Ce matin-là, très en retard, en m’engouffrant dans un taxi, je découvris un portable oublié sur la banquette arrière. J’allais en aviser le chauffeur quand celui-ci me coupa d’un ton sec :
« Je vais devoir faire un détour, il y a une déviation. »
Cela ne m’arrangeait pas du tout. Son regard perçant dans le rétroviseur me dissuada de poursuivre. Il n’était pas d’humeur bavarde comme tous les autres. Me sentant mal à l’aise, pour me donner une contenance, je pris l’appareil pour le lui remettre à la fin de la course. À ma grande surprise, il n’était pas verrouillé. J’avais accès à toute la vie intime d’un inconnu. Je ne comprenais pas ce manque de vigilance malgré les mises en garde. Je mis donc en quête de quelques informations pour prévenir quelqu’un parmi ses proches.
J’ouvris l’onglet contact. Rien ! Le répertoire était vide. De même que la galerie photo ou le reste affiché sur l’écran d’accueil. Rien dans les e-mails non plus ! Le téléphone paraissait totalement vidé toute trace de vie. À une époque où on stockait le moindre détail de son existence, cette discrétion était fabuleuse, et inquiétante.
Je ne pus pousser mon investigation plus loin. Je fus interrompue par le chauffeur qui réclamait le montant de sa course en liquide avec tout l’amabilité dont il était capable. Je fus enfin arrivée. Je mis machinalement le mobile dans ma poche et réglai ce que je devais. En toute hâte, je me précipitais à mon lieu de rendez-vous. Je devais passer un entretien ainsi des tests qui décideraient d’une partie de mon avenir. J’oubliais totalement ma trouvaille.
Quelques heures après, je marchais le long du canal pour dépressuriser quand une sonnerie me tira de mes rêveries. Ce n’était aucune des miennes. Il n’y avait personne autour de moi. Je me concentrais pour localiser la provenance de la musique. Elle venait de ma poche. Heureusement, que ça ne m’était pas arrivé plutôt, j’aurai pu être disqualifiée. Je me saisis de l’objet, celui-ci se coupa. En regardant le journal d’appel, je vis un numéro masqué.
Une notification retentit, indiquant un message sur le répondeur. Intriguée, je commis l’indiscrétion d’aller écouter. Ce que j’entendis accentua le mystère :
« Ceci ne changera pas votre vie »
La voix avait beau être neutre, je ne pouvais m’empêcher de la traduire comme une menace. Pour qui ? Moi ? Le véritable destinataire ? Un malaise m’envahissait. Que devais-je faire ? Était-ce une caméra cachée ? Si je le déposais au commissariat en faisant part de mes soupçons, ne risquait-on pas de me rire au nez ? Si je me contentais de le remettre aux objets perdus de la mairie alors qu’il en découlait quelque chose de grave ? Tout se percutait dans ma tête. Une tempête monstrueuse avait lieu là-haut et m’empêchait d’agir. Je ne voulais ni être ridicule, ni coupable de non-assistance à personne en danger. La Drama Queen en moi imaginait déjà les posts, les mèmes et autres joyeusetés des réseaux virtuels qui, si vous n’y prenez pas garde, viennent vous grignoter dans le réel pour ensuite prendre le pas sur votre personnalité. Vous cessiez alors d’être vous, pour ne plus être qu’un pantin manipulé pas des mots et des images d’écran à écran.
Une nouvelle notification interrompit ma réflexion :
« Ceci n’est pas une réflexion »
Elle venait d’une application qui pourtant semblait vide quand je l’avais consultée. Je ne comprenais rien. Est-ce que quelqu’un m’espionnait de loin et avait le contrôle sur l’appareil ? Ma curiosité était plus forte que ma peur. Il fallait que je découvre qui était derrière tout cela. Je m'assis en tailleur sur un banc pour pouvoir rassembler toute mon attention sur l’objet. Quelque chose clochait et je devais le découvrir pour connaître l’identité secrète.
