Debout, seule sur le quai poussiéreux de la gare routière de Koshigaun, j’attends ma sœur. L’auto-navette colorée qui l’amène déverse ses passagers en provenance de Katmandou, puis repart sans délai. Parmi ces hommes et ces femmes affairés, je l’aperçois, son large sac sur le dos et sa lourde valise derrière elle. Les étranges machines dont elle est désormais spécialiste dépassent de ces bagages trop pleins ; les passants la regardent de travers, les sourcils froncés. D’une manière ou d’une autre, ils ressentent qu’elle importe le progrès.
Alors qu’elle arrive à mon niveau et me salue, j’hésite un instant, suspendue dans le temps. Même si nous nous sommes parlées par vidéos interposées pour organiser son voyage, je la trouve changée. Son visage souriant est trop âgé, moins réel que l’image de sa webcam. Ses petites imperfections dues à l’âge m’interrogent. Nos liens jadis si forts ont-ils tenu la distance et les années ?
— Namaste ?
Réveillée par son appel, je la salue enfin.
— Namaste Karuna. Tu as fait bon voyage ?
— La dernière partie m’a un peu donné mal au dos, mais tu connais les auto-navs d’ici mieux que moi. L’Union a encore beaucoup de travail à faire.
L’Union, l’Union. Ma grande sœur n’a pas attendu plus de deux phrases pour que son mot favori sorte de sa bouche. Avant son retour, les rares nouvelles de sa part étaient truffées des merveilles accomplies par l’Union et son gouvernement planétaire bienveillant.
— Ne fais pas cette tête, toi aussi tu vas travailler pour l’Union, montre un peu d’enthousiasme.
Je préfère ne pas répondre. Nous montons dans le premier auto-taxi venu. Je le vois, elle est heureuse d’être ici, mais je ne peux m’empêcher de croire qu’elle pense à sa mission, et qu’aujourd’hui, elle ne revient pas pour moi, mais pour l’Union.
Sur le trajet sinueux et pentu qui nous mène au village, on parle de tout et de rien. De son mari, qui travaille dans l’organisation de la logistique centrale, pour l’un des ministères dont j’oublie aussitôt le nom. Des parents, qui sont vieux. De son bref séjour dans l’espace, époustouflant. De tout, sauf de la raison de sa visite. Plus nous nous enfonçons dans la montagne, plus j’ai l’impression d’écouter une étrangère, quelqu’un qui n’est plus vraiment ma sœur. Je me rappelle cette randonnée dix ans auparavant, où j’ai couru pour la rejoindre au sommet et, quand je l’ai atteinte, je n’ai trouvé qu’une touriste. J’espère que comme ce jour-là, il me suffira de continuer d’avancer pour revoir ma sœur. Le sommet est encore loin.
Au village, Bubā est assis sur le seuil de la maison à regarder les passants. Quand nous arrivons, il nous accueille avec un sourire mince et plissé. Bubā n’a jamais été doué pour les épanchements de sentiments, il se contente de nous amener à l’intérieur sans un mot. Dans la cuisine, Amā pose un dernier plat sur la longue table entre le pain, les momos et les coupelles d’achaars. Karuna répète toutes les nouvelles que je connais déjà, je grignote sans écouter. Elle agit comme si tout était normal, comme si ses années d’absence à cette même table n’étaient rien, et je ne peux pas le supporter. Pourtant, une phrase me fait quitter mes pensées.
— Alors tu vas vraiment les aider à construire une centrale ?
— Oui Bubā. La centrale ésotérique donnera de l’énergie à toute la région.
— L’Union a vraiment besoin de nous mettre ce truc ? Ces machins ésotériques. Je n’aime pas ça. On ne devrait pas essayer de maîtriser ce qu’on ne comprend pas. Tu n’aurais pas dû faire ce métier, c’est trop dangereux.
Le visage de ma sœur se tend, mais elle ne hausse pas le ton. Fut un temps où elle aurait explosé.
— Ne t’inquiète pas, je sais ce que je fais. C’est mon travail, comme tu le fais remarquer.
