Celle qui voudrait arrêter d'en apprendre de belles

Par Bleumer

Après avoir encore perdu des points avec Karima (que je devrais laisser tranquille, mais ce n’était pas ma faute si je la retrouvais constamment dans mes pattes. De mauvaises langues diront que j’étais amoureuse et, comme je l’ai dit par le passé, je tombe facilement amoureux. Mais, cette fois-ci, je ne pensais pas que ce fut le cas (la meilleure raison étant que « pas les enfants »), je faisais un point d’honneur à ce qu’elle m’apprécie, une question d’orgueil et je me sentais agacée et vexée de ne pas y parvenir. Enfin, je voulais un ami dans ma classe, mâle ou femelle. Bastien ? A voir… Mais je en voulais pas provoquer de nouvelles rumeurs, vous savez bien, un garçon, une fille qui sont proches amènent rapidement les ragots).

Mon problème n’était toujours pas réglé, loin de là. Au contraire, j’en avais de plus en plus au fur et à mesure du temps. Mais, on ne pouvait pas tomber plus bas, n’est-ce pas ? (Vous connaissez la combine, il suffit de dire cela pour que d’autres ennuis vous arrivent dessus, ce qui promet un nouveau chapitre encore plein de rebondissements). Où devais-je aller à présent ? Je tentais un mouvement audacieux en guettant la sortie d’Alice. Il y a un accord tacite dans une fratrie se trouvant dans une même école selon lequel le petit ne doit pas adresser la parole au grand (il y a néanmoins une exception pour les jumeaux qui doivent toujours être ensemble probablement pour le côté dérangeant et un peu mystique qu’ils peuvent accentuer en s’habillant pareillement et en s’inventant un langage secret. Brrr…. J’ai des images de films d’horreur en tête, je vais arrêter d’en parler) afin que chacun fasse sa vie et ses propres expériences et que l’aîné ne se tape pas l’embarras d’avoir un petit collé à ses basques, parce que les petits, c’est la honte de leur parler, ces gamins n’ont pas la maturité de comprendre les problèmes des grands et ils nous emmerdent avec leurs trucs de petits et il faut qu’ils apprennent à se débrouiller tout seul ou en tout cas sans leur aîné qui a autre chose à faire comme parler de sujets de grands avec les autres grands, comme les garçons (pour les filles), le foot (pour les garçons) et pleins d’autres, pas que ceux-là, je vous jure.

J’allais devoir briser ce tabou. Elle sortit avec ses amis, un regard furtif me persuada qu’elle m’avait vue, mais comme précisé ci-dessus, elle me passa devant sans me parler.

« Pssst, Alice… L’interpelai-je »

Elle prétendit ne pas m’entendre, je répétais mon appel et l’un de ses amis lui dit :

« Ta petite sœur t’appelle. »

Là, elle ne put plus m’ignorer et laissa son groupe pour me voir :

« Je ne t’avais pas vue. »

Menteuse.

« Que me veux-tu ?

- Mon prof n’est pas là pour l’heure suivante, je ne sais pas quoi faire.

- Va en perm’, enfin ! Ne me dérange pas pour ça !

- Elle est où, la perm’ ?

- Tu déconnes ou quoi ?

- Réponds vite et ne prolongeons pas cette conversation que tu ne désires pas, s’il te plait, m’impatientai-je.

- Le couloir là-bas, deuxième porte, c’est marqué dessus, répondit-elle. »

Elle fit mine de partir mais me prit par le poignet :

« Qu’est-ce que t’as foutu avec Sylvain ?

- Qui ?

- L’autre con, ton copain, crétine ! Tu lui as pas sauté dans les bras comme tu fais d’habitude !

- Ses copains et lui m’ont foutu la main au cul, t’as pas vu ? C’est un sale con.

- Je le savais, qu’est-ce que tu crois ? Et puis, tu disais rien avant. J’ai toujours voulu te le dire mais tu voulais rien entendre, t’étais soulante !

