisine.
— Ne mange pas tout d'un coup...
Il enlève le torchon.
— Un cake au chocolat ? J'aurais préféré qu'elle refasse des tartelettes...
Mais cela n'a pas l'air de le déranger, vu qu'il se coupe immédiatement une part assez épaisse. Il met le pouce en l'air pour me signifier que c'est bon.
Ah ça, je n'en doute pas.
Je tourne la tête vers les feuilles de mon journal de bord qui sont éparpillées sur le buffet.
Quelle histoire, tout ça...
Alors en bref: Bah comme d'habitude super chapitre!! On découvre, non sans humour (les envolées lyriques de Rose XD), le personnage de Rose, sa famille, son quotidien, son manque de sommeil (courage à elle)... C'est très agréable et fluide à lire! Milles et uns petits détails nous rappellent notre quotidien(applaudissement de 20h dans la solitude la plus gênante) avec une grande douceur (la mamie gâteau d'à côté <3)..Bref aussi étonnant que celui puisse paraître votre histoire narrant un évènement tout proche et anxiogène est une vrai petite parenthèse d'humour, de bonheur et de tout ce qu'on peut trouver d'adjectif sympathiques dans le dico :-D
Au prochain chapitre!
PS: désolée pour les 36 000 parenthèse XD
PPS: Super titre de chapitre!
**vraie
***adjectifs
Les correcteurs autos... >.<
Moi aussi je suis en retard pour répondre, je croyais avoir déjà répondu mais surprise ! Mon commentaire ne s'est pas envoyé. Je suis toujours aussi chanceuse avec la technologie *tousse*
Breeef
Aaah, merci beaucoup pour ces compliments ! Les applaudissements de 20h dans la solitude, c'est totalement inspiré de ma vie puisque je suis la seule péquenaude de ma rue à applaudir :')
Ravie de voir que l'histoire continue à te plaire !
Et les parenthèses ne me dérangent absolument pas, j'en suis moi-même une grande consommatrice xD
Aaah la technologie... Ou quand tu fais un super commentaire, bien construit etc sur PA et que ta session expire quand tu l'envoi. =.= je compatis.
Ouille ma pauvre^^' C'est pareil ici, je vis un peu loin du centre ville et je suis seule dans le jardin à applaudir sous le regard plein de jugement du chat. T-T
Je vais lire ton autre réponse, continuez comme ça c'est super!