Celle qui était un cordon bleu

Par Bleumer

Après un déjeuner léger et 1 ou 2 heures de repos, je devins odieux. Quand je me mets aux fourneaux, il faut pas me faire chier et surtout quand je suis stressé. Je vous en ai déjà parlé, mais je n’avais pas le droit de me louper et… Arrêtez de péter en lisant, je déteste ça ! (Je me plais à penser que quelqu’un était peut-être en train de péter juste à ce moment là et qu’il essaie de se faire tout petit en imaginant que tous les autres lecteurs l’ont entendu) En tout cas, je pris possession des lieux après avoir viré ma mère que je sentais bien n’avoir qu’une confiance mitigée dans mes compétences, heureusement, le sentiment de culpabilité que ma pitoyable apparence lui inspirait me permettait d’éviter toute objection. Je contins avec grande difficulté ma colère en constatant l’emplacement des casseroles au sein de la configuration de la pièce qui n’était pas du tout Feng Shui et surtout contraire à ma propre logique qui est celle à laquelle j’ai le plus tendance à me référer en l’absence d’autres personnes à qui je demande souvent l’avis en tant que personne agréable et ouverte d’esprit sans jamais le suivre en tant que personne qui de toute façon a raison en toutes circonstances. (Bon sang, ces gens rangent les cuillères entre les couteaux et les fourchettes et non à gauche !)

J’avais longuement hésité à la recette que j’allais leur proposer. J’avais pensé en premier lieu à un cheval melba, mais un cheval pour 4 personnes aurait été un peu trop. A défaut, je voulus faire mon fameux rôti sans pareil qui consistait en une outarde fourrée avec une dinde fourrée avec une oie fourrée avec un faisan fourré avec un poulet fourré avec un canard fourrée avec un pintadeau fourré avec une sarcelle fourrée avec une bécasse fourrée avec une perdrix fourrée avec un pluvier fourré avec un vanneau fourré avec une caille fourrée avec une grive fourrée avec une mauviette fourrée avec un ortolan fourré avec un becfigue fourré avec une olive farcie aux anchois et aux câpres. J’avais dû renoncer à la préparation de cette pantagruélique poupée gigogne aviaire car je n’avais pas trouvé les olives. Je me rabattis donc sur mon fameux filet mignon aux champignons.

Je vous laisse chercher une feuille avec un crayon pour prendre des notes  car il est hors de question que vous écriviez sur ce livre.

Pour les ingrédients :

- Filet mignon (1 pour moi et 1 pour les autres, ils se débrouilleront)

- 6 fines tranches de poitrine de porc (A ce stade de la recette, vous devriez avoir compris que, si vous avez invité des convives végans, il faut les décommander)

- Des champignons (faites vérifier par votre pharmacien si ils sont comestibles, sinon prenez-les dans votre supermarché)

- 1 oignon (rien qu’à penser que je devrais le découper, ça me donne envie de le faire faire par quelqu’un d’autre), 1 échalote (je ne trouve aucun calembour à faire sur l’échalote, c’est un légume chiant, comme l’endive)

- Du vin blanc (plus ou moins suivant la quantité que vous voulez allouer à la recette et à votre consommation personnelle)

- De la crème (autant que vous pourrez en trouver, plus il y en a, mieux c’est)

- 1 bouillon de poule (vous pouvez presser vous-même une poule, je ne garantis pas le résultat)

- Prenez les tranches de poitrine et ficelez-les autour du filet. Mettez le tout à cuire au four avec une bonne dose de margarine.

- Nettoyez et coupez les champignons (en quartier ou en lamelles, comme vous voulez mais l’une des méthodes est mauvaise), émincez un oignon et une échalote et faites tout cuire ensemble.

- Une fois l’oignon cuit, ajoutez de la crème et du vin blanc (quand je lui ai dit que j’avais besoin de vin pour cuisiner, ma mère m’a regardée avec interrogation, quand elle a voulu me prendre de la Villageoise, je l’ai regardée avec horreur) ainsi qu’un bouillon de poule (vous sentez cette bonne odeur ?)

