Celle qui s'apprêtait

Par Bleumer

Bonjour ! J’ai fait de beaux rêves toute la nuit. Le moral était bon, j’étais toujours Cerise. Vous savez, je ne le préciserai plus, je vous ferai savoir si il y a du changement de ce côté. Surtout, c’était toujours Noël.

Je me réveillais un peu plus tard ce matin là. Il me fallut quelques minutes pour réapprendre à utiliser mes béquilles et à me déplacer efficacement. Avais-je trop mangé hier soir ? Il est vrai que c’était vachement bon, sans vouloir me vanter. J’avais plus l’impression d’avoir une bonne gueule de bois (même si je ne l’avais pas expérimenté personnellement, avec ma vie saine et rangée et surtout pas ennuyeuse), la tête dans le … (Non, il était hors de question de mettre quoi que ce soit à cet endroit, encore moins à cet âge). Je m’habillais à la vitesse d’un escargot qui doit remettre sa coquille tous les matins et descendis l’escalier avec deux mille précautions (certes, on prend mille précautions d’habitude mais je savais que je n’étais pas très lucide ce matin et un homme averti en vaut deux, le compte est bon). Dès que je fus rendu en bas, je reconnus une familière musique électronique : Papa était là, assis dans le salon, en bien meilleur état que moi, il tenait entre ses mains un objet que j’avais cherché en vain pendant des heures et pour lequel je ne disposais que de quelques éléments interchangeables : la Game Boy (inutile de me faire tout un procès pour me rétorquer qu’on dit le Game Boy, j’ai toujours utilisé le féminin et je ne compte pas changer. Donc fin de ce débat stérile d’autant plus que je sais que j’ai raison). Mon oreille experte de joueur confirmé identifia le thème Fever de Dr Mario ainsi que le bruitage caractéristique des gélules qu’on devait tourner pour les associer et éliminer les virus qui envahissaient l’écran. Je m’approchais à pas de loup (ou plutôt à béquilles de loup, ce qui est, je l’accorde, plus difficile à se figurer étant donné que les loups ont rarement besoin de  béquilles. Je n’en ai vu qu’une fois et encore je n’étais pas sûr de ce que j’avais vu) et me posa à son côté pour regarder, il m’adressa un petit sourire et poursuivit  sa partie, mettant la pause de temps à autre pour faire tomber la cendre de sa cigarette dans le cendrier sur la table basse (oh merde, ça me rappelle que je n’ai pas pensé à jeter le paquet que Cerise planquait dans son meuble). De nombreuses minutes plus tard, le Docteur Papa succombait à l’invasion de virus. Comme je ne craignais plus de le perturber, j’entamais la conversation :

« Belle partie.

- Merci, ma Cerise. Tu as bien dormi ?

- Oui, ça va. C’était donc toi qui l’avais ? dis-je en désignant la console.

- En effet, elle était à toi, mais tu m’as dit que tu étais trop vieille et que tu n’en voulais plus

- Quoi ? Elle a dit ça ? m’exclamai-je avant de reprendre mon calme. Enfin, j’ai dit ça ?

- Tu regrettes ?

- Non, non, mentis-je d’une façon que je trouvai très peu convaincante et je m’étonnai qu’il la trouva crédible. »

Bien sûr que je regrettais le geste inconsidéré de ma prédécesseuse… ma prédécessrice… l’autre d’avant. J’adore les jeux dans toute leur variété et je l’avoue sans honte. L’homme ne cesse pas de jouer quand il devient vieux. Il devient vieux quand il cesse de jouer. Je ne me cherche pas d’excuses ni de justification, mais ce n’est pas un con qui a dit ça, c’est un Prix Nobel que Wikipedia qualifie de "acerbe et provocateur, pacifiste et anticonformiste". Comme moi ! Je devrais peut-être lire un jour un truc qu’il a écrit bien qu’il fut végétarien (mais pas végan, donc encore récupérable).

J’aime les jeux vidéo encore plus, même ci ceux de cette époque avaient des trames narratives primitives pour la plupart (« Moi, héros ! Sauver monde ! ») servant de maigres prétextes à des aventures qui s’avéraient le plus souvent récréatives voire jouissives pour les meilleures. Au fur et à mesure des avancées technologiques, nous avons assisté à une complexification progressive des scenarii et des univers transformant n’importe quelle séance de jeu en superproduction hollywoodienne et nous plongeant dans des intrigues passionnantes ou des paysages oniriques que l’on peut explorer ou juste admirer des heures durant. De temps en temps, ces activités vidéoludiques se substituent  sans honte à la lecture : les histoires se déroulant en fonction de l’avancée du joueur comme on tournerait des pages. Pour ma part, je reste attaché à la sobriété de ces jeux d’antan n’ayant plus la patience d’apprendre les fonctionnalités de la dizaine de boutons des manettes modernes (et encore celles-ci varient si le personnage est en voiture, quand il est en avion, quand il est en trottinette, quand il est accroupi, quand il est aux toilettes, quand il saute à cloche-pied, quand il dort, au soleil, sous la pluie, à midi ou à minuit). Je ne suis guère friand de ces difficultés artificielles. Et encore, je parle de difficulté… Si vous perdez, vous avez juste  à recommencer, pauvre p’tit bouchon, et voilà quelques bonus pour que vous y arriviez mieux, alors qu’avant, si tu perdais, tu recommençais tout depuis le début et t’avais qu’à être moins nul, minable !

