Ca l’a calmée tout sec, la Diane ! De même qu’un choc peut dessouler un type instantanément, le fait que je lui propose de pénétrer dans un lieu où un enfant n’est pas supposé pénétrer avait dissipé sa fièvre d’un coup. Sans lui laisser le temps de protester, j’avais déjà poussé la porte pour me retrouver agressée par les odeurs d’alcool et de cigarettes. A l’époque, il n’était pas encore interdit de fumer dans ce genre d’endroit, les gens en profitaient largement. Une minuscule télévision diffusait la Chance aux Chansons, plus pour faire un fond sonore car personne ne regardait.
Notre entrée fut remarquée. Dans cet endroit peuplé d’habitués, l’arrivée de perturbateurs alors que tout le monde est déjà censé être là dérange. Je m’installais résolument à une table avec une Diane pendue à mon bras qui cherchait à se faire plus petite que moi ce qui lui demandait un sacré effort.
Elle me murmura :
« Cherry, tu es folle ? Ce n’est pas un endroit pour nous.
- Voyons, nous ne sommes pas obligées de prendre de l’alcool, ils doivent bien avoir des boissons soft.
- Ce n’est pas ce que je veux dire…
- Ne t’en fais pas, j’ai l’habitude !
- Ca, ce n’était pas dans mon horoscope… »
Au moins, elle n’avait plus d’idées déprimantes en tête. Un enfant terrorisé est un enfant calme. J’appréciais de retrouver cette ambiance adulte avec des conversations sur l’actualité, les vicissitudes de la vie, les problèmes de boulot.
L’un des types au bar se retourna et nous lança :
« Ben, Riton, on fait dans la garderie maintenant ? Hé, les mignonnes, c’est ma tournée, je vous paie un pastis ? »
Tout le monde rigola. Il s’agissait de se faire respecter tout de suite, pas comme faisait Diane. Sans crainte, avec assurance, je lui répliquai :
« C’est gentil, mais c’est un peu tôt pour nous pour se bourrer la gueule, on a encore du boulot, on a des devoirs à faire ce soir ! »
Une nouvelle vague de rires, mais la cible avait changé. Le type était beau joueur et nous salua de son verre. Mais un autre était beaucoup moins conciliant. Il se leva et tapa de la main sur notre table. Diane était prête à tomber dans les pommes quand il nous invectiva :
« On n’aime pas beaucoup les gens comme vous ici !
- Momo, c’est que des gamines, enfin ! le tempéra le barman.
- Gamines aujourd’hui, mais demain, elles nous piqueront notre boulot au lieu de faire la cuisine et le ménage !
- Vu que vous êtes au bistrot et qu’il est à peine 16h20, vous en devez pas être étouffé de boulot ! répondis-je »
Même si la répartie était justifiée, je regrettai d’avoir été si arrogante quand il commença à devenir plus agressif. Il leva une main menaçante sur moi, quand, comme dans les belles histoires de prince charmant. Une autre main se pose sur son poignet pour le stopper. Le poivrot se tourna vers son nouvel adversaire.
Loin du prince charmant, le nouveau challenger était un grand maigre tout sec d’une soixantaine d’années avec de longs cheveux et une barbe négligée. Ses yeux bleu acier semblaient avoir vus des choses que je ne pouvais imaginer même avec mon expérience d’adulte. Des yeux froids et fascinants en même temps. Comme moi, il s’appuyait sur une béquille.
« M’emmerde pas, Wilson ! déglutit l’assaillant.»
Avec mes yeux de lynx, je remarquai le pouce de Wilson glisser vers le poignet de cet homme et Momo commença à crier de douleur. Le vieil homme ne semblait pas forcer pourtant. Momo finit à jouer sans cesser de gémir. Le barman intervint avec les autres clients pour arrêter le début de combat alors que mon amie continuait de scander : « on va mourir, on va mourir, … »
« Dédé, Juju, aidez-moi à virer ce con ! lança le patron en sortant de derrière son comptoir. »
Et les trois hommes l’empoignèrent pour le jeter dehors.
« Et toi, Wilson, retourne poser ton cul ! Je t’interdis de foutre la merde chez moi ! »
Le barman vint à nous :
« Désolé pour le bordel, mes mignonnes, dites-moi ce que vous voulez, c’est pour moi !
- Et le type ? Ca va aller pour vous ?
- T’en fais pas, c’est pas la première fois qu’on le vire. Il reviendra demain frais comme gardon à l’ouverture et bourré comme une poubelle à la fermeture comme tous les jours. Je dois quand même demander pour la forme votre âge, avec leurs conneries de pas donner d’alcool aux mineurs…
- On a 12 ans.
