Rebonjour, à discuter, il commençait vraiment à faire faim et la file n’avançait pas ou trop peu. Continuons de parler de Karima alors et vous ne pouvez pas me dire qu’il ne faut pas parler des absents, elle se trouvait juste en face de moi bien qu’elle faisait semblant de ne pas me voir. J’avais abordé le sujet de son isolement du fait de son intelligence de la part de ses pairs (sauf ses pairs intellos qui forment une communauté soudée bien que très réduite), j’avais perçu une certaine pression familiale et des aptitudes physiques laissant grandement à désirer (malgré ses cheveux encore humides de sueur, signe indéniable qu’elle avait pourtant essayé de s’investir et, pour cela, je l’admirais. J’aurais depuis longtemps renoncé à faire le moindre effort en EPS, ne me trouvant aucun talent, mais je n’avais pas son courage. Elle me plaisait. Et il ne fallait pas, qu’avais-je à tomber amoureux de toutes les filles mineures que je croisais ? Il était sûr que, à considérer mon nouvel âge, j’étais amené à fréquenter plus d’enfants que d’adultes mais je ne pouvais m’empêcher de trouver cela malsain, plus que si je m’intéressais aux femmes adultes ? Ma vie sentimentale déjà bien chaotique n’allait pas s’arranger. Autre point, nous étions dans un roman ou dans un rêve, peut-être, donc bien sûr que tout le monde était magnifique).
Le bout de l’escalier commençait à se faire voir, il débouchait sur une étroite porte, véritable goulet d’étranglement. Plusieurs minutes, il me fallut m’y faxer douloureusement, la foule affamée n’ayant aucune considération pour la pauvre estropiée que j’étais et je ne manquais pas de vociférer : « Je suis handicapée, merde ! » Là, tel Moïse écartant les flots, un surveillant me fit passer, provoquant dans son sillon un torrent de contestation.
« Il me faut un ticket pour que tu puisses manger. »
Un ticket ? Quel ticket ? On m’avait parlé de ticket, ce matin, inutile de relire le chapitre correspondant, je ne me pense pas l’avoir mentionné. C’était Maman, elle m’a dit me les avoir mis. Où ? Prise de panique, je fouillais mes poches une par une, plusieurs fois, je passais mon bras dans le dos pour essayer en vain d’atteindre la poche de mon sac, je dus me résoudre à le poser pour pouvoir retrouver le précieux sésame vers la bombance. Derrière moi, une nouvelle vague de protestation. Ça va, je m’excuse ! Je remis mon sac avec difficulté. Rien. Le surveillant s’impatientait. Je refis l’inventaire de mes poches personnelles. Les poches de pantalon, les deux côtés, les poches arrière, même la petite poche gousset, trop petite pour accueillir quoi que ce soit. Ceux coincés au niveau de la porte commençaient à agoniser. Je m’excuse, j’ai dit ! Poches de blouson, toujours rien. C’est bon, derrière, ne m’obligez pas à redire que je suis handicapée ! Ah ! Les poches intérieures, je retrouvais enfin le précieux carnet. Pourquoi ce qu’on cherche se trouve toujours au dernier endroit possible ?
Je le tendis et il le prit juste avant que le tsunami d’élèves ne me submerge. Je n’étais pas encore au bout de mes peines. Pourquoi chaque geste du quotidien devait-il être une épreuve ? Il me fallait trimballer mon plateau avec ses couverts à une main pour continuer de bénéficier de l’appui de ma béquille et ma poigne n’était pas très assurée. La cantine était un self, pas besoin de vous faire un dessin, le concept n’a pas évolué jusqu’à aujourd’hui : on pose le plateau sur des barres en métal et en route pour un parcours gastronomique dans le monde merveilleux de la cuisine scolaire, je me marrais en m’imaginant les assiettes danser en chantant It’s a small small world.
Assez joué, je fis glisser mon plateau, attrapai une assiette avec deux tranches de saucisson , un mini beurre et une feuille de salade, un peu plus loin, un bol avec ce que j’espérais être une crème vanille ou pistache (j’avais l’impression qu’elle tirait sur le vert), pour le plat, j’optais pour une pièce de viande filandreuse et cartilagineuse et une purée dont la couleur et la texture rappelait celle du dessert mais en chaud.