J’appuyais sur les raccourcis de l’écran d’accueil, mais il n’y avait toujours rien. Les informations dont j’avais besoin étaient soigneusement dissimulées dans le système. Je commençais par la solution la plus simple : taper dans la barre de recherche des noms d’outils qui auraient pu être dupliqués, les copies non mises en avant. Ce qu’auraient pu faire des adolescents ne voulant pas étaler leurs secrets à des personnes trop intrusives. Je fis chou-blanc, il n’y avait strictement rien. Tout devait être caché par un dispositif bien plus complexe. J’allais devoir fouiller méthodiquement. Un nouveau message apparu :
« Ceci n’est pas une solution. »
J’en étais sûr ! Quelqu’un m’espionnait. Ça ne pouvait qu’être ça. On observait mes faits et gestes. On avait sciemment déposé ce truc diabolique sur le siège du taxi. Le chauffeur était sans doute de mèche. Si je le retrouvais, j’aurais ma réponse. Et Bam ! J’avais résolu l’affaire. Je sautais à pied joins pour rentrer chez moi et préparer mon plan de bataille. Une nouvelle ligne s’affichait :
« Ceci n’est pas une affaire »
S’était-on introduit dans mon esprit ? Quelqu’un écoutait mes pensées. Je devais rentrer au plus vite chez moi, là où personne ne pourrait me voir. Je ne pris pas la peine d’attendre un bus. Je craignais bien trop qu’on surgisse derrière moi et attrape mon épaule. À cette seule pensée, mon cœur se contractait, comme serré dans un étau, mon estomac s’emmêlait avec mes intestins au point de remonter dans mon œsophage. Il fallait que je reste en mouvement permanent. Le buste bien droit, les yeux fixés loin de moi, j’avais entamé ma marche militaire pour tracer ma route. Quand j’adoptais ce rythme infernal, personne, absolument personne, ne pouvait me suivre sans cracher ses poumons et laisser sur le trottoir le reste de ses entrailles.
Une fois la porte de mon appartement fermée derrière moi, je soupirai de soulagement. La notification surgi, encore :
« Ceci n’est pas une course »
Mais pour qui se prenait ce mystérieux expéditeur ? Un grand artiste ? Un philosophe ? Je devais le découvrir ! Fébrilement, j’appuyais sur le bouton répondre :
« Qui êtes-vous ? »
J’attendis un retour. Rien. Les secondes s'écoulèrent tout doucement, s’étirant à l’infini. J’ai pris une grande respiration et suis partie vaquer à quelques occupations pour me détendre avant de reprendre mon enquête. Quand je tranquillisais enfin, je pus m’installer. Pour le taxi, je passais par une centrale de réservation. Il serait donc facile de retrouver mon sympathique chauffeur pour avoir une discussion avec lui. J’étais persuadée qu’il était de mèche avec le téléphone. Je me composais une histoire pour être crédible et avoir l’espoir d’obtenir ce précieux contact.
L’échange que j’eus avec la plate-forme fut déconcertant. D’après eux, j’avais décommandé la course, je n’existais donc pas au-delà de cette annulation qui n’était pas de mon fait. Je comprenais enfin la raison de mon retard.
Encore une notification. Je lus :
« Ceci n’est pas une conversation »
Puis :
« Ceci n’est pas un taxi »
J’avais loupé un message. Même chez moi, on m’observait. Ça ne pouvait absolument pas venir de mon téléphone. C’était une marque qui se vantait de ne pas récupérer nos données personnelles pour les vendre. On ne pouvait donc pas me filmer ou m’enregistrer depuis là. Cette entreprise respectait scrupuleusement les RGPD et n’était pas du genre à jouer avec les mots pour contourner les termes de la loi. D’ailleurs, si leurs logiciels étaient aussi performants, ça n’avait rien à voir avec cela. La preuve, les autres, qui avaient la réputation de mal nous protéger, étaient moins bons. Cela n’avait rien à voir avec le fait que les gens agissaient en connaissance de cause. Tout le monde le disait ! Ça venait de l’autre. Celui que j’avais trouvé. Je l’examinais. C’était le même. Il était identique en termes de carcasse et de design. Il était donc impossible d’y intégrer un logiciel espion. Quelqu’un me surveillait et tentait de me manipuler. Un drone me suivait, on avait installé des caméras dans mon domicile. Sinon comment expliquer qu’on puisse en savoir autant sur mes faits et gestes ?