— Ils ne peuvent pas nous mettre autre chose à la place ? Une centrale solaire par exemple ? Les gens racontent que ça attire les esprits, ces machins.
— Bubā. Les hôpitaux fonctionnent à peine, avec des équipements qui datent de plus de vingt ans. Les écoliers travaillent encore avec du papier et des crayons entre des murs préfabriqués. Cette liste du délabrement général est encore longue. L’énergie ésotérique est la plus propre qui existe, tu ne voudrais pas qu’on vienne polluer nos montagnes ? C’est une chance, que l’Union s’intéresse à notre région. C’est un projet important et nous sommes nombreux à être déployés dans l’Himalaya.
Notre père ne développe pas plus ses craintes et notre mère ravale un commentaire, un commentaire que je n’ai pas de mal à imaginer. Si la guerre n’avait pas eu lieu, les hôpitaux seraient-ils aussi mal équipés ? Si la guerre n’avait pas eu lieu, l’école aurait-elle été détruite ? L’Union existait déjà quand nos parents sont nés, mais nos grands-parents se souviennent et leurs histoires résonnent encore entre les murs.
— Tu étais obligée d’embarquer ta sœur là-dedans ?
— On a besoin d’équipes de deux, et je me suis dit que ce serait bien qu’on soit ensemble. J’ai demandé à venir sur ce secteur, comme ça je pouvais passer vous voir. Comme je suis originaire d’ici, je suis de fait la mieux qualifiée pour comprendre le terrain.
J’aurais préféré me contenter de ma mission de guide, mais Karuna a insisté pour que je l’aide dans ses mesures. Je n’ai pas eu le courage de refuser, j’ai donc hérité du titre officiel de PSU, pour Prestataire Spécialiste de l’Union. L’Union a apposé son nom sur moi, comme pour dire, voilà, tu m’appartiens désormais. Voulait-elle vraiment nous revoir, ou bien a-t-elle vu l’opportunité de faire économiser son service en m’embauchant plutôt que de déplacer un des leurs ? Je ne devrais pas penser cela, mais je ne ressens pas ce que j’aurai voulu.
Epuisée par son voyage, ma sœur part se coucher tôt. Où est donc sa condition physique, celle qu’elle avait quand nous partions trekker pendant des jours ? Pour ma part, je passe les premières heures de la nuit à regarder le plafond, à me demander quand la joie des retrouvailles va remplacer cette angoisse qui m’enserre le cœur.
Le lendemain, fraîchement déposées à Phortse par l’auto-taxi, nous montons et descendons les allées bordées de murets de pierres, chargées de nos énormes sacs de matériel ésotérique. Karuna n’a pas perdu les bons réflexes, nous passons devant une dizaine de magasins pour touristes négligents mais je n’ai pas besoin de la dissuader d’entrer. Au détour d’un escalier ébranlé, entre une épicerie dont l’étal déborde sur le palier et un café aux pâtisseries douteuses, la boutique que nous connaissons se tient fièrement. Si une caisse de gourdes d’eau minérale et un panneau de travaux cachent la vitrine, la porte est ouverte.
J’entre dans cette caverne où parkas, chaussures, gants, sacs, sous-vêtements, pantalons, surpantalons, piolets, mousquetons et cordes remplacent les proverbiaux trésors. Aucune organisation, aucun prix, aucun écriteau. Nous sommes déjà venues ici par le passé, et si le vendeur a changé, les articles aussi, cette familiarité m’apaise. Le gérant prépare la liste de notre matériel en silence, tandis que ma sœur énumère ce dont nous avons besoin.
Pendant qu’elle teste la résistance d’un sac dans lequel elle a fourré une de ses machines, une ombre étrange traverse le fond de la boutique. Le gérant ne paraît pas la remarquer.
— Vous avez un singe ?
L’homme hausse un sourcil comme si j’étais idiote, Karuna n’écoute pas. Pourtant, je vois bien une tignasse noire qui se déplace entre les rayons. D’un pas leste, je longe une étagère de chaussures dépareillées, passe à côté d’une pile de bonnets, tourne à la colonne de bâtons de marche. Le recoin est sombre, je sors mon téléphone et éclaire la zone. La lumière trop forte révèle un petit être gras et poilu, à l’apparence humanoïde et au visage grotesque, dont la vision me tire un cri d’horreur.
