Mais si la journée de collège est terminée, la journée en elle-même ne l’est pas encore, je terminais à 16 h ce jour là, il en restait des heures pour m’arriver d’autres merdes et apprendre d’autres informations croustillantes.
Mes "amies" (pourquoi je leur mets des guillemets, au fait ? Je ne leur fais pas encore confiance, après le coup de la rumeur foireuse, j’en avais encore gros sur la patate (en y pensant, j’ai faim)) insistèrent pour me raccompagner et me gratifièrent d’une nouvelle séance de fatigant caquetage.
« Cerise ! Tu chantes super bien !
- Je savais pas !
- Moi non plus ! C’était quoi ? J’ai rien compris !
- Je crois que je l’ai entendu dans un film.
- Oui, de Spielberg !
- Jurassic Park.
- Non, un plus vieux !
- Oui, il est sorti l’année dernière.
- Il y en a eu d’autres ?
- Euh… hasardai-je (je sentais que ce serait une erreur), vous avez dû l’entendre dans Retour vers le Futur, Spielberg en était juste producteur. C’était Johnny B. Goode de Chuck Berry.
- Oui ! C’est vrai !
- Elle est devenue beaucoup trop intello…
- Qu’est-ce qu’on fait ? On la garde quand même ?
- Ben, oui, on ne va pas la laisser pour ça…
- Je ne connais pas ce Jack Barry, surement parce qu’il était dans un groupe et a commencé une carrière solo.
- C’est quoi son dernier album ?
- Vous savez la chanson date de 1955, commençai-je à expliquer.
Elles m’interrompirent en chœur avec une touche de dégoût :
« Ah… C’est un truc de vieux alors ! »
Que répondre à cela ? Le jeune est un cycle sans fin, rejetant la sagesse de ses ainés pour se vautrer dans sa fange inculte. Quand le jeune sera vieux, sa merde de jeunesse aura acquis le statut de "Classique intemporel indémodable" et ses enfants se plongeront corps et âmes dans une merde toute fraîche qu’ils ne comprendront pas.
Aux alentours du portail, un nouvel attroupement attira notre attention, une nouvelle fois, les collégiens se retrouvaient fascinés par un spectacle qui, je le savais d’avance, aurait peu de chance de m’intéresser à moins d’un miracle. Mes compagnes s’agitèrent alors qu’un vrombissement aigu retentit suivi d’une nouvelle clameur d’admiration. Le bruit du moteur était un peu vacillant, lui non plus ne devait pas avoir atteint la puberté. La foule s’écarta sur un scooter que son pilote faisait avancer avec de grotesques petits pas de manchot. Quand la marche de l’empereur parvint à mon niveau, le conducteur releva sa visière :
« Alor, mabel, j’t’ramen ? si tu tescuse, je veuh biein te reprandre ! »
Vous l’aurez tous reconnu, il n’y en avait qu’un pour pousser l’arrogance à ce niveau olympique, de plus, sa manière de parler ne laissait aucun doute sur son identité. Persistant dans la meilleure décision que j’avais prise depuis le commencement de cette nouvelle vie, je lui répliquais aussi sec :
« Tu déconnes ? Tu crois vraiment que j’irais me ridiculiser sur ta trottinette ? Va jouer ailleurs, gamin !
- M’parl pa komsa, conace !
- Qu’est-ce que tu as dit ?
- Conace !
- Non avant !
- Euh… M’parl pa komsa ?
- Ah ! Je le savais ! Je ne suis pas folle ! A mon époque, même les pires raclures savaient au moins faire un impératif négatif ! »
Je suis ulcéré, dans ma quête vaine de maintenir cette belle langue française au niveau de prestige au niveau d’exigence qui est le sien, de constater qu’à mon époque moderne plus personne du plus jeune au plus vieux même n’est capable de sortir un impératif négatif correct, agressant mes pauvres tympans d’hérésies de conjugaison telles que (ma plume informatique saigne rien qu’à la pensée de vous donner ces exemples douloureux mais indispensables à la compréhension de ma croisade) "Parle-moi pas", "donne-lui pas" ou autre. Cette pratique s’était tellement répandue que je venais à douter moi-même de la véracité de mes connaissances linguistiques.
« Kektadi ?
- Aucune, importance, va te faire voir. »
En toute réponse, il fit tourner la poignée son guidon faisant cracher à son bestiau un nuage de fumée ce à quoi un surveillant lui hurla :
« Sylvain, on t’a déjà dit d’attendre d’être dehors pour lancer le moteur ! »
Alors que les Trois Grâces se pâmaient, la haute silhouette de Diane attrapa mon regard alors que l’une des trois filles mais laquelle me dit :
« Ah ! Il est si beau ! Et il a un scooter ! Cerise, on y va ?
- Désolée, mais je vais rentrer avec mon autre amie, m’excusai-je.
