Une fois le repas fini et une fois que tout le monde eut ouvert un bouton de son pantalon pour ne pas faire obstruction à la digestion qui promettait d’être longue et laborieuse, Maman nous annonça mystérieusement :
« Oh ! J’entends du bruit sur le toit, les filles, allez vous cacher dans la salle de bain pour ne pas que le Père Noël vous voit !
- Maman, je t’en prie, tu ne crois pas qu’on a passé l’âge pour ça… , se plaignit Alice dont l’esprit de Noël laissait à désirer, dénotant un manque de fantaisie et de capacité d’émerveillement qui me rebutait quelque peu, preuve que la beauté brute ne compensait pas tout.
- Mais non, Alice, allons-y ! , osais-je lui répliquer, tout excité bien que les cadeaux qui me seraient destinés ne me seraient pas vraiment destinés étant donné qu’ils auraient dû être destinés à la jeune fille de 12 ans que j’étais actuellement mais que je n’étais pas en réalité et, ayant des préoccupations et des attentes bien différentes de la fille en question, ne serais-je pas condamné à être déçu par les cadeaux ? Mais, je m’en fous, je vais avoir des cadeaux, je vais déballer des trucs comme un chien surexcité qui s’acharne sur les emballages encouragé par des convives passablement éméchés qui s’amusent de voir la bêbête s’énerver tout simplement parce qu’elle n’a pas de pouce pour retirer ce con de morceau de scotch. »
Elle se laissa guider jusqu’à la cachette en résistant juste pour la forme, preuve qu’au fond d’elle, elle devait être au moins curieuse. Je m’assis sagement sur le bord de la baignoire (je n’osais me mettre sur le bidet tant que je ne saurais pas ce que ces gens y font) et Alice faisait des tours de la pièce comme un père attendant la naissance de son enfant.
« C’est agaçant, ces simagrées, se plaignit Alice pour déjà la deuxième fois de ce chapitre alors qu’on n’était qu’au début.
- Voyons, ces puérilités sont amusantes et participent au folklore des fêtes. Il n’est pas mauvais de garder une âme d’enfant au fond de son cœur.
- Bon sang, on est des enfants ! »
A l’extérieur, nos oreilles percevaient nettement les bruits de boîtes et de papier, signes de l’activité du gros tout rouge (qui vous l’aurez remarqué vient toujours après le retour du père à la maison, il n’y a que moi que ça étonne ?), puis le silence. La porte s’ouvrit.
« Vous pouvez venir, mes chéries. »
Je me balançais jusqu’au salon où, dans la pièce à la lumière doucement tamisée, scintillait la guirlande électrique qui se reflétait dans les boules multicolores dans un silence religieux. Deux tas de paquets étaient apparus sous le sapin, alors que j’hésitais vers lequel me diriger et Papa, qui nous observait, la main sur l’épaule de Maman, pointa discrètement celui de gauche. Je m’assis précautionneusement à côté pendant que ma sœur s’accroupit près de l’autre. Il assura une ambiance joyeuse en mettant un disque de chansons de saison par des crooners américains des années 50. Je découvris ainsi une véritable installation hi-fi qu’il gardait enfermée dans un placard consacré dans la salle à manger. Alice supplia pour qu’on lui épargne cette torture en proposant quelque chose de plus récent mais, personnellement, j’aimais bien (Ah ! Jingle Bells par Frank Sinatra), Maman fit une nouvelle fois la médiation à croire qu’elle faisait cela tous les jours (et c’était peut-être le cas si j’en croyais mon caractère supposé) en promettant qu’on changerait plus tard. Ce petit entracte terminé, il était temps de passer aux choses sérieuses. J’hésitais. Etait-il légitime que je touche à ces présents ? Je me voyais mal leur dire que j’allais ranger tout ça dans ma chambre et que j’ouvrirais quand l’esprit de leur fille aura regagné son corps. Les yeux pleins d’amour parental fixés sur moi m’obligèrent à cette fraude. Je pris en premier lieu un petit sac en papier noir surmonté d’un ruban violet. J’en sortis un adorable petite robe en velours noir (ou imitation, je ne suis pas spécialiste en froufrou féminin) et le chemisier blanc qui allait avec. Je ne savais pas du tout comment réagir en face de ce déguisement de fille (je sais que je suis une fille maintenant, rien que le dire me fait sentir la réalité de cette fatalité).
« Tu pourras la mettre demain pour aller voir Mamie, me glissa ma mère. »
Comment refuser poliment et leur faire comprendre qu’il était hors de question que je porte ce truc ? Je ne suis pas branché robe du tout, voyez-vous. Je sais ce que vous allez me dire : le premier vêtement que j’ai porté à mon réveil était une jupe mais il fallait y voir plutôt l’aspect pratique. Je ne vous refais pas le topo avec ma jambe blessée, vous allez dire que je m’apitoie, que je recherche la sympathie, que je veux me faire plaindre, attirer l’attention, faire mon intéressante… Eh ! Oh ! Vous écoutez quand je parle ? Vous pourriez un peu penser aux autres et surtout à moi, bande d’égoïstes ! Enfin, je disais que j’avais choisi cette jupe et, dans mon état, même si je m’étais réincarné en garçon, je l’aurais prise quand même. Je remis ma robe de Noël dans son sac en tâchant d’avoir l’air content.
