Celle qui ne savait pas faire de transition

Par Bleumer

Je m’excuse pour la fin du chapitre précédent. J’admets avoir coupé de façon abrupte, mais le chapitre commençait à s’éterniser, j’ai fait plus long, mais j’aime bien garder un certain rythme. Je veux que ce livre ne vous prenne pas la tête : vous le prenez, vous lisez un ou deux chapitres à la cool dans votre lit et au dodo ! Je connais les bouquins avec des parties de 50 pages, mille infos par page, obligé de prendre des notes pour se rappeler qui est qui et, si vous l’abandonnez une semaine ou deux, vous êtes foutu. L’autre raison était que la bouffe était prête, le four faisait bip bip. Comment vous concentrer quand le four fait bip bip ? il fallait que je m’arrête, que je m’occupe de mes invités, dresse les assiettes, sois sociable. Beurk !

On en était resté où ? Le petit binoclard de la classe qui me parlait. Il m’avait dit son nom. Merde, j’ai oublié. Si, si, Bastien. Pourquoi pas ?

« Parce que mon père, il… »

Bon sang, mon pote, je n’ai pas fini mon résumé, on n’interrompt pas la narration des gens ! Si je t’intéresse, il faut un peu plus apprendre à écouter, non pas que ça m’incitera à sortir avec toi, mais j’accepterai de t’aider pour une autre, si tu veux. Et un autre bon conseil : j’aimerais bien que tu évites de commencer une phrase par "mon père, il a dit", d’après mon expérience, ça finit trop souvent par déraper du genre "Mon père, il dit qu’on devrait renvoyer tous les Arabes chez eux." et, crois-moi, dans une conversation, ça la fout mal.

« … dit que cette histoire de mémoire, c’est du flan. »

Nous n’allons pas en reparler, vous savez ce qu’il en est.

« Et toi, qu’en penses-tu ?, lui demandai-je.

- Moi, j’y crois, je trouve ça super cool. Un côté romantique. Je dis pas qu’il y a de la romance entre nous.

- Je confirme. Une seconde. »

Je sifflais pour indiquer le changement de match, ils devaient durer 10 minutes, ça faisait 15. Karima vint s’asseoir. La quatrième personne de la table, une autre fille asiatique nommée Florence se mit en place, attendant Bastien, mais celui-ci fit un geste signifiant qu’il passait son tour. Tam y retourna.

« Donc, je disais que c’était aussi dramatique comme un roman.

- Un roman, exactement…

- Ou un jeu comme Terra dans FF3 ! »

Là, on parlait la même langue. Vous avez sûrement besoin d’une petite explication de texte. Si ce n’est pas le cas, je vous kiffe, les copains ! FF3 ou Final Fantasy 6 (oui, il y a confusion entre 3 et 6, lisez l’histoire sur Wikipedia, c’est plutôt cocasse) est un jeu vidéo d’aventures sur Super Nintendo (vous devez en avoir entendu parler, au moins de Nintendo) dont l’un des personnages, Terra, est justement amnésique. Mais le fait qu’il s’agisse de l’une de ses références est très intéressant. Je vous ai parlé du fait que j’adorais ce genre de passe-temps et trouver quelqu’un pour le partager m’excitait au plus haut point. Là où on sent l’amateur, c’est dans le fait que le jeu n’est jamais sorti en France et qu’il faut s’y connaître vachement pour arriver à se le procurer.

« Excuse-moi, reprit-il, je ne pense pas que tu connaisses…

- Tu déconnes, j’adore ce jeu, j’ai bien dû le faire au moins 6 ou 7 fois !

- Comment ça ? Il est sorti en octobre et tu as été à l’hôpital pendant un mois en plus. »

Ah merde, saleté de décalage temporel, je me suis encore emballée.

« Je veux dire que j’ai dû y jouer pendant les vacances d’été.

- Il est sorti en octobre !

- Tu m’agaces, je l’ai fait en Jap’ ! Avant la sortie américaine…

- Tu lis le Japonais ?