- C’est pour ça que tu me faisais la gueule ?

- Pas seulement, je… »

Elle fut interrompue par la cloche de reprise et partit sans tarder. Moi, je pris la direction qu’elle m’avait indiquée (et pour ceux qui me diraient qu’on ne dit « Moi, je », sachez que, moi, je vous emmerde)

Et mon éditeur (que je salue, si il lit ce livre) me fait remarquer dans la régie que ce que je craignais le plus était arrivé : A force de mettre des parenthèses partout, je n’ai pas fini la phrase que j’avais commencée dans le tout premier paragraphe. Je n’ai, dans ce cas, qu’une seule chose à vous dire : Tant pis !

Grâce aux précieuses informations, pour une fois, je trouvais quelque chose toute seule dans ce foutu collège. Ce purgatoire éducatif regroupait pêle-mêle des classes sans professeur (comme nous), des demi-groupes de classe qui n’ont vraiment pas de bol (deux cas se présentent : le groupe linguistique : une moitié de classe a, par exemple, Espagnol et l’autre fait Allemand mais cette heure d’Allemand n’est pas en même temps ; deuxième cas, les TP en Physique ou chimie où le professeur doit avoir un groupe réduit pour être sûr que personne ne joue à la chaise électrique avec le matériel d’électricité ou que personne ne boive les flacons d’acide ou ne fasse cramer le bahut avec un bec Bunsen et les voyous en heure de colle).

Un surveillant blasé faisait entrer les malheureux qui allaient s’ennuyer pendant une heure sans grande cérémonie (« Allez, bougez-vous, les mioches… »). La salle était plus longue qu’une salle classique devant parfois accueillir plusieurs classes simultanément. En effet, des quatrièmes étaient déjà présents d’ailleurs. La 5ème A fût installée dans le fond et moi dans le coin, le fond du fond, pour être tranquille. Vous l’aurez deviné, il se passa quelque chose pendant cette heure, sinon, je ne me dérangerais à vous en parler. J’ai l’esprit pratique, je ne suis pas homme à vous faire perdre votre temps. Je ne vous obligerais jamais, par exemple, à me lire en train de faire des actions aussi triviales que manger ou aller aux toilettes.

Je voulais utiliser ce temps pour… Je ne savais pas en fait. Les quelques devoirs proposés par les profs de Français et de maths seraient bouclés en un rien de temps. Que je détestais ces moments où je me sentais bloquée, condamnée à m’ennuyer. Mais, le hasard en décida autrement. Alors que je sortais mon cahier et mon livre de mathématiques pour faire les deux exercices imposés, je ne remarquai pas que je me faisais encercler, comme par des raptors dans les hautes herbes.

Trois filles avaient pris les trois bureaux m’entourant et me fixaient avec une insistance plutôt dérangeante.

« Salut ! fit la première.

- Ca va ? continua la seconde.

- Tu n’es pas venue nous parler ! poursuivit la troisième.

- C’est parce qu’elle a perdu la mémoire, reprit la première d’un air intelligent.

- Mon père a vu ça dans le journal.

- Alors, tu ne te souviens pas de nous ?

-Tu as donc oublié que nous sommes tes meilleures amies.

- Les meilleures des meilleures! 

- Les meilleures des meilleures des …

-Je pense qu’elle a compris.

-Tu crois ?

- C’est pas évident pourtant.»

Oh ! La vache ! J’avais la sérieuse impression que j’aurais rapidement besoin d’une aspirine. Elles me donnaient le tournis en enchaînant leurs phrases sans interruption. Le surveillant leva le nez de son livre pour réclamer mollement le silence. J’en profitai pour essayer de reprendre un peu de contrôle sur cette caricature de conversation. Lors du déjeuner, Diane les avait mentionnées. J’énumérais en les observant :

« Clarisse, Shirley et Hanane, c’est ça ? hasardai-je

- Vous voyez qu’elle se souvient !

- Alors, c’est une autre manière de se moquer de tout le monde !

- Du génie !