Ma sœur accourt, mais la créature est déjà partie.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
Mon cœur tonne comme l’écho d’un éboulement, mais je reprends mon aplomb.
— Je crois bien que j’ai vu un khyah.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
L’inquiétude a quitté son visage, qui affiche désormais une perplexité marquée.
— Tu te rappelles ce que c’est qu’un khyah ?
— Ce n’est pas parce que je suis partie que j’ai perdu la mémoire. Je sais ce que c’est et je sais aussi que ça n’existe pas. Toi aussi tu crois que j’attire les esprits ? Tu es avec bubā et amā, c’est ça ?
Cette dernière remarque me glace. Le souvenir se brouille, j’essaie de rationaliser.
— Non, non. Je n’avais jamais vu un truc pareil. C’était peut-être un singe très gras.
— On n’a pas le temps de s’amuser avec tes bêtises. La route est encore longue.
Nous remontons dans l’auto-taxi, qui démarre aussitôt. Tout le long de la route mal rénovée, ses yeux se perdent dans les montagnes et leurs sommets enneigés. Voir son front plissé me fait sourire malgré moi. Derrière cet air énervé, j’entrevois ma sœur.
Après une nuit passée à Phungi Tenga, notre périple pédestre commence. La route pour les ruines de Tengboche ne peut être empruntée par aucun véhicule, nous avons donc loué un âne pour transporter la cargaison d’instruments et nos fournitures de randonnées. Dans une aurore sombre, le soleil se cache encore derrière les sommets des montagnes.
Même si les plantes ont recouvert une partie de la piste depuis que les touristes passent par Phortse, le chemin reste praticable. Les pins sont bas, leurs racines s’ancrent dans la terre ; mon esprit est occupé à éviter ces bras noueux. Parfois, ma sœur s’arrête, prend des relevés. Pour l’instant, je n’ai pas encore de rôle actif, mais elle m’explique chaque manipulation avec soin. Elle semble ne plus m’en vouloir pour mon histoire de khyah, je préfère ne pas réaborder le sujet. Lors de notre troisième pause, elle tapote un des écrans accrochés à l’âne.
— Les relevés d’énergie ésotérique sont élevés. On est encore loin de Tengboche, c’est étrange.
Je hausse les épaules.
— Tu sais, pour moi, ces histoires d’énergies ésotériques, c’est incompréhensible. C’est toi la professionnelle.
Je n’ai pas besoin de ces instruments pour ressentir un frisson anormal. Dans ce monde en manque de couleurs, une certaine angoisse remonte du paysage. J’ai maintes fois effectué des randonnées matinales et pourtant, jamais le panorama ne m’a paru aussi lugubre. Peut-être ce sentiment provient de l’âne qui renâcle ou de mon souvenir de ce khyah. La face trop humaine de la créature que j’ai croisée m’a poursuivi dans mes rêves, et savoir que les khyahs noirs portent malheur ne m’a pas aidé à l’oublier.
Alors que ma Karuna cherche des éléments qui peuvent expliquer ses mesures, une silhouette marche dans notre direction.
— Il y a quelqu’un qui vient nous voir.
— Qu’est-ce que tu racontes… S’il y a quelqu’un, ce n’est pas pour nous. Il faut que je comprenne.
Sans prêter plus attention à mes dires, ma sœur descend sur le bas-côté. La silhouette se précise, je distingue une femme dont la longue chevelure noire contraste avec le pâle de son visage. De loin, ses vêtements rouges me paraissent trop grand pour sa taille, une impression dont je n’arrive pas à me débarrasser. Elle disparaît derrière un détour quand Karuna m’appelle.
— Viens voir !
J’ai besoin de savoir si cette femme est une hallucination, alors j’attends. L’air frais picote mes joues. Bientôt, elle réapparaît, dans une avance lancinante. Pourtant, le trajet qu’elle vient de faire laisse présager d’une vitesse presque surnaturelle.