- Tu m’agaces encore un peu plus… »

Nouveau coup de sifflet de ma part, ça ne devait faire que 5 minutes, mais, d’une, ça compensait le match précédent trop long  et, de deux, ça me l’occupait. Le sentiment était contradictoire, j’avais envie de discuter jeu vidéo avec lui mais je ne voulais pas me lancer dans une foule d’explications pour essayer de combler toutes les incohérences que mon emballement amènerait obligatoirement. Je lui aurais sans doute parlé du fait qu’il y aurait 16 Final Fantasy au moins dans le futur, juste pour voir sa tronche. La prestation sportive de ce Bastien n’avait rien à envier à celle de ses partenaires de niveau, de plus, il me jetait tout le temps des coups d’œil, ce qui fait qu’il ratait encore plus ses balles. Dernier match, Bastien contre Karima. Décisif. Tam était à deux victoires. Florence venait de gagner un match. Heureusement qu’ils ne comptaient pas sur moi pour les points, je commençais à m’endormir et les deux sur la touche n’allaient pas m’aider. La dénommée Florence n’avait pas desserré les dents une seule fois, même en pleine partie, et Tam discutait avec Karima, elles parlaient devoirs. Déprimant.

Je le laissais jouer, ils n’avaient pas besoin de moi. Plutôt observer l’environnement. Un plafond parcouru de tuyaux peints en rouge sombre. Les murs en bleu turquoise sauf un orné d’un graffiti qui s’étalait sur toute la longueur montrant un djeuns en survet’ et casquette dans une pose anatomiquement improbable et un gros "yo" écrit derrière lui (dans les établissements dédiés à la jeunesse, c’était soit ça, soit des enfants de toutes les couleurs se tenant la main sous un arc-en-ciel). Un cri d’espoir lancé aux enfants de banlieue pour les orienter vers une carrière artistique ? Montrer qu’on peut faire des œuvres bien plus optimistes et jolies (tout est relatif, bien sûr) que se contenter d’écrire "Nike la polisse" ou "Machine susse d bittes à [numéro de téléphone]". On avait aussi accroché des prises d’escalade, mais vue la hauteur du plafond, il suffisait d’en gravir deux ou trois pour le toucher.

A la fin du quatrième match, le prof était revenu pour superviser les changements de table : les deux meilleurs montaient d’un cran, les deux derniers descendaient ou restaient où ils étaient s’ils étaient déjà au plus bas niveau. Tam et Karima montèrent. Bastien et Florence restaient là, rejoints par deux autres filles. Je me sentais un peu triste pour lui, sachant que tous les garçons se trouvaient au pire au quatrième échelon avec 4 filles parmi eux. Le reste des filles et Bastien se répartissaient sur les tables restantes. Ce sont justement des types de la première table qui vinrent m’aborder en se dandinant d’une manière qui se voulait extrêmement cool. L’un d’eux, un asiatique (en y pensant, il y avait beaucoup d’asiatiques dans cette classe sur une petite trentaine d’élèves, il devait y en avoir, un instant… 8) m’alpagua de cette manière :

« Yo ! C’rise ! Tu te fais pas ièch’ ici ? Tu veux pas venir compter les points chez nous ? »

Les autres gars rigolèrent et se tapèrent dans la main, mais l’un d’eux, plus prudent fit :

« Vazy, t’es ouf’, toi ! C’est la meuf à Sylvain, y va t’défoncer ! »

Il était temps que j’intervienne pour recadrer ces dragueurs de bac à sable qui cherchaient à se comporter comme de petits coqs.

« Merci, les gars, mais, d’abord, je ne suis la meuf de personne, faut vous mettre à jour, et je suis très bien ici.

- Allez ! Tu vas pas rester avec les bouffons ! Fais pas ta pute !

-Comment ?»

Je fronçai mes sourcils, on m’avait traité de bouffons quand j’étais moi-même au collège et cette dénomination m’irritait au plus haut point. D’un mouvement de tête réprobateur, je laissai tomber une mèche sur mon œil et, cachée derrière mon rideau de dédain, je lui adressai un regard ardent. Ce gamin n’allait pas me dicter mes fréquentations. Je me concentrais en fixant son cœur. Le sang me battait aux tempes, une vive chaleur dans mon cerveau, un fin rayon rouge émergea de ma pupille et mit le feu à son pull. Il tenta en vain d’éteindre les flammes en se roulant au sol et, alors qu’il se consumait lentement, j’affirmai ainsi ma domination sur le groupe.