Je repensais aux cartouches qui dormaient dans mon tiroir et ne souhaitais qu’une chose : m’y replonger, mais si mon inconsciente alter ego avait renoncé à la machine, comment la récupérer ? Car c’est bien connu : donner, c’est donner, reprendre, c’est voler (je ne me souviens plus de l’auteur de cette citation, mais je mettrais ma main à couper qu’il n’a pas eu le Prix Nobel).

Voyant mes tourments, mon père me la tendit :

« Tu veux jouer ? Si tu fais un meilleur score que moi, je te la rends, ajouta-t-il avec facétie. J’ai fait 445 000.

- Ok, répondis-je d’une voix aussi neutre que possible pour ne pas laisser transparaître le soupçon d’espoir et d’excitation qui faisait palpiter mon cœur. »

Et le verdict tomba : 427 000. Merde, quoi ! 427 000 sur Dr Mario. C’est quoi mon problème ? J’adore les jeux de puzzle, je défonce tout le monde dessus (sauf les Japonais, mais ils ne sont pas humains en matière de jeu). Et, juste au moment où il ne fallait pas, la contre-performance fatale. Je sais que j’étais sous pression avec un enjeu énorme et avec quelqu’un qui me regardait. Je n’avais plus l’habitude de jouer sur Game Boy, la console n’était pas adaptée à mes doigts, mes doigts n’étaient pas adaptées à la console, le contraste de l’écran était trop faible pour la luminosité de la pièce, ce corps n’avait pas la même réactivité neuro-motrice que le mien, je n’avais pas eu la bonne couleur de pièce au bon moment. Le chat était là. Mais grand seigneur qu’il était, Papa m’accorda la grâce du vainqueur et consentit à me restituer l’objet tant convoité. Maman entra à scène, un torchon à la main, et s’indigna :

« Chérie ! Qu’est-ce que tu fais là ? Et ton petit déjeuner ? Il ne faut pas le sauter, c’est important à ton âge !

- Pardon, j’arrive… »

Elle vit ce que je tenais et pâlit légèrement :

« Que fais-tu avec ça ? Je n’aime pas te voir retomber dans cette drogue (Oh, non ! Les clichés à la con, il est vrai que dans les années 90, ils allaient bon train, le futur dédramatisera tout cela heureusement, je ne savais pas si je devais me rebeller en abordant des études qui n’avaient pas encore été dévoilées voire commencées. Et en parlant de drogue, tu veux qu’on parle des clopes de ta fille ?). Je ne dis pas que c’est mauvais, ça… ça améliore les réflexes (faux, après des années de jeu, je suis toujours incapable de rattraper une balle en plein vol ou de choper la dernière frite dans le plat). Mais ça rend agressif (il est évident que lorsqu’on interrompt quelqu’un pendant son activité favorite, il ne va pas être jouasse, que ce soient les jeux ou d’autres occupations plus saines comme les échecs ou l’écoute de l’intégrale des symphonies de Beethoven par l’orchestre philharmonique de Mon Cul) et violent.

- Maman, commençai-je avec le maximum de diplomatie, je crains que tu ne te méprennes sur le média. Vois-tu, les études à ce sujet, même dans le futur, sont incapables d’apporter une corrélation entre jeux vidéo et violence. En effet, le jeu plonge le joueur dans l’action ce qui peut entraîner un échec et ce qu’on assimile à de la violence est simplement une réaction de frustration face à cet échec comme un joueur de tennis jetterait sa raquette après un point raté. Il faut aussi tenir en compte la sensibilité de chacun, le jeu vidéo n’est jamais la cause unique d’un acte de violence, comme il est facile de le tenir pour responsable, on ne s’ennuie pas à s’interroger sur le contexte psycho-social de la personne incriminée. Il est insultant de penser que les joueurs sont incapables de faire la différence entre la fiction et la réalité sauf si ils sont en plein délire psychotique. Les études que l’on retrouve aujourd’hui sont, je pense, largement orientées pour donner à leurs lecteurs crédules avides d’histoire sensationnelle des anecdotes croustillantes à se mettre sous la dent.