Et nous voici au terme du voyage, il s’agissait à présent de faire glisser le plateau encore un peu, de le soulever et porter à une main vers le réfectoire voisin et… et je n’y arrivais pas. Je me retrouvais aussi embarrassée que furieuse … contre moi. Furieuse de constater ma faiblesse alors qu’en temps normal, je vous aurais porté ce plateau sans problème, était-ce parce que j’avais rajeuni ? Parce que j’étais une fille ? Handicapée ? Merde, je ne veux pas jouer à la femme forte et indépendante, on a toujours besoin de quelqu’un à un moment ou à un autre mais pas pour porter un plateau, surtout si j’avais à le faire tous les jours. Me voyant galérer et surtout, je pensais, pour éviter que je ne bloque la file trop longtemps, la cantinière demandé à l’élève près de moi (Karima, pas de chance, nos destins semblaient liés) de m’aider. Elle répondit "Non" et partit. Ça, c’était fait. Les deux ou trois garçons suivants lui promirent de revenir m’aider une fois leur plateau déposé mais aucun ne revint. La preuve que si on est mauvais, il n’y a personne pour vous aider en cas de besoin (c’était un message de l’AGPMCPGEM, l’Association des Gentils Pas Méchants, C’est Pas Gentil d’Etre Méchant). Et la galanterie, bordel ? Ce privilège féminin qui est censé nous prémunir d’avoir à ouvrir une porte, à se fatiguer à enlever son manteau, à reculer sa chaise pour s’asseoir ou à payer l’addition (ces pratiques se perdent de plus en plus, non du fait des hommes étrangement, mais d’une certaine caste de femmes qui se refusent à recevoir quoi que ce soit des mâles sous prétexte que la galanterie est une manifestation d’un honteux patriarcat. Pendant que j’y suis, camarades masculins, méfiez-vous des compliments, de nos jours, dire à la mauvaise femme qu’elle est jolie ou que vous aimez sa robe et vous risquez le procès pour harcèlement sexuel (pour être plus précis, vous le risquez si vous êtes Jean-Luc, le boutonneux de la compta, beaucoup moins si vous êtes Brandon, le très musclé coach de la salle de sport)). A la fin, l’adulte usa de son autorité pour ordonner à un autre garçon de me porter mon plateau, immédiatement. Il fit la gueule et obéit. Il le déposa sans cérémonie sur la première table libre sans un mot et sans que je puisse le remercier. J’allais devoir trouver des amis très vite.
Je m’installai donc et entrepris d’étaler le misérable morceau de beurre sur mon pain noir pour, avec mes rachitiques tranches de saucisson et ma feuille de salade, confectionner un substitut de sandwich. Je le jaugeai avec dureté. Sa frugalité me rappelait les sombres heures de l’Occupation (enfin, façon de parler), mon ticket de cantine comme un ticket de rationnement. Enfin bon, je n’allais me montrer aussi ingrate avec cette nourriture fournie de bon cœur par notre conseil municipal. Une ombre me toisa et me demanda :
« Je peux ?
- Bien sûr, Diane, fis-je en reconnaissant la voix et la taille de cette amie à qui j’offris un doux sourire.
- Tu n’attends personne, j’espère ? s’enquit-elle.
- Dans la configuration actuelle des choses, il semblerait que tu sois la seule à vouloir te compromettre avec moi pour un bout de temps.
- Tu n’as pas retrouvé tes copines : Clarisse, Hanane et Shirley ?
- Pas vues, enfin, connais pas ou plutôt oubliées ! Une chose est sûre, elles ne sont pas venues me saluer pour me rappeler à leur bon souvenir.
- Ah…
- Et toi alors ? Tu es seule aussi ?
- Non, mes copines sont là-bas, mais je les retrouverai plus tard.
- Je m’en veux, très chère, je te sépare d’elles.
- Mais non, me rassura-t-elle. Ça fait si longtemps qu’on n’a pas passé de temps ensemble. Elles comprendront. Alors, cette matinée de rentrée ? Ce retour à l’école ?
- M’en parle pas, on a commencé avec un contrôle de maths !
- Avec Catenassi ? Quelle peau de vache, celle-là ! Je l’ai cet après-midi.