« Hé ! »

Pardon ?

« Hé ! »

Quoi ? Qui me parle ?

« Pourquoi tu me fixes comme aç ? T’es zarb, oit’ ! »

Merde, j’ai encore pris mes désirs pour une réalité.

« Je reste ici, m’affirmai-je, tu n’as qu’à me considérer comme une bouffonne aussi ! »

Je conclus l’échange en donnant un coup de sifflet pour lancer une autre session de matches. De rage, il donna un coup à ma béquille qui alla rouler à quelques mètres, Bastien alla me la rapporter. Je le remerciai mais il ne répondit pas, cet échange lui avait rappelé ma relation (pourtant terminée) avec le Don Corleone du collège et le fait qu’il n’avait pas la carrure pour rivaliser avec les auto-proclamés beaux gosses de la classe. Il me faisait un peu pitié, même si ce sentiment n’était pas très respectueux pour lui.

Les duels s’enchainèrent sans trop d’événements particuliers. L’heure tournait et, alors que la fin du cours approchait, je demandai à Tam qui était redescendue de prévenir le prof de l’échéance. Il était 12h15 à ma montre. J’avais l’impression que ma relation était neutre avec elle, ce qui était positif dans ma situation.

Le sportif du dimanche revenu, il constata rapidement qui était où, sans surprise. Il prodigua quelques conseils et encouragements tellement banals que vous les répéter serait une perte de temps. Tout le monde n’attendait qu’une chose : l’autorisation de s’en aller. Tous partirent vers les vestiaires, déposant leurs raquettes dans la boîte dédiée à cet usage, sauf moi qui attendais la fin de la ruée pour récupérer mes affaires. Le prof en profita pour discuter avec moi :

« Ca a été ? me demanda-t-il avec une expression inattendue, mélange de gravité et de sérieux seyant bien mal à un personnage censé être plutôt une caricature comique.

- Et bien, j’ai fait ce que j’avais à faire, ce que je pouvais faire : siffler, compter les points. Merci de m’avoir fait participer, ajoutai-je pour ne pas avoir l’air trop sarcastique. »

Il s’attarda sur ma jambe et la béquille qui la soutenait, après un long soupir douloureux, il murmura :

« Dommage, dommage, dommage… »

Puis, à voix haute :

« Ca va guérir ?

- D’après ce que j’ai compris, ça va s’améliorer un peu mais je n’en retrouverai jamais l’usage complet.

- Dommage, dommage, dommage…

- Vous allez bien ?

- Tu te serais retrouvée facilement sur la première table vues tes capacités, aussi bonne que les garçons, énorme potentiel, perdu, gâché… »

L’EPS était vraiment à part, la seule matière pour laquelle Cerise n’était pas médiocre au point que l’amoindrissement de ses capacités physiques affecte tellement cet homme. Je tentais de le rassurer :

« Vous savez, je n’ai pas l’intention de me laisser aller, il doit bien avoir un sport que je peux faire (de plus, prendre soin de ce corps était une promesse que je m’étais faite). J’ai un kiné pour m’aider, je lui demanderai.

- C’est bien, allez, va, tu vas être en retard pour la cantine, me congédia-t-il. »

Je partis, décontenancée par cet échange bien plus profond que je l’aurais imaginé.

Je filai à la vitesse d’un éclair lent vers les vestiaires, maintenant qu’il venait de m’y faire penser, j’avais faim et vous savez que, quand j’ai faim, il ne faut pas que j’attende, à se demander comment en deux semaines de vacances, je n’étais pas passée de squelettique à obèse. Seule Karima subsistait dans la pièce, elle rassemblait ses affaires répandues au sol. Je la laissai faire, sans me poser plus de question, ni lui en poser. Je me changeai (à se demander pourquoi je l’avais fait en premier lieu), néanmoins, en enfilant mon jean, je ratai le trou et me pris dans une couture. J’étouffai un faible cri de douleur.