- Non, non ! tentai-je de me défendre. C’est la vérité !

- Tu dois bien t’amuser…

- Mais tu aurais dû nous en parler.

- Tu ne nous fais pas confiance ?

- Non, non, c’est pas ça, assurai-je, débordée. »

Elles rigolèrent, nécessitant une nouvelle intervention inutile du surveillant dont elles n’eurent cure.

« Tu as été formidable avec la vieille et cette bouffonne de Karima !

- On avait bien essayé de la mettre en retard en cours pour qu’elle se fasse punir, mais elle arrivait toujours à nous échapper, cette emmerdeuse !

- Ouais, grâce à toi, elle va se prendre des heures de colle.

- Mais pour quoi faire ? demandai-je, pleine d’incertitude.

- Ca lui fera du bien de se dévergonder un peu. 

- Elle est beaucoup trop coincée !

- C’est pour son bien ! »

Elles parlaient toutes à la suite, enchaînant leurs répliques, comme un spectacle bien réglé.  Je me retrouvais face à un esprit unique divisé en trois corps, une hydre tricéphale animée d’une même âme. Elles me fatiguaient.

« Mais je comprends pas ce que tu as fabriqué avec Sylvain !

- Ouais, t’as pété les plombs ! Il est tellement mignon !

- Tu as même frappé William !

- Tu veux dire celui qui m’a mis la main aux fesses ? fis-je l’erreur de m’intéresser à ce qu’elles disaient.

- Oui, ben, c’est pas si grave !

- T’en as vu d’autres, c’est pas la première fois et tu disais rien.

- Et puis, il parait que tu as déjà couché avec ton copain et que tu es enceinte, t’en es pas à ça près.

- COMMENT ? »

Bon sang, la rumeur avait fait son petit bonhomme de chemin, je ne m’en rendais compte que maintenant. La larve derrière le bureau marmonna une nouvelle incitation au calme.

« C’est complètement faux ! Et je suis beaucoup trop jeune pour être… Enfin, vous voyez… 

- T’inquiète, on s’en fout.

- On sait bien que si tu es allée à l’hôpital, c’est parce que tu ne pouvais pas le garder.

- C’est bien ce qu’on a dit à tout le monde.

- MAIS, JE N’ETAIS PAS… enceinte, achevai-je à voix basse car je n’allais certainement pas hurler ça dans toute la salle. Bordel, j’ai eu un accident juste devant le collège. Comment vous avez pu rater ça ?

- Je vous l’avais bien dit !

- C’était donc ça…

-Merde, on fait comment alors ?

- C’est un peu tard, non ?

- C’est toi qui avais parlé d’avortement.

- Tu avais dit que l’accident de voiture, c’était pas assez spectaculaire.

-J’avais voté pour l’accident, moi…

- On fait quoi alors ?

- On s’est bien plantées.

- Moi je m’étais pas plantée…

-La ferme !

- Mais, et Cerise ? On l’a mise dans la merde.

- Attendez, vous avez répandu cette rumeur sans même savoir si elle était vraie… Vous y avez cru ?

- Non !

- Peut-être !

- Oui ! »

Elle se dévisagèrent étrangement, étonnées de ne pas être d’accord, pour une fois, ça ne dura pas longtemps.

« Faut qu’on fasse quelque chose pour elle.

- On n’a qu’à lancer une autre rumeur.

- Mais les rumeurs, c’est pour les mensonges, et là, ce serait pour la vérité.

- Faut qu’on trouve un autre nom, l’inverse de rumeur, c’est ruemur.

-Vous avez remarqué, c’est presque pareil qu’à l’endroit.