— On n’a pas toute la journée, tu viens, oui ?
Je tourne la tête pour répondre, quand je sens une main agripper ma manche. Je hurle et me mets à courir sans me retourner.
— Qu’est-ce qui te prend, encore ?
La terreur qui vient de m’envahir part aussi vite qu’elle était venue, quand je vois l’air énervé de ma sœur. Je me sens bête. Il serait malvenu de lui dire que je crois avoir vu une kichkandi, même si je garde un œil sur la piste plus haut.
— Regarde ce que j’ai trouvé plutôt que de crier en pleine montagne.
Elle tend un de ses appareils au-dessus d’un trou. Je m’approche et vois un tas d’os qui avait dû appartenir à une dizaine de personnes, leurs surfaces lavées par les intempéries.
— Le mystère est résolu. Un massacre, qui a dû suivre ou précéder la bataille de Tengboche, j’imagine.
Même dans cette faible lumière, je pouvais voir que son visage s’était décomposé devant ce témoignage de la guerre. Le temps a passé, mais les cicatrices sont encore là.
— Remontons.
Après avoir peiné entre les branches dures et les pierres glissantes, je pose le pied sur la piste. L’âne a perdu son inquiétude. Ma grande sœur quant à elle, manque de substance. Malgré l’ombre rouge dont j’ai toujours l’impression de sentir la présence, je tente de la rassurer.
— Dis-toi que c’était il y a longtemps. Tu sais, on risque de trouver d’autres choses comme ça là-bas aussi. C’est pour ça que tu as choisis de passer par là.
— Je sais.
Après des heures sur le chemin à effectuer les relevés, nous arrivons en vue des toits rouges de Tengboche. Nous sommes accueillies par un petit monument aux morts qui nous rappelle que le monastère bouddhiste a été évacué avant l’arrivée de l’armée des sept neiges, dans un épisode que seuls les historiens spécialistes de la Dernière des Guerres et les habitants de la région ont gardé en mémoire. Un fonctionnaire zélé a marqué quelques précisions sur la fin des religions, comme si quelqu’un qui viendrait jusqu’ici pouvait ne pas savoir.
Lorsque nous pénétrons dans ces ruines, je ressens l’Histoire. Je suis encore en train de m’imprégner des lieux quand Karuna sort ses instruments.
— Je te laisse prendre le deuxième appareil. Commence par les lhapsa.
Le fait qu’elle ne pense qu’à mener à bien sa mission m’irrite, mais je ne veux pas gâcher le temps que j’ai avec elle à me disputer. Après avoir récupéré l’équipement ésotérique, je déambule dans les ruines du village. A Tengboche, il n’y a pas de rues, seulement de grands espaces entre les bâtiments. Les lhapsa, ces monticules de pierres auparavant sacrés, ont gardé ce qu’il fallait de cohérence pour qu’on devine la main de l’humain, mais la plupart diffèrent peu des éboulis environnants.
Au bout de deux heures, fatiguée de mes pérégrinations, je m’assoie sur un muret délabré et sors de mon sac une barre de céréales. J’ai insisté pour acheter cette marque, en souvenir de nos treks ensemble. J’ouvre la mini-boîte en bambou qui lui sert d’emballage et l’odeur de riz soufflé me monte aux narines. Ma mémoire s’agite et me renvoie des images de ma sœur en train de contempler le paysage, pour patienter le temps que je la rejoigne. A l’époque, elle savait s’imprégner, comme moi.
Je croque un morceau, ma mémoire s’enraye. Mon palais d’adulte crie sous l’assaut du sucre. Comment un aliment avec une si belle odeur peut être si écœurant ? Je range la barre dans sa boîte, puis je glisse la boîte dans ma poche de manteau. Je ne tirerai pas un souvenir de plus de cet aliment infâme.
Pendant un temps, j’observe les montagnes. Au loin, le mont Everest me fait signe qu’il nous attend. La centrale ne sera pas construite sur ses flancs, même l’Union ne pourrait pas entreprendre de tels travaux impunément, cependant, un endroit aussi sacré génère de l’énergie ésotérique dans toute la région et il faut comprendre la nature de ses champs perturbateurs. La nuit tombe, je quitte mon lieu de rêverie pour rejoindre ma sœur.