- Ah ! La grande asperge monstrueuse ?
- Tu ne devrais pas trainer avec elle…
- Assez ! »
Je venais de poser un doigt sur la bouche de la dernière à avoir parlé pour l’interrompre. Je me mis en mode les adultes parlent et leur proclama ceci :
« Vous ne l’appréciez pas, fort bien. Vous en avez tout à fait le droit et vous avez le droit de penser ce que vous voulez d’elle, je ne vous en blâmerai pas. Mais vous savez que je l’aime bien alors, en ma présence, ayez la correction de ne pas dire du mal d’elle ! »
Elles en restèrent bouche bée, j’avais réussi l’exploit de les faire arrêter de caqueter pendant quelques instants mais j’ai des principes et il y a des choses que j’ai du mal à tolérer comme la médisance et ceux qui coupent les spaghettis avant de les faire cuire. Il m’était arrivé de perdre des amis qui avaient dit du mal d’autres et je m’étais fâché avec ma belle-mère pour ce genre de crimes culinaires. Je tiens néanmoins à préciser que je ne suis pas rancunière et que je ne leur en veux pas pour autant, mais elles n’ont pas intérêt à recommencer, je leur garde à l’œil.
J’allais vers ma grande brune préférée (le fait qu’elle soit la seule ne comptait pas forcément) quand des mains se posèrent sur mes épaules sans me donner la possibilité de me retourner et je sentis un souffle au creux de mon oreille me murmurer :
« Tu as tes règles, n’est-ce pas ? Si tu es gênée, pose une serviette chaude sur ton ventre. En ce qui me concerne, ça me soulage, j’espère que ça ira pour toi. »
En me retournant, personne. Les seules proches de moi étaient encore les trois copines, mais je les croyais incapables d’aligner autant de mots à elles seules, même ensemble. Je rejoignis Diane en restant vigilante au cas où ce mystérieux Jiminy Criquet reviendrait.
« Tu vas bien ? me demanda-t-elle
- Il se passe des choses bien étranges dans ce collège, répondis-je de façon énigmatique. »
Nous nous mîmes en route mais pas pour longtemps, un coup de klaxon nous arrêta. Il venait d’un tacot vert déjà évoqué précédemment. Je vous le jure, relisez bien et vous saurez qui était au volant. Les autres enfants se tournèrent vers celle-ci, à savoir une bonne moitié du collège. Il arrivait fréquemment que les 6ème et 5ème finissent un peu plus tôt, à 16h. Les autres pouvaient pousser jusqu’à 17h. D’une part, parce qu’en 4ème on vous rajoute dans votre emploi du temps physique-chimie, votre deuxième langue et une éventuelle option comme le latin pour les bouffons qui ne se sont pas encore fait assez tapés comme ça. D’autre part, pour leur faire goûter les premières bouchées de leurs futurs horaires de bureau.
Je me dirigeais vers ma maman (car c’était elle, ne faites pas ceux qui n’ont pas compris) sans hésitation (encore une fois, j’étais trop vieux pour avoir honte d’elle). Vous pouvez rester avec Diane, je n’en ai pas pour longtemps. A peine une minute plus tard, je suis déjà revenue. Vous avez eu le temps de papoter, de faire connaissance ? Je vous explique, elle était venue me chercher pour ne pas fatiguer ma pauvre jambe mais je voulais rester avec mon amie et avec vous aussi, mais nous sommes tout le temps ensemble, vous m’avez même accompagnée aux toilettes ! Ne soyez pas si exclusifs, vous allez finir par m’embarrasser. Donc, elle est repartie. Il y en eut qui voulurent rire de moi, la fifille à sa maman (et ils avaient dû entendre parler que je m’étais adoucie par rapport à mon irascible ancienne moi), mais je leur fis mon regard tueur comme ce matin pour les calmer (il fallait que j’en profite tant que ça marcherait).
Et nous voilà reparties (vous êtes là aussi, je ne vous compte pas, mais je ne vous oublie pas), mais pas longtemps (comme un train en période de grève, on attend qu’il démarre et on se dit que c’est bon quand il le fait mais il s’arrête en nous disant comme à des demeurés que le train est à l’arrêt et qu’il ne faut pas tenter de descendre). A peine la rue traversée, elle effleura du doigt la rambarde de sécurité glacée et tordue.
