Revenons un tout petit peu en arrière, même si je n’aime pas cela. Nous allons nous retrouver le dimanche précédent l’entretien entre Maman et la prof de maths. Je préfère vous prévenir que ce chapitre n’apporte rien du tout, il est juste un moyen de vous distraire et de mieux me connaître. Vous pouvez donc le passer si vous le voulez, mais vous ne savez pas ce que vous allez rater.
Alors que j’étais étendue sur mon lit en ce jour, je m’ennuyais. Ce problème survient même aux meilleurs. Les manuels d’éducation font l’apologie de l’ennui, ils ne se rendent pas compte du mal qu’ils font aux enfants, la première chose que veut faire un enfant qui s’ennuie est de cesser de s’ennuyer.
En tout cas, tout le monde vaquait à ses occupations (sauf moi qui n’en avais pas). Je ne dis pas que chacun révolutionnait le monde, mais eux, au moins ne s’ennuyait pas. Mes parents étaient en bas devant la télé. Maman lisait avec le poste allumé sur la 2, elle suivait distraitement Jacques Martin, présentant Le Monde est à vous, qui posait des questions à trois candidats pour faire gagner au meilleur le voyage de son choix et aux autres un abonnement à Télé Star, finissant en poussant la chansonnette à l’occasion. Je savais qu’elle aurait rêvé d’y participer, elle aurait eu le niveau (moi aussi). Papa était avec elle. Il en profitait pour fumer tout son content. Au début, je les accompagnais mais je préférais éviter l’odeur du tabac. Autant elle me répugnait, autant le nez de Cerise semblait l’apprécier. Pour sa propre désintoxication et ne me sentant pas le droit d’interdire au maître de maison son petit plaisir, j’avais opté pour cet isolement volontaire (je redescendais en fin d’après-midi pour un petit moment familial). Alice avait le droit de sortir, donc elle passait ses dimanches chez ses amies (ou elles venaient chez nous, ce qui me permettait de profiter de leur conversation). Le chat complotait, comme à son habitude. Maman attendait, en fait, L’Ecole des Fans, qu’elle trouvait si mignon avec ses enfants qui chantaient mal et qui, au choix, dévoilaient innocemment des secrets de famille intimes ou disaient à l’animateur qu’il était moche, vieux et puant, sous vos applaudissements. Je pense qu’elle aurait rêvé que j’y participe, mais à 12 ans, c’était heureusement pour moi trop tard.
Que ferait Cerise un jour d’ennui ? Sans moyen de savoir, j’allais devoir improviser. Et si je profitais de mes connaissances du futur pour devenir célèbre ? Comme je travaillais, travaillerai dans un magasin culturel, j’avais une bonne idée des tendances populaires en matière de musique ou littérature. J’avais, il me semblait, un certain talent pour la chanson, essayons d’en faire carrière. Alors qu’est-ce qui marchera en matière de musique à mon époque ? Le rap ! Merde !
Je déteste le rap. Enumérons avec méthode les raisons de cette haine. Cela nous occupera.
D’abord, les rappeurs. Honneur, ou plutôt, déshonneur aux hommes. Nous avons deux races de rappeurs : le riche et le pauvre.
Avant de voir leurs différences, attardons-nous sur leurs quelques points communs.
Premièrement, la lopesa. Ce terme générique désigne toute créature de sexe féminin dans l’entourage du rappeur qu’elle soit sainte ou aux mœurs plus libérées (excepté sa sœur car « Tu parles pas comme ça de ma sœur ! »). La lopesa du rappeur riche se caractérise par une poitrine et un fessier particulièrement proéminents. Court vêtue, elle se fait régulièrement fouetter avec des billets de banque et se frotte souvent contre le rappeur avec une complète indifférence de celui-ci. La lopesa du rappeur pauvre s’habille comme elle veut (de toute façon, c’est qu’une lopesa), elle finit régulièrement dans la cave d’où elle ne ressort pas toujours (c’est pas grave, de toute façon, c’était qu’un lopesa). Notez que, malgré le peu de considération que ces deux femmes auront en commun, la lopesa du riche semblera bien plus satisfaite de son sort que son ingrate contrepartie pauvre. Notez encore que la dignité de ces personnes intéresse bien peu les associations de défense des droits de la femme qui sont bien trop occupées à défiler sur les Champs-Elysées pour pouvoir déjeuner chez Maxim’s une fois leur devoir social accompli plutôt que manifester seins nus en banlieue où se trouvent des gens qui auraient vraiment besoin de leur lutte.
Second point commun : leur chorégraphie (oui, au singulier, ce n’est pas une erreur) qui se décompose en quelques sophistiqués mouvements que nous allons détailler de suite.