- Euh, Cerise, ne me réponds pas, s’il te plait. (Une astuce, Maman, quand on demande à un gamin de ne pas répondre, on ne lui dit pas « S’il te plait ». Tu es aussi crédible que ces parents qui se prétendent modernes en ne disputant pas leurs enfants ou de façon beaucoup trop molle : « Attention, mon chéri, Maman est très en colère ! Attention, je vais compter jusqu’à 4000 et je vais m’énerver très fort ! ») Michel ? »

Pris au dépourvu, l’intéressé réagit un peu maladroitement :

« Hein ? Quoi ? Cerise ! Ecoute ce que dit ta mère ! (C’était un peu mieux, mais on n’y était pas encore) »

J’acquiesçai humblement ne voulant pas créer mon premier drame familial. Rassurée, Maman me prit par l’épaule et m’emmena prendre mon petit déjeuner. Je m’acquittai de cette formalité avec succès et retournai dans ma chambre. Je découvris avec un petit sourire l’objet du conflit. Je choisis donc de perdre la fin de ma matinée sur Tetris. Ceci m’amena donc au déjeuner au cours duquel il me fut rappelé que nous devions aller chez Mémé cet après-midi pour Noël. Elle m’incita à me faire jolie et mettre ma belle robe neuve. Comme je vous l’avais évoqué, cette idée me dérangeait au plus haut point. Je fis au moins l’effort de passer la tenue (pour la bonne volonté) et même les hautes chaussettes blanches (j’ai fait un gros effort, ouille). Je me mis devant la glace et… Pffff. J’avais privilégié ces derniers jours des tenus relativement unisexes (relativement car je n’avais pas réussi à totalement esquiver les tee-shirts Minnie ou les sweats à fleurs, je vous raconte pas comme j’étais sexy), cette fois-ci, je faisais un pas de plus dans un territoire que je ne tenais pas à explorer. En observant mon reflet, les bras ballants, la tronche blasée, je me serais cru au carnaval, déguisée en écolière anglaise. Si j’avais trouvé la tenue classe par le passé, sur moi et avec ma chevelure rousse (pourtant très à propos), je me trouvais ridicule (il n’aurait manqué que les grandes oreilles et les dents de lapin). Alice  déboula à ce moment :

« Tu te grouilles ? Maman va péter un câble si on … Kriiiiii (cette onomatopée est une tentative hasardeuse de retranscrire un éclat de rire étouffé, soyez indulgents).

- Ca va, je sais que j’ai l’air con.

- Ouais et on va en refoutre une couche, assieds-toi ! »

Sans aucune gêne, elle ouvrit le deuxième tiroir de mon bureau et amena un coffret sur le lit. A l’intérieur, multitudes de petits bijoux fantaisies, c’était ma boîte à trésors. Boucles d’oreilles chaton, pendentif cœur, bracelets à breloques et brésiliens. Je passai le doigt sur mon lobe d’oreille et j’y sentis, en effet, un petit trou. Elle voulut me choisir des accessoires, je refusai gentiment mais fermement. Dans le double fond de la boîte, du maquillage ; quand Alice fit mine de sortir un rouge à lèvres (peut-être à la fraise, risqué pour moi) et autres fards à joues et à paupières, je refusai de nouveau encore plus fermement et un chouïa moins gentiment. Je m’imaginais peinturlurée à outrance et, pire, je voyais mon visage d’homme maquillé de la même façon, je fus partagé entre dégoût, rire et horreur. J’aurais encore préféré un coup de pied dans les boules de l’homme viril que je ne voulais pas oublier d’être. A défaut, elle se mit derrière moi et me tritura les cheveux avec des gestes que je sentis habiles et maitrisés et, en moins de 2 minutes :

« Ca y est ! »

Elle me donna un miroir et je me découvris avec une natte, très réussie, indéniablement, pas un cheveu ne dépassait, mais je ne pus m’empêcher d’avoir une réaction d’ironie masculine :

« Et pourquoi pas un petit nœud pour compléter le tableau ?

- Roh ! T’es jamais contente, ricana-t-elle, fais-moi la même pour te venger, ajouta-t-elle en se retournant avec confiance. »

Je m’y risquais avec moins de maestria et moins de vitesse : la natte, je connaissais la méthode sur le papier, mais je n’avais jamais pratiqué et la plainte que faisait ma sœur, chaque fois que j’empoignais une mèche sans douceur me conforta dans l’idée que coiffeur était un vrai métier en définitive. A la fin, elle s’observa et, avec un haussement d’épaule un peu dédaigneux, lança un « c’est pas grave » qui en disait long sur ma performance avant de sortir en défaisant sans ménagement tous mes efforts et en m’incitant à me presser. En marchant et en dévalant l’escalier, elle refaisait en mieux ce que j’avais fait en mal. Je la suivis à mon rythme en me demandant comment cette coiffure  pouvait lui aller aussi bien (tout lui va bien de toute façon) alors que sur moi… Peut-être faisais-je juste un refus de féminité car Maman m’assura que j’étais adorable (avec un sérieux doute sur son objectivité) et, en moins de temps qu’il le fallait pour le dire (moi, il me fallut un peu plus de temps), tout le monde se retrouvait dans la Fauchet-mobile.

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