Quand j’arrive, Karuna ouvre la boîte de momos volés aux parents avant de partir.
— J’ai terminé. Comme je ne te trouvais pas, j’ai monté la tente. Envie de momos ?
Nous discutons des dernières nouvelles de l’Union, des rumeurs d’agitation dans les colonies de Jupiter. Des conversations qui m’auraient paru improbables avant son départ, mais qui sont des sujets quotidiens pour elle. Pour moi, tous ces récits ne valent pas les soirées que nous passions ensemble. Malgré tout, le sommeil nous appelle. Notre périple est encore long, la conversation se termine au premier bâillement.
Une fois sous la tente, chacune dans notre sac de couchage, je me sens redevenir adolescente. Ce que la barre de céréales n’a pas réussi à créer, le contact froid du tissu isolant me le donne sans effort. Peut-être est-ce cette atmosphère intime, ou bien mon habituation à la présence de ma sœur, mais je me dois de poser la question.
— Pourquoi tu es partie ?
Le souffle du vent qui roule sur la tente est le premier à me répondre. Ensuite, la voix de ma sœur, celle que j’imagine, celle qu’elle a été et pas l’inconnue que j’ai reçue à la gare, me répond.
— Il n’y avait rien pour moi, ici. J’aime arpenter les montagnes, marcher toute la journée, mais… Ce n’est pas suffisant. Je voulais me sentir utile.
— Mais tu aurais pu revenir nous voir un peu plus souvent, non ?
— Oui. J’aurais pu.
Je ne pose pas la question évidente, celle dont la réponse aurait été trop dure à entendre, même pour moi. Je la laisse suspendue en l’air, jusqu’à ce qu’elle réagisse.
— Je peux me trouver des excuses, je pense. Je pourrais me défendre. Mais je crois au fond que j’étouffais ici. Que je devais encore un peu me sentir sans attache, libre. Aujourd’hui, je reviens pour vous, qui n’avez pas eu besoin de partir, pour vous donner quelque chose.
— La centrale ?
— Non… Une idée de ce que c’est, ailleurs. J’aimerais vous faire comprendre mes motivations, vous montrer ce que je sais. Je peux vous montrer des vidéos, des photos, vous parler de ce que je vis. J’essaie de te faire participer à ma mission, de te faire sentir le fait d’être partie d’un tout. Mais maintenant je comprends que c’est impossible. Pas comme ça.
Ce déballage me surprend, mais je ne sais pas quoi dire. La phrase suivante m’étonne encore plus.
— Je me suis aussi dit que comme tu restais là, je pouvais partir. Comme une sorte de balance, d’équilibre. C’est bête, peut-être. Un jour, tu viendras à la capitale me rendre visite ? Je pourrais te payer l’aller-retour.
Je ne comprends pas son histoire d’équilibre, mais sa proposition me fait prendre conscience que, trop prompte à imaginer que c’était à elle de revenir, je n’ai jamais pensé la rejoindre.
— Je vais y réfléchir.
Je m’endors sans penser au singe gras ni à la femme en rouge, mais à ces années de vie où l’on ne se dit pas les choses qui comptent. Peut-être ne se les dit-on pas car on ne les sait pas encore.
La journée de trek jusqu’à Lobuche se déroule sans histoires, dans une ambiance empreinte de nostalgie, les deux sœurs sur un chemin abandonné. Nous passons la nuit sur place, et il ne nous reste plus qu’à partir pour le camp de base de l’Everest, la dernière étape de notre mission. Une fois les mesures des champs perturbateurs de la plus haute montagne de la Terre terminées, nous n’aurons plus qu’à rentrer à la maison.
Alors qu’encore une fois, nous sommes plus matinales que le soleil, je suis assise sur la terrasse du lodge à regarder les yaks. Leurs bosses poilues et leurs cornes se mêlent aux bonnets et chapeaux des passants. Pour aller plus vite, nous avons rendu notre âne, nous porterons tous les instruments sur notre dos. J’entends Karuna s’énerver avec le patron pour obtenir une facture électronique, mais il semblerait que seul le papier ait cours par ici. Quand elle ressort, son visage fulmine. Il n’y a pas de doute, depuis Tengboche, ma sœur est bien de retour.