« Ce serait ici que je… commençai-je »
De grosses larmes se mirent à couler de ses beaux yeux sombres et roulèrent sur ses joues alors qu’elles n’essayaient même pas de retenir de gros sanglots. Ce n’était pas la première fois qu’elle pleurait aujourd’hui mais là, je voyais bien que ce devait être vraiment pour quelque chose de grave. Je l’amenai un peu à l’écart. Les vannes étaient ouvertes à fond, ce n’était pas un petit robinet mais le barrage de Grand’Maison (mesurant 550m de long et 140m de haut, il peut contenir jusqu’à 137 millions de m3 d’eau avec une puissance installée de 1800 MW (alors, je me rends pas vraiment compte de ce que ça représente mais c’est le plus grand barrage de France donc ça doit faire vachement beaucoup)). Alors que je la faisais s’asseoir sur un banc, elle ne cessait de murmurer « Pardon, pardon, pardon, … ». je posai ma main sur son bras pour l’apaiser :
« Qu’y a-t-il ? Dis-moi.
- C’est ma faute, c’est ma faute !
- Quoi donc ? Je ne comprends pas !
- Si tu as été blessée ! J’ai failli te tuer ! Pardon, pardon ! »
Maintenant, on était passé aux Chutes d’Iguazù (situées entre le Brésil et l’Argentine, hautes de 80 m, elles s’étendent sur 2700 m et comprennent 275 chutes d’eau pour un débit de 6 millions de litre d’eau par seconde, j’aurais pu vous citer les Chutes du Niagara, mais ç’aurait été tellement simple, je me dois de vous cultiver un peu plus en élargissant vos horizons). Au bout d’une minute à lui tapoter l’épaule en lui disant « Allons, allons », je cherchais à en savoir plus. J’avais eu beaucoup (trop) de révélations pour la journée mais celle-ci me semblait primordiale pour tâcher de comprendre ce qui m’était arrivé. Elle finit par me raconter ce qui s’était passé ce jour fatidique. Je vous livre les choses comme elle me les a racontées, désolée d’avance, si elles paraissent un décousues :
Ce jeudi, …
Je devrais peut-être finir le chapitre ici, ça risque d’être un peu long, je ne sais pas si vous aurez la patience mais j’ai déjà fait le coup du cliffhanger putassier, on m’a déjà fait le reproche.
Donc ce jeudi 24 novembre 1994, elle était sortie à la fin de la pause de midi pour rentrer chez elle, par le hasard des absences de professeurs, elle n’avait pas cours cet après-midi là. Elle s’était arrêtée au bord de la route car c’est une bonne fille qui regarde à gauche et à droite avant de traverser. De plus, il est bon de vous préciser que l’urbanisme avait eu la bonne idée de placer le passage piéton à la sortie d’un virage et de planter un magnifique arbuste au coin de la route obstruant largement la vision (notons que mon accident a enfin décidé la mairie à couper cette plante et à décaler ce passage piéton, si je peux rendre service). Elle avait entendu l’approche imminente d’une voiture et attendait sagement quand j’ai déboulé comme une furie. Précisons que la journée de Cerise (car c’était elle à l’époque) n’était pas encore finie alors que foutait-elle là ? Je n’allais pas l’apprendre ce jour. En tout cas, je courais et elle m’avait trouvée bouleversée. Je suppose que vous vous doutez de ce qui s’est passé ensuite. Je m’étais engagée sur la route et elle m’avait crié « Attention ! » Je m’étais alors retournée vers elle et Paf le chien ! Elle est de mauvais goût, je l’admets bien volontiers. Quoiqu’il en soit, moins d’une seconde après, je me faisais percuter, me faisant voler en l’air, altérant de façon irrémédiable trois vies : celle de Cerise, la mienne et celle du chauffeur (je ne l’oublie pas, même si on est censé avoir la maîtrise de son véhicule, on pouvait presque dire qu’elle s’était presque jetée sous ses roues). Puis crissement de freins et le véhicule finit sa course dans la rambarde faisant une nouvelle victime (non-humaine, donc moins grave diront certains). Il lui avait semblé que ma chute avait duré des heures (je suis sûre que dans l’adaptation cinéma de ce roman, le réalisateur mettra un non-inspiré ralenti dramatique avec une musique libre de droits). N’osant pas regarder ce qui pouvait être potentiellement mon cadavre, elle avait cavalé au collège pour prévenir un adulte qui avait rapidement prévenu police, pompiers, SAMU et tout ce qu’il fallait (si je voulais être mauvaise langue, je dirais bien que ce n’était pas spécialement pour me sauver mais plus parce qu’un élève qui meurt devant le collège, ça la fout mal).
Le récit de Diane s’acheva ici. Elle était restée à se calmer dans le bureau des surveillants de longues minutes et on avait appelé ses parents pour venir la chercher après avoir raconté son histoire aux autorités. J’avais donc les derniers moments de Cerise sans savoir comment j’en étais arrivé là. Je vous ai épargné les multiples sanglots et les excuses mais l’essentiel était là.
Alors que nous passions devant un bar et que je la sentais encore fébrile, je lui proposais d’entrer pour lui payer un verre. J’avais un billet de 50 francs car Maman ne voulait pas que je sorte sans avoir un peu d’argent sur moi au cas où et pour moi, c’était un cas où.