- Tu veux les questions du contrôle ? Je ne sais pas si tu en as besoin.
- Ne m’en veux pas, Cherry, mais si j’ai besoin d’aide, ce n’est pas forcément à toi que j’en demanderai.
- Je ne t’en veux pas, j’ai entendu parler de mes notes, mai ça va changer, crois-moi ! »
Nous nous tûmes le temps d’apprécier (si l’on peut dire) les mets délicieux balancés par le cuistot dans son grand chaudron à réchauffer les plats surgelés (une hérésie pour un gourmet tel que moi qui met un point d’honneur à ne cuisiner que les meilleurs produits et fait mijoter ma viande plusieurs minutes afin de la rendre plus tendre tout en reniant la tyrannie des produits bio). Je réglais mon affaire en mâchant le moins possible. Et dire que je devrais torturer mes papilles 4 fois par semaine avec … ceci, et on nous fait la morale sur la nocivité des fast-food. Quand vint le moment du dessert (j’imaginais des milliers de pots de Danette déversés dans une cuve et répartis à la louche dans des ramequins) pour moi, Diane en était encore à son plat, elle avait effiloché sa viande et l’incorporait sans enthousiasme à sa purée plus acnéenne qu’un ado en pleine puberté (mon Dieu, allais-je devoir repasser par cette période ingrate ? Pour l’instant, j’y échappais, je conservais une belle peau d’adorable poupon qui ferait la jalousie de nombres de mes coreligionnaires). Je lui fis un compte-rendu de ma journée, cela me faisait une répétition lorsque je devrais le faire ce soir lors du dîner familial. Quand je lui parlais de Karima, elle me confia son étonnement sur le fait que je puisse m’intéresser à elle. J’y vis l’occasion de prendre des renseignements, mais rien que je n’avais déjà déduit : Je (enfin, Cerise, moi, je suis adorable) l’avais harcelée par le passé, en plus d’être un monstre moi-même, j’étais plus ou moins membre d’un gang qui semait la terreur au collège avec mon ancien petit ami.
Enfin, sans me demander mon autorisation (que je lui aurais pourtant accordée volontiers), elle rassembla les deux plateaux en un seul et les ramena elle-même pendant que je la suivais de loin, ses grandes pattes lui faisaient faire de grands pas et j’avais du mal à aller à son rythme. Mais pourquoi faisait-elle tout ça ? Pourquoi n’arrivais-je pas à envisager qu’elle puisse m’apprécier tout simplement ? Ou avait-elle quelque chose à se faire pardonner ? Ce serait plutôt à moi d’en avoir. Et si je cessais de me poser des questions sans intérêt ? Elle m’appréciait, et si j’en profitais simplement ?
Alors que nous quittions le réfectoire, j’entendais les autres murmurer à notre passage. Je ne tins plus, il était temps d’en savoir un peu plus :
« C’est quoi leur problème ? Ca commence passablement à me gonfler. J’ai bien compris que je n’étais pas un ange, j’ai fait des conneries, je suis sortie avec un crétin. Mais il doit y avoir autre chose, quelque chose de gros, de sale. Tu sais quelque chose ? »
L’atmosphère changea d’un coup. La belle brune baissait la tête, réfléchissant à ce qu’elle devait faire, essayant de trouver les mots.
« Diane, tu sais quelque chose.
- Non…
- Dis-moi !
- Je peux pas...
- Oh que si, tu peux et tu vas le faire.
- Je veux pas… »
Il fallait insister un peu plus, elle était sur le point de craquer. Je pris ma voix et mon ton d’adulte moralisateur et intimidant (ça n’aurait jamais dû marcher vu notre différence de taille) :
« Diane, tu vas me dire ce qu’il en est ! Je te l’ordonne ! »
Elle parut impressionnée par ce brusque changement de voix, j’essayais de ne pas avoir l’air trop étonnée de la réussite de ce plan hasardeux.
« Ok, c’est peut-être à cause de cette rumeur sur toi, ça concerne ton séjour à l’hôpital.
- Il n’y a pas de mystères là-dedans, je me suis pris une voiture dans la gueule et voilà ! »
Diane se mordait les lèvres nerveusement, elle n’allait pas bien mais il était trop tard pour faire demi-tour.