— La météo annonce un temps clément, c’est idéal pour notre dernière étape. Tu as eu ta facture ?
— J’ai fait une photo authentifiée du jour, j’espère que ça suffira. L’administration ne veut pas de papier, trop de dépense d’énergie inutile, et lui, il… Bon. N’en parlons plus.
La colère évacuée par le paysage serein, Karuna soupire.
— Je n’ai plus l’habitude de respirer cet air. Je crois bien qu’elle me manque, quand je suis en bas.
Tout le long de la piste, les curieux s’arrêtent pour discuter avec nous, pour savoir quelles sont ces machines et appareils improbables. Ma sœur les renseigne sur ses motivations, avec un enthousiasme contenu. Si la plupart viennent des autres continents et n’ont pas de conflit d’intérêt avec notre mission, les guides ne disent rien et leurs visages sévères parlent pour eux. Le progrès n’était pas le bienvenu à la gare routière, il l’est encore moins ici, sur le chemin du plus haut mont de la Terre.
Après des heures d’une marche dure, nous arrivons au camp de base, éreintées mais heureuses d’avoir marché ensemble. Autour de nous les gens parlent, rient, discutent, des groupes se forment, des alpinistes échangent des souvenirs, des conseils, comparent leurs exploits respectifs. Cette effervescence contraste avec la sérénité du lieu, mais quel autre endroit peut abriter une telle communauté de passionnés ?
Le troupeau de tentes s’est éparpillé par petits groupes dans ce pâturage de cailloux et de neige. Les grands blocs blancs aux reflets bleus de l’eau cristallisée renvoient une lumière irisée, mais mes épaisses lunettes me protègent de ces rayons aveuglants.
— Je vais avancer plus haut, pour avoir une meilleure couverture de l’énergie. De ton côté, essaie de prendre des mesures dans le camp lui-même. On se retrouve dans une heure, ok ? Après, on pourra enfin se reposer.
Son sourire encadré entre le masque et le cache-col exprime plus que je ne peux le ressentir. Pour rester avec cette impression de tendresse en mon cœur, je préfère vadrouiller seule. Au camp de base, il n’y a plus aucune plante visible, les roches alentours semblent être les ruines de ruines. Les humains réunis ici sont les représentants de la vie qui brave l’inerte, encerclés par les montagnes comme un dernier carré de héros par une formation de géants.
La question de ma sœur me colle aux pensées comme la neige sous les chaussures. Pourquoi donc ne lui ai-je pas rendu visite ? Pourquoi ai-je pensé qu’elle m’avait abandonnée, alors que j’aurai pu faire plus d’efforts ? Je lève les yeux, le mont Everest me juge. Lui n’est jamais parti.
Le poids de l’équipement écrase mes épaules. Je croyais pourtant savoir gérer mon corps, mais la fatigue accumulée ces derniers jours m’attaque, le sol tremble sous mes pieds. Je tente de reprendre mon équilibre, quand je me mets à voir touristes, guides, tentes, chanceler avec moi.
Un séisme.
Un grondement sourd roule sur le flanc des montagnes.
Une avalanche.
Un mur blanc engloutit le camp de base.
Comme mon travail consiste à éviter ces monstres blancs, ma connaissance des consignes à suivre reste théorique. Je ferme ma bouche encore ouverte de stupeur et me débarrasse au plus vite de mon sac à dos et ses longues antennes. Un rocher me paraît suffisamment solide pour résister au flot, je me jette dessus et ferme les yeux.
J’entends l’équipement que je viens d’abandonner craquer sous l’impact, puis, malgré ma prise, la neige me cueille pour m’emmener au loin. Je me mets sur le dos, j’essaye de nager dans une suite de mouvements désordonnés pour rester à la surface. Mon visage reste résolument tourné vers le ciel ; de temps à autre, la neige obscurcit mon champ de vision. Dans un vacarme mou, je manque de m’étouffer, mon manteau se déchire. Enfin, la vague me pose.