Ça va ? Vous suivez ? Si je vous racontais un peu plus ma vie ? Vous vous en foutez ? Parfait. Depuis que j’ai quitté la maison, je me suis mis à chercher des recettes, histoire de mettre à profit mon chômage dans un art nouveau, le second avantage était que je faisais chier ma mère (une petite période de rébellion ; qui n’en a jamais eu ?) dont la vision étriquée et conservatrice du foyer idéal cantonnait la femme à l’exclusivité des tâches ménagères. Enfin, la magie de la chose : on découpe, on mélange, on chauffe et hop ! Ce qui était à l’origine une infâme bouillie immonde devient une infâme bouillie délicieuse (j’admets que j’ai encore du travail à fournir sur la présentation, mais la publicité Sheba m’a démontré que rajouter un brin de persil sur n’importe quelle saloperie en fait un met gastronomique). De plus, j’aime la rigueur de la cuisine, le fait de suivre aveuglément une recette comme le plan d’un meuble Ikéa,  les pièces détachées comme les ingrédients, les vis comme les ustensiles, le marteau comme la cuisson qui unit tout ensemble. Enfin, le bruit des aliments qu’on découpe, du couteau qui claque sur la planche, des sauces qui mijotent. C’est comme … AÏE ! Zut, je me suis coupé ! C’est votre faute aussi ! On ne vous a jamais dit de ne pas discuter avec quelqu’un qui manipule un objet pointu. Vous ne parlez pas au chauffeur du bus, parce qu’il y a un panneau au dessus de son siège, mais je n’allais pas vous mettre un panneau sur la page : « Prière de ne pas parler avec le narrateur ». Vous n’êtes pas prudent. Ce n’était qu’un contretemps mineur, je n’allais pas me laisser arrêter par ce désagrément, Vatel, le plus grand lèche-cul gastronomique royal, se serait suicidé pour cela, mais j’avais plus de dignité que cet amateur.

Quoiqu’il en soit, je mis mon doigt sous le jet d’eau alors qu’un fin trait sanguin s’échappait de ma coupure. Rien de grave, ne vous en faites pas, même si je vous ai fait culpabiliser. L’incident m’a plus surprise que blessé. Ma mère accourut dès que j’eus crié, elle plaqua ses mains sur sa bouche et courut chercher la panoplie de la parfaite petite infirmière : pansements, sparadraps, alcool, gaze, il ne manquait que le fil et l’aiguille. Comme elle me soignait, je me laissais convaincre à contrecœur de lui déléguer le découpage des champignons et des oignons. J’eus du mal, par contre, à faire en sorte qu’elle me laisse continuer à  utiliser un couteau tranchant sans le remplacer par un autre à bout rond. Elle resta pour m’observer et régla le four alors que je faisais revenir les champignons dans la crème et le vin blanc. J’en étais où dans la recette ? Ah oui, en fait, j’en étais arrivé à la fin. Il ne reste plus qu’à rajouter la préparation dans la cocotte et à faire mijoter doucement le tout. Vous pouvez accompagner le plat par tout simplement des pâtes, pour être un peu plus festif, je propose des tagliatelles fraîches (qui sont des pâtes de fête).

Et en récompense, Maman me gratifia d’un :

« Ça sent formidablement bon, ma chérie ! »

Je devins presque aussi écarlate que la goutte de sang qui teintait mon pansement. J’étais fier d’avoir eu l’occasion de rendre un peu l’attention qu’on m’avait offerte. Nous laissâmes cuire le plat pendant qu’Alice regardait un épisode de la version télévisée d’Highlander.

« Qu’est-ce qui sent comme ça ? T’as pas fait de rôti cette année ? demanda-t-elle.

- Non, cette année, c’est Cerise a fait le dîner ! »

A voir sa tête, on croirait qu’on venait de lui annoncer la mort de centaines de chatons sous un rouleau-compresseur.

« Elle cuisine, elle ? Elle n’a jamais été capable de faire cuire des pâtes.

- Tu sais, avec une recette … , commençai-je.