Nouvelle sonnerie :
« Ceci n’est pas une assurance »
Mais que signifiait tout ce charabia incompréhensible ? On allait finir par me poster un tableau de Magritte avec la phrase « Ceci n’est pas un Magritte » ? Je commençais à perdre pieds. À qui me confier ? Je ne pouvais plus faire confiance à personne. Par réflexe, j’ouvris le « bloc-notes » de mon mobile pour commencer à raconter précisément ce que j’avais vécu. Un énième texte s’afficha sur l’autre :
« Ceci n’est pas une histoire personnelle »
J’avais l’horrible sensation de recevoir un avertissement chaque fois que je tentais d’utiliser l’un au l’autre des appareils. C’était absurde. Mes pensées étaient bien plus en sécurité sur un cloud verrouillé avec un mot de passe que dans un carnet anonyme perdu au milieu d’autres carnets au fin fond d’une bibliothèque.
Je ressortis mon vieux journal intime, vestige d’une jeunesse reculée où tous ses fabuleux moyens de communication n’existaient pas encore, ou pas autant. Je souris aux souvenirs des efforts que j'avais déployé par le passé pour que mon ex intrusif et sa chère mère ne puissent pas mettre la main dessus. J’avais même ajouté des messages subliminaux pour les dissuader de fouiller plus loin dans mon jardin secret et leur faire sentir que je n’étais pas dupe de leurs agissements méprisables. Ils s’étaient d’ailleurs trahis quelques fois ; ce qui avait été très drôle de les voir se dépatouiller dans la mélasse où ils s’étaient embourbés. Ils n’avaient, bien entendu, jamais eu accès à mes pensées mais ils avaient essayé de forcer ce que j’avais mis sous clé. Ils avaient tellement peu de notion du respect de la vie privé d’autrui qu’ils n’étaient pas aussi discrets qu’ils ne le pensaient.
Je saisis ce qui, à l’époque, était mon stylo plume porte-bonheur et commença à lister ce que j’avais vécu durant la journée et à faire des rapprochements. Je pris conscience que chaque événement était lié à un usage de l’un ou l’autre portable.
Tout avait commencé avec mon appel pour la réservation, annulée à mon insu, avec un non-taxi contenant l’objet infernal arrivé en retard. Ensuite, en sortant de mon rendez-vous, j’avais tapé rapidement un message sur un serveur à des connaissances qui voulaient que je les tienne au courant. J’avais eu ce vocal qui faisait étrangement écho à ce que j’avais écrit et ainsi de suite. Comme si une action déclenchait une réponse automatique en fonction de mots-clés. Mais comment était-ce possible ? En premier lieu, il aurait fallu avoir accès à mon portable personnel que je ne quittais jamais. De plus, quand je dormais ou que je devais m’en séparer, comme lors de mon entretien et de mes tests, je l’éteignais complètement par sécurité. Et de toute façon, depuis les débuts de cette entreprise, ces objets connectés étaient réputés inviolables. Tout le monde le disait.
Je m’abandonnais à écrire ainsi pendant plusieurs heures. Ce fut agréable de rester ainsi déconnectée, sans être sollicitée toutes les cinq minutes par une nouvelle plus ou moins importante. Quand la sonnerie retenti à nouveau, mon sang s’est glacé. Qu’allais-je encore découvrir ? Je pris une grande respiration et tendis la main vers l’appareil. Mon corps tout entier se relâcha en apprenant que le miens était en cause. Une amie avait vu mes messages au sujet de ce qui m’arrivait et s’inquiétait de savoir comment je gérais. Je lui racontais tout, ainsi ce que j’avais constaté. En m’écoutant, son constat fut sans appel : j’avais bel et bien été piratée. Et ce n’était pas étonnant vu l’usage que j’avais de mon mobile. Il était presque devenu mon deuxième cerveau. Ça lui faisait penser à ces mômes qui se coupaient du monde tant ils étaient accrochés à leur doudou, comme si leur vie en dépendait. Mes arguments sur la sécurité de la marque n’avaient aucune valeur d’après elle. Je me mis en devoir de lui produire toutes les enquêtes qui prouvaient mes dires. Sa réponse me choqua :
« Tout d’abord, je te laisse te souvenir de qu’a pu dire un certain humoriste au sujet de la majorité qui a tort. Ensuite, pour que ces études, basées sur du ressenti, soient fiables, il faudrait que les outils aient été anonymisés, ce qui est matériellement impossible ; soit que les interrogés n’aient jamais eu la possibilité d’être influencés par le discours marketing. Cela signifierait qu’ils ont vécu enfermé dans des placards séparés pendant plus de vingt ans. Ce qui est plus que douteux d’un point de vue éthique. Si tu t’intéressais aux biais cognitifs et à la menée d’enquêtes tu le saurais ».
