Pourquoi je n’avais jamais d’aspirine quand j’en avais besoin ? Les filles avaient parlé du cours de musique. Une chance de me détendre un peu. On parle souvent des vertus apaisantes de la musique. J’y suis hermétique à dire vrai. La musique n’est qu’une suite de sons, une onde faisant vibrer un organe et perçue par le cerveau. Et, justement, tant que le cerveau est occupé, il ne s’encombre pas d’autres choses. La musique prend du temps de cerveau. J’avais une bonne idée de ma situation à présent, même si je m’en serais bien passé. L’ignorance a des avantages à court terme, mais la connaissance me servira bien à un moment ou un autre, la seule question est de savoir comment.
En tout cas, croyez-le ou non, j’avais trouvé la salle toute seule comme une grande. Je n’en étais pas peu fière. Je me retrouvais enfin collègement autonome. Comme toute chose, ça parait compliqué au premier abord, mais une fois qu’on a compris la logique, ça marche tout seul. Je me retrouvais encore une fois la dernière arrivée, mais ni vous, ni moi n’en étions étonnés et, encore une fois, j’allais me faire remarquer en entrant, normal avec ma démarche, en plus.
J’adorais ce genre de salle. Quand il s’agit de salles consacrées à ce qu’on peut appeler avec dédain des matières "mineures" assurées dans le collège par un seul prof comme la musique, le dessin ou les secondes langues (Allemand, Espagnol, Latin), le professeur reste assigné au même endroit ce qui lui donne le privilège de pouvoir en jouir comme il le voulait, incluant la décoration (la même règle s’applique pour ceux qui sont les plus âgés, le privilège de l’âge ou le fait que ces pauvres vieux ne puissent plus se déplacer et qu’ils seraient inhumains de les faire bouger). C’était ce qu’il avait fait. En plus de son bureau, un vieux piano décharné était installé dans un coin, il lui manquait quelques pièces et ne semblait tenir debout que par miracle, je doutais qu’on puisse s’en servir sans qu’il s’effondre. Au fond, des casiers, des étiquettes indiquaient qu’ils contenaient divers petits instruments, flûtes et percussions comme des tambourins ou des maracas. Sur les murs, des posters, bien sûr, il y avait nos amis classieux comme Momo ou Beebee (Mozart ou Beethoven, mais je ne suis pas trop cérémonieux avec les potes), mais aussi, et ça, j’appréciais, d’autres plus contemporains comme les Beatles, Michael Jackson, Prince ou Souchon et Voulzy, des artistes à qui je consacrerais volontiers du temps de cerveau. Les autres filles ne l’appréciaient pas pour ces basses considérations artistiques mais purement amoureuses, il avait le look coco, avec sa mèche rebelle et sa barbiche juste assez entretenue pour paraître négligée sans l’être, mais, sans lui enlever son mérite esthétique, il ne devait pas avoir beaucoup de concurrence masculine dans le concours de Mister Collège, sûrement pas le prof de sport.
Cette fois-ci, je ne trouvais pas de place au premier rang, les filles de la classe ayant occupé ces sièges, même mes rebelles de copine s’étaient mises au troisième rang, ce qui est très proche pour qui ne veut pas passer pour un chouchou. Il débuta le cours en replissant vite fait la feuille de présence :
« Comme d’habitude, tout le monde est là, sauf Fauchet ? annonça-t-il avec un sourire de pub de dentifrice.
- Si, je suis là, répondis-je doucement, un peu vexée par cette inattention.
- Super ! Quelle joie de te retrouver, ma petite Cerise ! (nouveau sourire étincelant, avec la petite étoile qui brille). »
Je n’ajoutais rien. Je détestais tous mes profs officiellement. L’ambiance était un peu plus détendue, ce qui ne signifiait pas que je passais un bon moment pour autant surtout sur le premier tiers consacré à la subtile pratique de la flûte à bec. J’étais mal, n’ayant aucun souvenir de la façon de lire une portée musicale (à part le fait que le sol se trouve sur la ligne sur laquelle repose la clé de sol, mais le la est au-dessus ou en-dessous ? Elle ne pouvait pas faire comme je le faisais et écrire le nom des notes sur ses partitions ?). De plus, je ne me souvenais pas non plus de la position des doigts sur les trous de ma flûte (je sens qu’il y a une super blague interdite aux moins de 18 ans à faire sur cette phrase), 25 ans sans toucher cet instrument. Les blanches, les noires, je m’en souvenais encore et je me pris à penser, avec ironie et amertume, au scandale que certains crétins feraient sur le fait qu’une blanche vaut deux noires.
« Cerise, c’est le moment de jouer, pas de lire son cahier !