- Mais, tu …

- Les filles, les filles, nous allons passer un merveilleux Noël en famille, interrompit Maman à l’avance. Dès le retour de Papa, on se mettra à table ! »

La soirée se poursuivit devant la télé avec un épisode spécial de Beverly Hills. L’intéressé finit par arriver, grommelant en poussant la porte :

« Pas idée de me faire revenir un samedi, surtout à Noël ! Encore heureux que j’ai mon lundi, c’est le minimum ! Mais c’est que ça sent bon ici ! »

Papa  nous embrassa toutes, la mauvaise humeur envolée par le pouvoir de la nourriture. Oh mon Dieu ! Je deviens une épouse idéale, une femme au foyer, j’ai l’impression que l’aspirateur dans le coin au fond me fait des avances… Le temps qu’il se change et ce fut le point de départ d’une merveilleuse soirée. Et elle fut excellente. Et mon repas y fut pour une grande part. Sans me vanter, vous savez que ce n’est pas mon genre, je m’étais surpassé. Chacun profita de sa tranche de foie gras que j’avais déballée et coupée moi-même, avec un couteau légèrement tiède pour que la coupe soit plus nette, avant de m’apercevoir avec effarement que tout le monde l’étalait sur son toast comme un vulgaire pâté Olida. Allez faire des efforts pour les autres… Je n’attendais plus rien de ma cassolette de Saint-Jacques, je n’en ai pas parlé car vous avez payé pour un roman autobiographique et non un livre de cuisine (qui sortira dans la foulée pour un prix exceptionnel de 45€ payable en trois fois sans frais) et mon chef-d’œuvre. Ai-je encore besoin d’en parler ? Maintenant que j’avais tutoyé les étoiles, il me faudrait plusieurs jours pour m’en remettre. Papa nous combla de compliments que nous acceptâmes de bon cœur (Maman m’avait assisté, Alice avait dressé la table en disposant les bougies et pliant les serviettes en d’élégants cygnes et Picard avait fait la bûche, je ne voulais pas m’aventurer sur les routes hasardeuses de la pâtisserie). Alice et moi eûmes même le droit à un sapin en plastique et un champignon en meringue. Les parents se partageaient un ou deux coupes de champagne et Alice en prit une également, ils m’en proposèrent mais je refusai, détestant l’alcool (non pour une quelconque question de santé mais juste pour l’aspect gustatif). En guise de digestif, Papa, toujours à la pointe de l’actualité, mit le journal télévisé. Bruno Masure, qui avait mis un joli nœud papillon pour l’occasion, annonça :

« Un Airbus A300 d’AirFrance à direction de Paris est retenu, depuis la fin de la matinée, sur l’aéroport d’Alger par 4 hommes fortement armés. 42 passagers au total sur 270 au total ont été libérés par les preneurs d’otage dont on ignore encore, pour l’instant, les motivations précises et, surtout, les revendications. Selon certains témoins, des coups de feu auraient été tirés faisant au moins 3 morts… »

Papa fronça les sourcils et se tourna vers moi. Ma grande gueule et moi, au lieu de faire profil bas, n’avons pu nous empêcher de pérorer :

« Ah ! Mes souvenirs étaient justes, il y avait bien eu une prise d’otages fin 94 ! »

Je baissais immédiatement les yeux d’un air timide en espérant que personne ne m’avait entendue, mais ce n’était pas le cas. Tout le monde attendait maintenant une explication et voilà le retour de notre grand jeu Kikicékadissa ?, je rappelle le principe à nos nouveaux spectateurs : Retrouvez qui sont les auteurs des paroles suivantes et remportez un truc qu’on verra plus tard.

A) « C’est impressionnant, ma chérie, quelle intuition ! »

B) « C’est étonnant. Comment pouvais-tu savoir cela ? »

C) « C’est quoi, cette merde ? Elle prédit l’avenir, maintenant ? Y a que moi que ça étonne ? Vous êtes tous zarbis ! »

D) Miaou ! (Tu te crois en sécurité au milieu des tiens ? Tu perds rien pour attendre !)

« Je sais pas, un coup de chance, répondis-je aux 4 en même temps.

- Ce n’est pas grave ! Michel, éteins ça, ça va nous déprimer ! On passe à la suite ? »

La tension se démêla lentement, Alice ne voulant pas lâcher le morceau. Néanmoins, cette prise d’otages me rappela une autre actualité, mais je ne parvenais pas à mettre le doigt dessus. Mais place au moment que vous attendez tous.

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