Elle me raccrocha au nez sans que je puisse me défendre. Histoire d’enfoncer le clou, une notification se fit entendre :
« Ceci n’est pas une ineptie »
À quoi faisait-il référence ? Mon discours ou le sien ? J’étais perdu. Mes convictions, celles que j’avais pleinement embrassées, s’étiolaient. Que penser ? Que croire ? Je ne savais plus. Je coupais tout pour me reposer. Ma nuit fut peuplée de cauchemars où des téléphones me poursuivaient et aspiraient mon identité pour la recracher dans le vide.
Le lendemain, je me réveillais en sueur. Toute tremblante, je me levais et me préparais. J’hésitais à allumer le moindre appareil. Après une bonne heure d’incertitude, je pris sur moi. J’avais besoin de savoir. Il fallait que je me fasse une raison. J’avais manqué de prudence, créé une faille de sécurité et j’en payais le prix. Il fallait que ça s’arrête. Je savais comment faire. Sur l’un des appareils, j’inscrivis le message suivant :
« J’ai compris mes erreurs. Ceci n’est pas infaillible. »
J’ai reçu un sms m’indiquant une heure et un lieu de rendez-vous dans la journée. J’allais peut-être enfin connaître la vérité. En attendant, je m’abstins de toute communication en ligne. Je m'arrangeais pour prévenir autrement mes proches de ce que j’allais faire. Je préférais rester vigilante cette fois-ci, malgré le manque de garanties de ce procédé.
On m'introduisis dans un vaste bureau, pourvu d’immenses baies vitrées. Le soleil était au rendez-vous, je bénéficiais d’une vue sans égale. Je ne pus m’empêcher, malgré la situation, de m’imaginer travailler dans ces locaux. Un discret raclement de gorge me tira de ma rêverie. Je me retournais pour faire face à l’instant de vérité.
On me fit signe de m’asseoir. Je pris le temps de dévisager chacun des interlocuteurs qu’on me présentait. Parmi eux, se trouvait le recruteur que j’avais vu à mon entretien la veille. Il s’agissait bel et bien d’un coup monté. Cela allait bien au-delà de ce que j’imaginais.
C’était une sorte de société secrète qui menait une étude dans le but de sensibiliser les populations. J’étais un de leurs cobayes. Je n’avais pas été choisie au hasard, les utilisateurs de la marque de mon téléphone avaient été ciblés du fait de sa réputation sur le sujet. On m’avait piraté et j’avais fourni les clés le plus innocemment du monde. D’après eux, je semais tellement d’informations privées sur mon compte que me pister avait été un jeu d’enfant. On fermait soi-disant les grandes portes mais les fenêtres n’étaient jamais verrouillées. Grâce à notre générosité, ils pouvaient financer leur département recherches et développements et l’alimenter à moindre coût grâce aux données que nous communiquions sans nous méfier. J’étais un appât idéal. Les VPN, antivirus et autres sécurités ne changeaient rien si derrière mon comportement était inadapté.
Ils me proposèrent de les rejoindre pour faire de la prévention et compléter leur enquête. Ils voulaient étudier mon comportement après avoir appris le piratage de ma vie. Ils ne doutaient de rien. Ils me proposaient un magnifique contrat pour cela.
Calmement, avant de le lever pour partir, je les regardais un à un, détaillant leur langage corporel. Je prononçais ces mots :
« Ceci n’est pas une démarche éthique. »
Merci pour ton passage.
Avec la 1re phrase imposée, ça m'a paru évident d'évoquer la vie privée inscrite dans la plupart des téléphones.