- Ouais, c’est marrant. Mais, Cerise, elle en penserait quoi ? »

Pour répondre à votre question, j’étais toujours là, mais j’avais décroché depuis un bout de temps. Pour résumer, si tout le monde pensait que j’avais été à l’hôpital parce que j’étais enceinte, c’était à cause d’elles. En tout cas, elles étaient parties loin, loin… Dans un monde à elles où je n’avais pas ma place, vous ne pouvez pas l’entendre, mais elles continuaient de parler pendant cette narration et je craignais de m’y replonger, de peur de voir où elles étaient rendues. Je me demandais si l’autre Cerise aurait participé à leurs divagations, complétant cet absurde triumvirat. Je reprenais ma respiration et je replongeais.

«  Mais, je plains le pauvre William, elle y est allée fort.

- Ouais, il est relou, ce gros lard !

- Il me plait, à moi…

- T’as des goûts de chiotte !

- Il y a bien mieux !

- Tu t’es vue ? Toi qui baves sur Aziz !

- C’est pas pareil ! Mais, toi, Cerise, si tu veux plus être avec Sylvain. Ce qu’on ne comprendrait pas. Avec qui tu veux sortir ?

- Il est super mignon !

- Il a un scooter.

- That don’t impress me much ! He got a scooter but doesn’t have the touch...

- Quoi?

- Ca va être dur de la fréquenter si elle est devenue intelligente.

- Elle sera beaucoup moins populaire.

- Ecoutez les filles ! C’est notre amie, on doit faire quelque chose pour elle.

- Si elle n’est plus avec Sylvain, vous croyez que j’ai une chance.

- Non, il y a la grande asperge monstrueuse ! Il voulait sortir avec elle avant Cerise.

- Attendez, interrompis-je. Vous parlez de ma copine Diane ?

- On ne connait pas son nom.

-On ne s’embarrasse pas d’informations inutiles comme tu le vois.

- Mais si elle se met avec Sylvain, ça doit valoir le coup de s’y intéresser.

- Elle n’est pas bonne en classe, au moins ?

- Pas trop… Juste assez, sans plus.

- Mais tu as vu ses fringues ? »

La cloche sonna me libérant de cette migraine. Je pensais pouvoir me débarrasser de ces…

« Déjà l’heure ? Le temps passe vite quand on a de vraies conversations.

- On a musique, maintenant ?

- Chic, on va pouvoir continuer à discuter !

- Et le prof est mignon.

- On y va, alors ?

- Oui, et on emmène notre copine Cerise ! »

Joignant le geste à la parole, deux d’entre elles me prirent un bras pour m’accompagner.

« Ma béquille !

- Pour quoi faire ?

-Pour m’aider à marcher !

- Pour quoi faire ?

- Ma jambe est blessée depuis mon accident !

- Pour quoi faire ?

-Pardon ?

-Je la prends !

- Non, tu lui tiens un bras, je vais le faire !

- Mais tu lui tiens l’autre bras.

- Je vais le faire, conclus-je.»

Elles ne m’accompagnèrent pas très longtemps, car peu de temps après avoir franchi la porte. Elles lâchèrent tout pour aller discuter avec un autre garçon, m’abandonnant pour me laisser faire le trajet seule, tellement abasourdie que j’avais oublié de m’énerver contre elles.

Admettez que réussir à atteindre un tel niveau de moutonnerie avant l’avènement des réseaux sociaux est un exploit. Pour régler le problème, je devrais essayer de répandre une rumeur encore plus grosse, quelque chose d’aussi scandaleux qu’invraisemblable, avec un titre de journal à sensation, un titre plus intéressant que le sujet en lui-même : Patrick Bruel confronté à une terrible perte ! (Il a perdu les clés de son appart’, il a du retourner les chercher à son studio d’enregistrement) ou Mimie Mathy face à la mort  (l’article nous apprend qu’elle a perdu sa grand-mère il y a 15 ans).

Essayons : Les trois cruches de 5eA sonnent creux (pas assez explicite) ou Sylvain est un con (trop explicite) ou La vérité sur la grossesse de Cerise (alors, il se dirait dans les milieux autorisés qu’éventuellement, ce ne serait pas une grossesse mais une tumeur. Je vais peut-être un peu trop loin, mais au lieu d’inspirer le dégoût, j’inspirerais la pitié).

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