« C’est pas ce que disent certains. »
Qu’est-ce qu’on pourrait dire de plus ? Il n’y avait pas assez de preuves ? On m’aurait menti ? A l’insu de mon plein gré ?
« Et qu’est-ce qu’ils disent, les certains ?
- Que si tu as été à l’hôpital, c’est parce que… tu étais…
- J’étais quoi ? Allez ! Accouche !
- Justement !
- Justement quoi ?
- C’est parce que tu étais… enceinte ! »
Tic tac tic tac Pshit…
Ceci représente la tentative de retranscrire par écrit un bug mental avec une information qui essaie de faire son petit bonhomme de chemin jusqu’à la zone appropriée du cerveau mais qui n’y parvient pas, comme à la Sécu.
« Non, vous êtes au service de la Compréhension, nous ne pouvons rien faire pour vous. Allez voir auprès de la Logique.
- La Logique ? Non, cette information ne concerne pas notre service. Vous avez essayé au niveau du Bon Sens ?
- Non, non, aucun rapport avec le Bon Sens. L’Intelligence ?
- Rien d’intelligent là-dedans, allez à la Compréhension ! »
« Mais j’en reviens !
- Ca va, Cherry ?
- Que qui que quoi où comment quoi pourquoi »
A bien y réfléchir, le fait d’avoir changé de sexe, d’âge et d’époque n’avait pas été l’événement le plus incroyable à surmonter. La nouvelle eut même raison de mes facultés motrices : je tombais sur le cul sur une marche de l’escalier que nous étions en train de descendre. Je me tenais à la rampe pour chercher un soutien que, dans un accès de confusion mal dirigé, je refusais à Diane.
Une fois l’information digérée, enfin prédigérée, avant qu’elle ne me donne envie de vomir (ce qui n’allait pas me demander beaucoup de temps au vu de mon repas précédent et de mon état général), je m’écriai :
« Qu’est-ce que c’est que cette connerie ?
- Calme-toi, Cherry… Cerise. Je t’en prie.
- Mais comment veux-tu que je… »
Une seconde, il fallait que je respire un coup. Elle n’y était pour rien après tout. Je ne devais pas, ne voulais pas diriger ma colère contre elle. Respire, Cerise, vas-y, fais le petit chien… Non ! Pas le petit chien ! Je rassemblai des forces pour lui dire, au prix d’un grand effort pour garder mon calme :
« Ca vient d’où, ça ? Cette rumeur.
- Je sais pas, c’est Yohann dans ma classe qui en a parlé…
- Ca vient de lui alors ?
- Non, il nous a dit que c’était Jessica de la 4é C qui lui avait dit, mais elle tenait l’information d’Abdel en 3è F qui lui-même l’avait entendu en écoutant la conversation d’un groupe de 6è et …
- Je suppose qu’on peut remonter très loin comme ça sans jamais arriver à retrouver l’origine de la rumeur.
- Mais, tu sais, il parait que Sylvain, ton copain…
- Ex (Il m’était étrange de le dire)
- Oui, enfin, il parait qu’il couche avec toutes ses copines donc…
- Ca rend la rumeur d’autant plus crédible… Je suis sûre qu’il ne s’en est jamais servi autrement que pour pisser… »
Peut-être ne devrais-je pas parler aussi crûment avec une jeune fille mineure à ses côtés. J’en oubliais le décalage avec mon âge apparent et ma façon de penser et de m’exprimer. Ce n’était pas parce que j’étais une jeune fille avec une jeune fille que je ne devais pas faire attention à ce que je disais.
« Tu en avais parlé à Cerise, à moi, avant mon hospitalisation.
- Tu ne voulais plus me parler à ce moment, mais j’ai quand même essayé tu m’as dit d’aller me faire voir. »
Je m’appuyai à la rampe pour me relever car nous commencions à boucher le passage, Diane me rendit ma béquille et nous poursuivîmes notre descente en silence.
J’allais de surprise en surprise avec cette fille (moi, je veux dire). Plus ça allait, plus j’en apprenais, plus j’en découvrais, moins je voulais en savoir, une véritable poupée gigogne à emmerdes. J’allais mettre du temps à essayer de réparer cela, mais pas cette semaine…