Le silence revient si vite qu’il m’assourdit. Partiellement ensevelie, je résiste à l’envie de gesticuler. Mes lunettes ont été arrachées par l’impact, mes pupilles sont agressées par l’inondation de blanc, mes yeux refusent de s’ouvrir. Je sens de l’air sur mes lèvres, je peux respirer.
Ma sœur.
Ma balise de détresse doit être dans mon manteau, mais je me rappelle avoir entendu un déchirement. Mes mains tâtonnent avec frénésie ; elles trouvent une ouverture dans la toile de mes vêtements. Je sens un contact dur et rectangulaire, mais je comprends que ce n’est que la boîte de la barre de céréales. L’horreur me saisit, mais je n’abandonne pas. J’enlève un de mes gants. Le froid, avide, avale sa chaleur, mais mon toucher plus fin me permet d’extirper un second rectangle. Cette fois-ci, c’est bon. Des larmes glacées coulent sur mes joues. J’appuie sur le bouton d’appel à l’aide. J’entends les cris des survivants, mais je ne peux rien pour eux, comme eux ne peuvent rien pour moi. J’économise mes forces et tente de me maintenir éveiller.
Je vis les minutes qui suivent sans les mémoriser. Des secours arrivent par hélicoptère. Quelqu’un me passe une couverture de survie et m’emmène jusqu’à un plateau où d’autres victimes sont entassées. Allongée sur une civière, je vois de minces flocons exécuter une danse légère et poétique. La lumière diminue, les ténèbres s’emparent du camp.
— Ma sœur, où est-elle…
Le monde autour de moi disparaît. Les secouristes, le vent, la neige, tout ne forme plus qu’un conglomérat impossible de sombre blanc et de noir irisé. Un brouillard les emporte et je vois alors la silhouette de ma sœur au milieu de la coulée. Je me lève et j’avance vers elle. Le vent agrippe mon visage pour me hurler d’arrêter, que je ne suis pas en état de me lever, mais je dois la sauver. Elle est là. Je la vois. Je ne suis plus qu’à quelques mètres d’elle, quand un homme immense me renverse dans la poudreuse.
Je vois sa forme haute, sa fourrure blanche et son crâne simiesque. Le yéti atteint ma sœur et l’extirpe du blanc. Il la met sur ses épaules et l’emporte dans les montagnes. Impuissante devant l’apparition mystique, je m’effondre. Mon esprit enserré dans le froid divague. Le khyah, la kichkandi, le yeti, la centrale, ma sœur. L’Union, les montagnes.
Quand enfin je reviens à moi, je me sens envahi d’une étrange sérénité. Je n’ai pas besoin qu’on me le dise pour que je sache ce qui est arrivé à ma sœur. Je sais. Je sais que mes parents, qui sont assis à mon chevet, sont dévastés. Je sais aussi que ce que je vais leur dire va les peiner encore plus, pourtant, je sais qu’ils comprendront. Je sais ce que je dois faire. Ma sœur restera ici pour toujours, les montagnes l’ont reprise. Je dois partir.
J'aime aussi les thèmes développés en sous-texte : la marche du progrès et ses travers, principalement. Passionnant !
J'ai relevé une erreur de temps : "Même dans cette faible lumière, je pouvais voir que son visage s’était décomposé devant ce témoignage de la guerre." > le reste du récit est au présent.
Merci pour tes partages, à bientôt pour d'autres nouvelles !
Merci pour ton commentaire, je suis ravi que ça te plaise :)
Pour la fin, l'idée que je voulais pousser était que maintenant que sa soeur est morte et d'une certaine manière, restera là à tout jamais, elle doit partir explorer le monde, ne serait ce que pour comprendre ce qu'elle faisait. Une sorte d'équilibre.
Pour l'avalanche, c'est l'apogée de la montée progressive du fantastique autour des personnages, fantastique ignoré par la soeur.
Merci évidemment pour l'erreur de temps ;)
A bientôt