Petit un) Pour bien comprendre ce mouvement, vous aurez besoin de votre neveu en Petite Section de maternelle. Chantez-lui "Tourne, tourne, petit moulin", réflexe pavlovien, le bambin fera tourner ses mimines l’une autour de l’autre pour mimer ledit moulin. Le premier geste de la chorégraphie du rappeur est très similaire, exception faite de la position des doigts : L’auriculaire et l’annulaire sont repliés, le majeur, l’index et le pouce sont tendus tel un repère cartésien orthonormé à trois axes (bien que je doute qu’ils en soient conscients). Il fait ensuite tourner ses mains façon petit moulin et voici le premier mouvement.
Petit deux) A intervalle irrégulier, le rappeur ouvrira ses bras et balancera violemment sa tête en avant. L’utilité de ce mouvement est encore en discussion chez les anthropologues : rituel social, moyen d’assurer sa domination sur d’autres mâles, fonction religieuse, funéraire ou moyen d’observer la course des étoiles, le mystère reste entier.
Petit trois) Les pieds. De petits pas répétitifs en un espace réduit (comptez un cercle d’environ un mètre de diamètre), un peu comme lorsque vous êtes pris d’une forte envie d’uriner.
Voici donc pour résumer le secret d’une chorégraphie de rap réussie : le petit moulin, le coup de boule, le pipi.
Passons à présent aux différences entre les deux individus. Si l’un et l’autre sont véhiculés, ledit véhicule est bien différent. Le riche va apprécier les grosses cylindrées : de grosses voitures blanches, décapotable pour transporte ses potes et sa lopesa. Il roulera à tombeau ouvert sur de larges pistes d’aérodromes privatisées pour lui. Le pauvre a un scooter qui n’est souvent pas le sien (le propriétaire le recherche d’ailleurs activement, si vous avez des informations…). Il roule à tombeau ouvert dans les rues de sa cité sans casque en faisant beaucoup de bruit. Il transporte un seul pote (sans casque aussi) et surtout pas de lopesa (parce qu’ « elle touche pas à ma bécane ! »). Notez que si le rappeur pauvre se blesse en scooter (lui ou quelqu’un d’autre), on dit que c’est la faute à la police (même si la police n’était pas présente) (l’incident amènera ensuite des événements nationaux qu’on appellera émeute).
Sur le plan vestimentaire, nous partirons sur une base commune : lunettes noires, survêtement, baskets. Le riche aura des habits et chaussures de marque, blancs. Le pauvre préfèrera des couleurs criardes et des lunettes en plastique.
Le pauvre ne sait pas compter, il affirmera faire des millions de vues sur les réseaux sociaux (selon les manifestants, 15 selon la police). Très ambitieux, il sera qualifié d’artiste le plus doué de sa génération, quel qu’il soit.
La principale et ultime différence vient des revendications sociales. Le pauvre s’insurgera publiquement contre tous les clichés de banlieues véhiculés par les médias comme les trafics de drogue, les rodéos urbains, l’utilisation d’armes à feu, la destruction de son environnement mais, étrangement, il mettra en scène tous ces éléments avec fierté dans ses clips. Le rappeur pauvre est paradoxal, ce qui en fait un sujet d’étude privilégié pour tous les chercheurs sociaux.
Passons à présent à la rappeuse. Comme son nom l’indique, la rappeuse est la femelle du rappeur (ou, pour ne pas vexer, nous pourrons dire que le rappeur est le mâle de la rappeuse). Il n’y a qu’un seul archétype de rappeuse : la princesse. Pas forcément celle à laquelle vous vous attendriez. Pas la princesse façon Disney qui chante, danse, est naïve et parle avec les animaux, non, non, non ! Pensez plutôt à la pseudo-bourgeoise nouvelle riche de fin d’enterrement de vie de jeune fille. Elle est complètement débraillée, elle pue l’alcool et le vomi, elle titube dans les rues avec sa couronne en plastique de travers et invective les passants qui la regardent parler et rire trop fort en leur hurlant : « Chuis une princesse, connard ! » (ce qui explique bien pourquoi les enterrements de vie de jeune fille se font sans le futur mari, car ils finiraient assurément par un divorce pré-mariage). En ce qui concerne son habillement, la rappeuse se rapproche de son homologue masculin riche : elle est d’une apparente pureté et il y a une excellente raison à cela, son oisiveté éternelle. Dans chacun des clips de la rappeuse, si elle est amenée à effectuer une quelconque tâche exigeant l’utilisation de ses mains, celle-ci sera invariablement déléguée à l’homme le plus proche ce qui est une preuve incontestable de la force et de l’indépendance de la gent féminine qu’elles ne manquent pas de prôner (notez que la malheureuse n’a pas le choix, vu que la rappeuse est toujours dotée d’ongles d’une longueur que nous pouvons aisément qualifier de ridicule et qui ferait pâlir d’envie le plus célèbre des X-Men) (notez de plus que la longueur de ces ongles permet à la rappeuse de se curer le nez et de se gratter le cervelet d’un seul geste, ce qui représente une économie d’effort non négligeable).