- 13, corrigea Diane. »
Après avoir officiellement eu la confirmation qu’il devrait nous refuser de la bière, il nous apporta un jus de fruits et un coca pour ma camarade. Nous les sirotâmes en silence et avec plus de tranquillité. Tout le monde reprit sa conversation, même si j’entendis quelques blagues nous concernant, personne ne vint nous ennuyer.
Une fois fini, je me dirigeai vers le bar pour payer malgré l’invitation du patron et, une nouvelle fois, il refusa mon argent.
Le vieux Wilson m’interpela :
« Tu devrais apprendre à la fermer parfois.
- Pardon ?
- C’est mieux parfois.
- Merci de nous avoir aidées, au fait.
- J’ai senti que tu étais comme moi.
- Pour la béquille ? C’est un peu maigre comme point commun, me renfrognai-je.
- Ton corps est faible, mais ton esprit est fort. Tu ne ressembles pas aux morveuses de ton âge.
- Vous ? Faible ? Vous avez fait plier l’autre gars comme un rien !
- C’est pas de la force, juste de la technique. Quand j’étais à l’armée, j’ai appris à me débarrasser de types plus grands et plus gros que moi.
- Je serai curieuse d’apprendre, je reviendrai.
- Tu crois vraiment que j’en ai envie.
- Je reviendrai quand même, les gens sont sympas ici »
Il grogna et retourna à son verre. Nous avions fait notre petit effet et plusieurs nous dirent au revoir. Ce que je n’avais pas prévu fut l’accueil à la maison, beaucoup moins chaleureux.
« Cerise ! C’est à cette heure-ci que tu rentres ? tempêta ma mère qui se radoucit aussitôt en voyant celle qui m’accompagnait. Oh ! Diane ! Bonsoir !
- Bonsoir, M’dame, ça faisait longtemps. Mais ne vous énervez pas contre Cerise, c’est de ma faute. J’avais faim et j’ai voulu m’arrêter pour acheter un goûter et il y avait du monde à la boulangerie. »
Elle me dira ensuite qu’elle ne pensait pas que lui dire qu’on avait été prendre un verre dans un bistrot avec des vieux l’aurait apaisée. Elle avait entièrement raison, je fus vexée de ne pas y avoir pensé avant.
« D’accord, ne le refaites plus, par contre, s’apaisa Maman. Tu veux rester, Diane ? Tu dois prévenir tes parents, le téléphone est toujours au même endroit. Cerise, tu as des devoirs ?
- Un peu, oui. (J’avais presque tout fait pendant mon heure de permanence, la rédaction du magazine people du collège m’avait empêchée de finir)
- Fais-les dès maintenant, tu seras tranquille après.
- Je vais l’aider, renchérit Diane, comme avant. »
L’adulte accepta et je n’avais rien contre. Je n’estimais pas avoir besoin de son aide comme vous vous en doutez, mais l’ambiance serait meilleure. Et nous voilà installées sur la table de la salle à manger à sortir nos affaires, cahiers et livres. Des jus de fruits sont rapidement apparus sur la table. C’est donc vrai quand on est petit le réfrigérateur se remplit tout seul comme par magie. J’avalai les quelques exercices de Français sur les natures et fonctions de mots et le problème de mathématiques. Diane regarda sur moi pour voir comment je m’en sortais mais quand elle s’aperçut que j’étais en avance par rapport à elle, elle eut du mal à cacher sa surprise et, contrairement à ce à quoi elle s’attendait, ce fut moi qui corrigeai ses devoirs. Pour compliquer tout cela, Alice débarqua à ce moment et elle avait une incroyable envie de partager sa journée. A peine son sac jeté, ses chaussures et chaussettes rangées dans le meuble de l’entrée, elle se précipita dans la cuisine où un réflexe quelque peu sexiste, étonnant venant d’une fille, lui faisait savoir qu’elle y retrouverait la maîtresse de maison.
« Maman, Maman, appelait-elle.
- Qu’y a-t-il, mon chaton ? »
Alors, si je vous retranscris la conversation en intégrale, ce ne sera pas parce que le point de vue a changé, je ne suis pas devenue narratrice omnisciente, nous ne sommes pas passé d’une focalisation externe à une focalisation zéro mais juste parce que… Ah, je vois, j’ai encore utilisé des mots trop difficiles. Dérive de mon devoir de Français couplé avec une dose de prétention, de condescendance et une indécente mégalomanie qui me servent à supporter une existence d’une banalité intolérable qui me complexe et qui ne vous regarde pas, je paie un type pour m’écouter et je me refuse à exhiber ainsi mon esprit à des obsédés psychologiques qui ont donné de l’argent pour avoir un aperçu de mon intimité alors que j’écris habillé (pour l’instant) ! Donc, je disais que j’entendais la conversation des deux autres femmes de la famille juste parce qu’Alice parlait fort et Maman suivait juste. Il s’agit d’une nouvelle différence fondamentale entre hommes et femmes, et ce dès l’enfance : les filles vont passer des heures à raconter leur journée alors que les garçons, on va devoir les pousser à raconter ce qu’ils ont fait et ils répondront invariablement : « Chais pas ! » (par contre, notons le point commun, ni l’un ni l’autre ne vous diront ce qu’ils ont appris en cours). Reprenons notre écoute, j’espère que ma digression si longue à lire ne m’aura rien fait raté. Où en étions-nous ?