Pour la suite et pour paraître modeste, je pris le plus petit paquet : il contenait la cassette d’Aladdin (celui de Disney, je précise, car il est arrivé à tout le monde de demander à sa Maman ou sa Grand-mère un film Disney comme cadeau et de se retrouver avec sa contrepartie chinoise faite par des Coréens au fond d’une cave avec le budget d’un spectacle de maternelle dans un pays du Tiers-Monde). Le niveau remontait. Pendant ce temps, Alice avait mis sur elle son nouveau jean et en jaugeait la longueur (la chance !). Nous ouvrîmes simultanément le suivant et découvrîmes un Discman, un modernissime lecteur de CD portable (aujourd’hui, on dirait un "Truc de fou") accompagné, pour ma sœur, du dernier disque des Cranberries, No need to argue, qui contenait le fameux Zombie, hymne officiel des jeunes filles dépressives, et, pour moi, celui de la Grosse Teuf, beaucoup moins enthousiaste, je vous l’avoue. D’abord, en lisant le titre, je me suis dit "C’est quoi cette merde ?", je m’attendais à une bonne grosse compile bien grasse pour faire la fête avec le Petit bonhomme en mousse, la Danse des canards ou la Queue leu leu, mais l’image de la pochette avec trois jeunes qui dansent avec une photo déformée pour donner l’illusion qu’ils se déhanchent plus que de nature, m’a détrompé ainsi que le message "30 tubes dance non stop" et le logo NRJ. Je retournais le boîtier, je ne reconnaissais presque rien, pourtant je m’y connais assez bien en musique de cette époque, mais le seul titre qui me disait quelque chose était The Rhythm of the Night de Corona. De plus, je n’avais jamais vu autant de mix différents, je lisais à côté des intitulés des chansons des House mix, Lingo mix, Gambrinus club mix, Extended mix, Feel the trance mix, Club mix, Original Extended mix (je suppose pour ne pas le confondre avec le Entended mix), Mathar Ballistics in traffic mix et, pour conclure, le fameux X-Plode mix. Il faudra que j’écoute attentivement tout cela pour arriver à faire la différence si je trouve le courage de m’infliger ce qui a l’air de ressembler trait pour trait à de la chiasse auditive. J’eus le droit à encore deux ou trois cadeaux dont le mythique jeu de société girly jusqu’au bout des ongles : Le téléphone secret. Comment expliquer ce jeu aux non-initiés ? Disons qu’il s’agit d’un jeu de plateau somme toute classique dont la spécificité se situe dans son accessoire principal à savoir un téléphone rose bonbon de la taille d’une brique (donc portable pour l’époque). Chaque joueuse (car n’importe quel garçon préférerait mourir que de poser la main sur cet objet infamant) a une liste de prétendant et doit deviner qui est son amoureux secret grâce aux indices donnés par l’objet. Ceux-ci semblent être la version juvénile de personnages de Beverly HIlls avec des noms francisés à la caricature (bien qu’aujourd’hui Brian, Brandon ou Dylan soient des prénoms français) mais voir un minot avec une banane et un blouson de cuir s’appeler Bertrand, Denis ou Michel, il y a quelque chose qui me fait tiquer. Chaque partie, d’après la pub, doit s’accompagner de gloussements et d’embarrassantes confidences. Vous aurez compris que, malgré mon apparente reconnaissance, il faudra me payer cher pour que je consente à en faire une partie et même ma honteuse vénalité aura du mal à me convaincre.
Une fois notre ouverture terminée, Alice sortit elle aussi un cadeau à l’intention de nos parents contenant un très beau livre sur le Mexique, « de notre part à toutes les deux », ne manqua-t-elle pas de préciser. Ils se firent tous les trois un attendrissant câlin auquel ils me convièrent, j’en oublie presque toujours que je suis censé faire partie de cette famille. Une fois relâchées, je trouvais le moyen de lui glisser :
« Bien vu pour le cadeau, merci !
- Tu me dois quand même 60 balles, se contenta-t-elle de rétorquer. »
Pendant ce temps, le disque de Papa était parvenu à sa fin au grand soulagement de mon aînée. Nous avions allumé la télé et passions la suite de la soirée avec Jean-Pierre Foucault à EuroDisney à regarder des extraits de dessins animés et de trop rarement diffusés courts métrages. Pendant ce temps, Maman et Alice rigolaient de voir Teen Spirit s’acharner sur les papiers d’emballage en faisant Miaou (comprendre « C’est quoi tout ça ? Où te caches-tu, garce ? » J’adore ce chat, autant qu’il m’aime…) ! Puis, nous avons somnolé sur le canapé jusqu’à ce que notre mère, pardon, ma mère, nous envoie au lit. Je m’exécutais sans faire d’histoire, contrairement à mon géniteur qui voulait absolument voir la fin du patinage artistique qui concluait la soirée sur la première chaîne. Je le soupçonnais d’être plus intéressé par les jupettes voletant sur la glace que par les gags de Donald. Il ronchonna en disant que c’était Noël après tout, mais sa tête dodelinant réclamait un repos urgent avant qu’il ne s’effondra définitivement sur les coussins.
Fondu enchainé sur cette scène. Adorable tableau.