La rappeuse est malheureuse en amour. Dans chacune de ses compositions, la pauvre enfant se plaindra de l’infidélité de son compagnon (notez que certains pourraient dire que je suis moi-même malheureuse en amour et, donc, que la carrière de rappeuse serait idéale pour moi, je vous rappelle que c’est moi qui ai largué cet abruti et j’en suis ravie). Vous noterez (si cela fait trop de notes pour vous, je vous laisse une seconde pour prendre une autre feuille) que si elle se fait larguer voire tromper si souvent, elle devrait peut-être se remettre en question elle-même, mais la remise en question est une capacité aujourd’hui perdue de l’être humain. Néanmoins, elle appellera toujours à la vengeance à l’égard de ceux qui l’auront soi-disant offensée soit à grand renfort de Bang-Bang soit en faisant intervenir sa nombreuse fratrie et leurs connexions. Elle accompagne ses textes de gestes mimant la décapitation laissant présager du sort qui attend l’infidèle et son éventuelle maîtresse qui ne doit pas espérer échapper au courroux de la rappeuse (notez que cela m’amène à me questionner sur le caractère intrinsèquement pacifique que l’on accorde traditionnellement aux femmes). La rappeuse, enfin, se distingue par l’extraordinaire insolence à l’égard du monde adulte, elle qui est une éternelle adolescente immature, dégageant la moindre remarque d’un désinvolte "Je m’en bats les couilles !" (expression étonnante au premier abord, étant donné que, d’après certaines analyses, elle serait dépourvue de ce genre d’organe bien que, de nos jours, on ne peut jurer de rien)(Erratum : on me signale dans l’oreillette que ce dernier point n’est pas spécifique à la rappeuse, il semblerait que la quasi-totalité de l’humanité préfèrera se vautrer dans l’erreur et l’ignorance que de recevoir le moindre conseil ou remarque, comme si le fait d’admettre avoir tort ou de changer d’avis même un peu représente un honteux avis d’échec ou un renoncement insupportable à vivre).
Nous achèverons notre passionnant exposé sur le rap par un dernier point non négligeable : le duo.
D’abord, le duo en rap est appelé un feat. Aucune idée de la raison. Parfois donc, le rappeur et la rappeuse se rapprochent, non pour s’accoupler (Dieu merci, qui sait quel engeance sortirait d’une telle union) mais pour faire un feat (un duo, quoi). Notez (courage, c’est bientôt fini) qu’à l’occasion, la rappeuse sera promue en tant que sœur, car un rappeur n’irait jamais faire un feat (un duo, quoi) avec une lopesa (voir définition plus haut). Les deux pondront alors un texte mièvre et convenu sur la misère du monde, aux antipodes de leurs registres habituels dans un clip tout en sobriété (Pont-Neuf de Paris privatisé, tournage nocturne, elle se parera de sa plus belle robe à paillettes au décolleté plongeant et lui de son magnifique manteau de fourrure en poils de couilles de gorille albinos).
Donc, je ne veux pas faire de rap.
La seconde option serait la littérature, mais vous connaissez ma modestie, j’ai si peu de talent pour l’écriture, n’est-ce pas ?
Mais que cela ne nous empêche pas d’explorer les options qui s’ouvrent à nous.
Quels sont les thèmes les plus populaires ? Je dirais sans hésiter la Seconde Guerre Mondiale. Quoi de plus facile en tire-larmes paresseux ? Pareil pour le titre, il suffit de prendre n’importe quoi et de lui accoler "Hitler" ou "Auschwitz" : La couturière d’Hitler, Le dentiste d’Auschwitz, Le boucher-charcutier d’Hitler, L’astronaute d’Auschwitz ou un truc comme ça (personnellement, je tenterais des titres plus originaux comme On s’amuse et on boit frais à Dachau ou Mon curé chez les Nazis). Et mettez une petite fille dans le bouquin et le succès est assuré. N’oubliez surtout pas la mention Inspiré d’une histoire vraie sur la couverture, d’autant plus si ce n’est pas vrai justement. Je serais bien emmerdé à en finir, vu que je ne suis jamais arrivé au bout d’un livre de ce genre, donc je ne sais pas si je dois faire mourir le personnage ou pas à la fin pour être le plus émouvant.