« Qu’y a-t-il, mon chaton ? »
Non, ça, je l’avais déjà entendu.
« Va mettre tes chaussons. »
C’est bon, c’est comme d’habitude.
« Pourquoi elle ne met jamais ses chaussons ? demandai-je à Diane »
Elle me répondit en haussant les épaules et en faisant prout du bout des lèvres.
Pourtant quand on met ses chaussons, surtout quand ils sont fourrés, on est confortable comme dans un petit nuage, une divine béatitude d’autant plus que les maisons de cette époque n’ont pas le chauffage au sol et je ne digresse plus. Soyons attentives !
Je vous la repasse depuis le début :
« Maman, Maman, appelait-elle.
- Qu’y a-t-il, mon chaton ? Va mettre tes chaussons.
- Plus tard, plus tard, il s’est passé un truc de ouf à l’école ! Cerise s’est battue !
- C’est déjà arrivé, ce n’est pas si inhabituel. Mais je ne pensais pas qu’elle continuerait…
- Mais là, tu ne devineras jamais avec qui elle s’est battue !
- La fille de sa classe ?
- Non, non, avec l’autre con ! Je veux dire, ils ne se sont pas battus ensemble mais l’un contre l’autre. Il a voulu lui mettre la main aux fesses…
- Oh, c’est pas bien ça ! s’indigne mollement l’adulte.
- En tout cas, elle lui a collé une gifle ! »
Alors, à ce stade du récit, vous aurez remarqué que cela ne s’était pas tout à fait passé comme ça, mais je n’allais pas l’interrompre, d’une part, parce que je n’étais pas sur place, d’autre part, elle était si bien partie.
« Puis il l’a faite tomber par terre. Et Cerise lui a crié qu’elle le détestait et qu’elle cassait avec lui ! Tu te rends compte ? Alors, l’autre s’est encore plus énervé et a voulu la frapper encore quand le surveillant, tu sais le mignon qui est arrivé au début de l’année, est arrivé et c’est pas tout !
- Ca fait déjà beaucoup, non ?
- Elle s’est remise avec sa copine Diane !
- Tu fais bien d’en parler, justement, elles sont… »
A cette évocation de son nom, l’intéressée leva les yeux de son livre de SVT. Et ma sœur reprit, coupant notre mère :
« Je te rappelle qu’elle ne se parlait plus, parce que l’autre ne la trouvait pas assez cool. »
Vraiment ? J’adressais un sourire gêné à la grande brune.
« Elle est allée avec elle à la récré et elles ont mangé ensemble ! Après, le naturel est revenu au galop et Cerise est allée jusqu’au CDI pour emmerder sa pauvre victime alors qu’elle n’y fout jamais les pieds. Après, je l’ai plus revue mais elle devait zoner je ne sais où.
- C’est incroyable tout ça, mais elle ne m’en a rien dit.
- Elle a dû retourner glander dans sa chambre.
- Pas tout à fait, elle fait ses devoirs dans la salle à manger. Avec Diane.
- Elle a ramené Diane ici ? »
Quelques bruits de pas rapides plus tard et sa tête apparut au bord du mur pour en croire ses yeux elle-même. Diane lui fit coucou. Alice retourna toute penaude dans la cuisine.
Pour faire le bilan, j’avais admiré le côté épique de son récit, concis mais complet, des pauses au bon moment pour ménager ses effets et tenir le spectateur en haleine, quelques adaptations mineures mais qui ne trahissent pas le matériau de base. J’aimerais bien l’entendre déclamer :
Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port.
Je n’ai pas assez de mémoire pour faire du théâtre mais j’aurais adoré. Peut-être pourrais-je en tant que Cerise avec son cerveau jeune et malléable. Sur ses faits, Diane se leva en déclarant qu’il se faisait tard. Elle salua Maman et Alice qui s’étaient fait un thé et je la raccompagnai en lui disant :
« Je suis désolée de la façon dont Cerise t’a traitée. Elle devrait s’en mordre les doigts de t’avoir délaissée.
- Qu’est-ce que tu veux dire ? C’est toi, Cerise ! répondit-elle d’un air dubitatif.
- Oui, c’est vrai que c’est moi, j’ai encore tendance à l’oublier.
- A demain, dit-elle en se remettant une mèche en place.
- A demain… Mon amie. »