- M’sieur, elle doit avoir oublié comment souffler dans une flûte ! crut bon de préciser l’un de mes camarades qui voulaient faire un bon mot, l’hilarité des autres confirmait que les enfants avaient un humour très primitif à mi-chemin entre les blagues pipi-caca et les blagues de cul venant d’un début d’éveil à la sexualité encore empreintes d’une touchante candeur qu’ils cachaient sous des attitudes de maladroite maturité. »
Pour une énième fois, je refis le touchant refrain de la mémoire défaillante causée par ce terrible accident et ces longues semaines de coma, puis la guerre, la famine, l’orphelinat, manger ma propre mère pour survivre, sous un triste air de violon et avec un type qui saupoudre de la neige artificielle pour faire encore plus pitoyable mais vu l’inclination évidente de l’homme pour les jeunes filles, c’est passé comme une lettre à la Poste quand la Poste ne perd pas la dite lettre à cause d’une virgule mal placée ou d’un chiffre mal formé et, non, je ne profite pas de ce livre pour régler mes comptes.
« Si ta tête ne se souvient pas, le corps le fera peut-être. Allez, essaie si sol si sol si sol la… »
Aidée par les annotations dans le cahier, je jouais lentement ces quelques notes et obtins un semblant de mélodie.
Le second tiers était consacré au chant. L’ambiance se fit plus reposante, presque somnifère. Je dus reconnaître la modernité du professeur, loin des sempiternels La Bohème ou Le Temps des Cerises (A ne pas confondre avec Le Temps de Cerise qui est passionnant) façon l’école des fans des papis et des mamies (Alors, j’avais déjà évoqué cette émission il y a quelques temps, ce cirque moderne et télévisé dans lequel les parents jettent leur progéniture en pâture à Jacques Martin pour les filmer chantant mal devant des chanteurs médiocres, la version papis et mamies repose sur le même principe sauf que les candidats sortent de la maison de retraite et interprètent tout aussi mal des titres de chanteurs morts depuis longtemps avec une voix chevrotante donnant l’impression d’un vieux 45 tours rayé), il nous faisait travailler Le Nouveau Western de MC Solaar. Même les pires racailles qui dédaignaient le début du cours participaient de bon cœur et, vu que je connaissais la chanson, part de ma jeunesse, je me joignais à eux, mais pas trop fort dans un nouvel effort de ne pas trop dénoter dans le décor. La chanson était bonne, les paroles s’enchainaient bien, jeux de mots, références pertinentes (John Wayne, Otto Preminger), un aspect social (la sauvagerie de la société comparée à celle du Far West) et encore je ne suis pas spécialiste. Nous étions encore dans un âge d’or du rap quand on assimilait encore ses textes à ceux de pointures comme Brassens ou Gainsbourg. J’ai beaucoup de choses à en dire mais nous verrons cela plus tard.
L’arrivée prochaine des Boys Band modèrera fortement cet engouement pour la poésie du texte, malgré tout, je n’échangerais pas un baril de 2be3 pour trois barils d’un rappeur quelconque de mon époque. Il restait un quart d’heure environ quand nous finîmes. Le clou pour ceux qui avaient réussi à ne pas s’endormir jusqu’ici. Tout le monde se fit silencieux et discret.
« Alors, est-ce que quelqu’un a préparé une chanson ? »
Je me tassais aussi sur mon siège, n’ayant aucune envie de me donner en spectacle (d’accord, vous savez bien que j’allais m’y coller, sinon, je n’en aurais pas parlé, mais faites au moins semblant d’être surpris, mais un peu de patience, je sais ménager mes effets). Pour un préado, participer ainsi à un cours de son plein gré serait vu comme une preuve de collaboration envers l’ennemi (l’adulte) de la part de ses pairs et ruinerait sa réputation de rebelle pseudo-voyou alimenté par des artistes comme IAM, Oasis, Lenny Kravitz, le regretté Kurt Cobain (ma sœur en portait toujours le deuil) ou les beaux ténébreux de chez AB Production, ces pauvres techniciens de plateau catapultés stars du petit écran par le seul mérite de leur belle gueule et leurs cheveux longs et des films tels que Batman, Demolition Man, l’Etrange Noël de M. Jack ou Dracula exaltant l’attrait pour le dark et le gothique si terriblement cool.
En attendant, personne ne se désignait, ce qui obligea le professeur à consulter son registre :
« Qui n’est pas encore passé ? Tam ? »
La petite asiatique se raidit sur sa chaise. Elle se pencha pour prendre une cassette dans son sac et s’avança lentement vers l’échafaud le micro au-devant de la salle. Le professeur, tout en lui adressant un sourire lubrique (enfin, c’est l’impression qu’il donnait, je ne le sentais pas ce type, ce charmeur de pacotille qui ne pouvait s’empêcher de draguer tout ce qui était féminin, je laisse aux plus psychologues d’entre vous le soin de faire votre analyse), inséra la cassette dans le lecteur et au signal de la jeune fille appuya sur le bouton, une mélodie faite d’instruments exotiques en sortit et, les mains nerveusement nouées dans le dos, elle entonna une très mignonne et entêtante (j’ai encore l’air dans la tête aujourd’hui) chanson en Chinois (j’essayais constamment de ne pas véhiculer de clichés, aidez-moi) que tout le monde écoutait, surpris de ne pas avoir une chanson du top 50. Quand la musique s’arrêta, elle était écarlate de gêne (en plus, une chaleur étouffante régnait dans la pièce). Il y eut quelques timides applaudissements (ce qui, pour des collégiens coincés, équivalait à une standing ovation dans n’importe quelle salle de concert normale) et encore, il fallut que le beau blond avec son râtelier blanchi au Colgate les réclament. J’étais admirative de cette jolie voix teintée de cette juvénile douceur.