Deuxième option, ce qu’on appelle le Feel Good Book, appellation rejetée par les auteurs eux-même, la trouvant trop caricaturale. La recette est plus élaborée mais bien rodée : Prenez une quadragénaire, de préférence avec un prénom de fruit (je sais ce que vous allez dire, mais moi, je ne l’ai pas fait exprès, c’est la faute de mes parents), elle est comptable, épanouie dans sa vie, elle est fraîche, l’œil vif, le cuissot charnu, épilée de frais, un beau mari, deux charmants enfants, un garçon et une fille, adorables, blonds et qui se lavent toujours les mains avant d’aller manger, et un petit chien nommé Happy. Laissez-la mariner un petit bout de temps puis rajoutez, d’un coup, une crise de la quarantaine (ou un burn out, je vous laisse le soin de l’assaisonnement), un vide existentiel. Faites-lui faire une fugue, emballée dans une vieille 4L ou un van rouillé décoré de fleurs, emprunté à un voisin hippie un peu déjanté. Il est également important pour apporter un peu de péripétie de lui adjoindre une vieille originale avec Alzheimer et un ado timide autiste Asperger. Emmenez tout ce beau monde en road trip spirituel autour d’obscures communes rurales françaises ou, si vous avez le budget, dans les montagnes du Népal afin qu’ils trouvent un sens à leur vie. Ne les faites pas revenir à la fin. Vous pouvez en préparer plusieurs à la fois et les réserver pour en resservir à volonté en fonction de vos besoins.
Troisième possibilité : La romance moderne. Vous qui avez l’air d’aimer la cuisine indigeste, je vais me contenter de vous donner les ingrédients, vous en ferez ce que vous voudrez : prenez une poulette, une belle poulette bien blanche, bien lisse, sans tâche, sans relief qui vient d’un milieu élevée dans lequel elle aura vécu à l’écart de toutes complications. Mettez-la à l’université (pas mal pour une poule) où elle rencontrera un coq. Un coq un peu miteux, tout de même, grand, fort et d’une beauté mystérieuse. Il sera tatoué et aura la réputation d’être associable, voire dangereux, on dit même qu’il aurait tué quelqu’un. Mettez-les ensemble dans la casserole avec un membre turgescent et une opulente poitrine, faites chauffer avec la chaleur qui couve leurs hormones, saupoudrez avec un titre en Anglais et vous avez de quoi satisfaire toutes les jeunes filles du pays de l’étudiante coincée à l’ado de 12 ans qui ne devrait jamais goûter à ce plat. Pour les personnes plus âgées, adaptez juste le titre avec quelque chose du genre : Dans les bras de mon ennemi, La tentation du playboy, Le chantage d’un patron ou pour celles qui aiment la cuisine exotique : Sous l’emprise du Cheik, Soumise au Highlander ou Prisonnière du Viking.
Ma dernière idée, la plus ambitieuse, originale (pour l’instant). J’ai eu l’idée dans un train, enfin, c’est ce que je dirais quand je serai devenue célèbre. Un petit garçon, 11 ans, il apprend d’un coup qu’il est un sorcier et part étudier dans une école de magie. Comme acolytes, je lui mettrai une fille agaçante façon première de la classe, une fille quelconque mais super mignonne si elle y met du sien, et un garçon roux insignifiant façon… roux, on verra plus tard pour celui-là. Ils vont combattre d’histoire en histoire (je compte faire plusieurs volumes, sept pour être précis, sept est un chiffre un peu mystique, ça rentre dans la thématique magie) un sorcier maléfique (on apprendra plus tard qu’il a tué les parents du héros). Je sens que je tiens une bonne idée… Faut que je me dépêche, quelqu’un pourrait me la piquer, je me méfie particulièrement des Anglais, surtout des Anglaises.
Ayant enfin trouvé un sens à ce jour morne, je m’installai à mon bureau et attrapai ma plus belle plume (un Bic bleu mâchouillé). Il faut trouver un nom à ce personnage. Un prénom court, pas plus de deux syllabes, un peu désuet pour le côté magicien. Pour le côté traditionnel, l’école pourrait se trouver dans un château, je notai pour plus tard. Le nom, donc. Amilcar ? Théodore ? Il se ferait appeler Théo par ses copains, bof… Henri ? Mmmm, pourquoi pas… Arthur ? On se rapproche. Mais j’aimerais bien l’importer à l’étranger, il faudrait un prénom plus international. Henri, Arthur… Harry ? Ouais, pas mal ça. Un nom de famille, plus dur, il fallait rester dans l’Anglo-saxon. Smith ? Wilson ? Carter ? Plus cliché que ça, tu meurs. Je me distrayais de cette recherche en tripotant mon pot à crayon. Un pot… Harry Pott. Ca sonnait bien, mais je n’étais pas entièrement satisfaite. Pott, Potts, Potty, Potte…
« A table, hurla ma mère de l’étage du dessous. »
Enfin ! Quoi ? Déjà 19h15 ? Le temps passe si vite quand on s’ennuie ! Je lâchai mon stylo pour y aller. De toute façon, ça n’aurait jamais marché…