« Bravo, Tam, c’était magnifique ! Un 20 pour toi ! »
Un instant ! Un 20 gratos ? Comme ça ? La prestation était bonne, certes, mais pas parfaite. Elle avait eu un peu de mal sur les aigus et la voix a été vacillante à certains moments, je présumais fortement qu’elle s’était trompée dans les paroles. C’était pas mal, mais, objectivement, j’aurais mis une note autour de 12 ou 13.
« Cerise, il ne reste plus que toi ! »
La bonne blague ! A vrai dire, je n’étais qu’à moitié étonnée, en tant qu’héroïne, si je raconte un épisode, il faut bien qu’il soit centré sur moi, la vie des autres est si insignifiante. Les autres, surtout au dernier rang, ricanaient. Plus je connaissais les antécédents de Cerise, plus je comprenais. Demander à une "rebelle" telle que moi de chanter, l’autre moi aurait sans doute fait : « Vas-y, je chante pas, moi ! » et, d’ailleurs :
« C’est que je n’ai rien préparé… »
Une version plus soft pour refuser mais il ne voulait pas en démordre :
« Allons, tu es la seule à ne pas avoir chanté et le trimestre se finit, le conseil de classe est pour bientôt. »
Les fameux conseils de classe, j’avais oublié cela, ces tribunaux scolaires où se jouait le destin de chacun, où chacun recevait une appréciation de la part de l’assemblée des professeurs des félicitations pour les meilleurs à l’avertissement de travail pour les moins assidus. Le problème restait le même, je n’avais pas de chanson. Mais il insistait, le bougre.
« Tu peux choisir dans ton cahier. »
Rien ne m’inspirait entre Hugues Aufray et Jacques Brel (MC Solaar était une exception).
« Allez, tu connais bien une chanson ? »
Oui, j’en connaissais, mais comment ne pas être anachronique et quoi, surtout. Une chanson de rousse ? Vue ma réputation, je me demandais ce que cela donnerait si je leur offrais Sensualité d’Axelle Red (un de mes plaisirs coupables), ou mieux, je souriais intérieurement à leur tronche si je leur faisais entendre Je, je suis libertine, je suis une catin (la moitié d’entre eux ne doit pas savoir ce qu’est une catin, de toute façon).
« Alors ? Le cours va se finir. »
Si j’osais, je vais oser, peut-être que mon état faisait que je ne me rendais pas forcément compte de ce que je faisais. Je m’avançais à mon rythme vers le micro, il mit un tabouret à ma disposition pour ne pas que je reste debout.
« Je vais vous chanter un bon vieux rock, bien rétro… »
La voix peu assurée et prudente :
Deep down in Louisiana close to New Orleans
Way back up in the woods among the evergreens
There stood a log cabin made of earth and wood
Where lived a country boy named Johnny B. Goode
Who never ever learned to read or write so well
But he could play a guitar just like a-ringin' a bell
La confiance et l’audace prenaient le pas quand j’entonnais le refrain :
Go, go
Go Johnny, go, go, go
Go Johnny, go, go, go
Go Johnny, go, go, go
Go Johnny, go, go, go
Johnny B. Goode
Je m’éclatais finalement. Quand j’eus terminé, sur certains visages de l’assistance se reflétait surtout l’indignation. Quant aux autre, sachant qu’ils n’avaient rien compris, ben, ils ne réagissaient pas ou presque. L’un d’eux finit, plus par indécision, par applaudir, estimant que ce devait être une réaction appropriée face à ce spectacle auquel nul ne s’était attendu. Un total de, je crois, huit de mes condisciples se joignit à lui, ce qui, pour des collégiens coincés, équivalait à une standing ovation + les sièges brisés par les fans en délire + jets de petite culotte sur la scène. Plutôt encourageant pour une future carrière, mais le plus important était, qu’à ce moment précis, je n’étais plus la fille des plus folles rumeurs mais juste une fille qui aimait s’amuser comme eux. S’ils savaient à quel point, ils se trompaient ! Sans surprise, j’eus mon 20, objectivement mérité. Mais cette note ne signifiait rien pour moi, ce qui m’importait était l’amour de ce public qui cachait sa ferveur sous un pudique voile d’indifférence.
Ainsi, s’achevèrent ce cours et cette première journée de collège.