« Ca fait mal ? entendis-je »

J’entendais la "vraie" voix de Karima pour la première fois, dénuée de l’agressivité et de la haine qu’elle me portait. Une voix douce et faible qui incite à l’apaisement.

« Ca va, je commence à m’y habituer.

- On s’habitue à souffrir ?

- On vit avec quand on n’a pas le choix.

-Je vois, il n’y a donc rien à y faire, conclut-elle. »

Dehors, le prof nous pressait pour fermer. Nous sortîmes et je me dirigeai vers la sortie menant à la cour, Karima prit un autre couloir. Elle me regardait, je lui rendis son regard, interloquée, et elle se mit en marche. Je la suivis. A chaque fois qu’elle quittait mon champ de vision, je la retrouvai un tout petit peu plus loin, elle me guidait (j’aurais bien dit comme un chien son maître perdu, mais je ne sais si la comparaison serait approprié ; alors comme un esprit protecteur l’égaré dans les ténèbres ou un spectre vengeur sa victime dans un piège où elle subira mille tourments éternels). Sans piper mot, elle me fit progresser à travers un passage inconnu, sachant que dans mon cas, tous les passages m’étaient inconnus. Nous achevâmes notre trajet à une double porte dont elle ouvrit un pan, je sentis que nous étions arrivées.  Au cela de cette limite, un escalier partait vers le haut, sa moitié supérieure grouillante d’une foule hétéroclite. J’essayais de retrouver Diane instinctivement, cherchant sa haute tête comme la lumière d’un phare, mais rien. Je me soulageai en m’appuyant sur la rambarde. Karima me tournait sciemment le dos et personne ne vint me parler, même elle que je pensais être misanthrope avait trouvé un petit groupe dans lequel s’intégrer.

La courte ascension fut très longue. Seule avec moi-même et n’étant pas la personne la plus passionnante que je connaisse, je m’ennuyais. Comme je le faisais dans ce cas, je me concentrais sur moi-même, sur mes sensations, j’avais beau avoir eu le temps de m’habituer à ce corps, je ne m’en sentais pas encore tout à fait maître, physiquement et mentalement, d’autant plus que je ressentais une gêne dans le bas-ventre, sûrement mes règles (qui aurait cru m’entendre dire ça dans le passé, enfin le futur). Il ne s’agissait pas du bon moment pour me mettre à l’écoute de mon corps, je me mis à l’écoute des discussions des autres. Rien de bien intéressant, j’étais surtout prise par leurs odeurs corporelles exacerbées par la promiscuité. Mais je les enviais, dans ma vie d’origine, je n’étais pas doué pour les interactions sociales, j’avais un mal fou à me faire des amis et encore plus à les conserver. Je ne voulais pas faire la même erreur, pour Cerise, je souhaitais qu’elle ait une vie épanouie et, encore une fois, je me prenais pour son père et je m’imaginais que la situation durerait. Et bien, bon moment pour y réfléchir à cette situation  justement ! Comment y remédier ? Je repensais à Mémé, enfin, non, à sa grand-mère, elle m’avait demandé de retrouver sa petite-fille. Plus facile à dire qu’à faire, comment je retrouve l’esprit d’une fillette perdue dans le Néant ? Et si on avait juste échangé ? Elle serait dans mon corps ? Quel corps ? J’eus l’idée de téléphoner chez moi. Qu’obtiendrais-je ? Qui aurais-je au bout du fil ?

Question relations sociales, même si j’avais retrouvé Diane, la difficulté venait du couple terrible qu’elle avait formé (j’y avais mis un terme quelques heures auparavant, je ne lui aurais pas demandé son avis de toute façon, c’était ce qu’il y avait de mieux, aucun débat possible) avec l’autre con (tiens, je comprenais seulement maintenant  pourquoi ma chère sœur l’appelait ainsi, perspicace, cette petite… Au fait, était-elle dans la file ? Je cherchais sa chevelure d’or, mais elle n’était pas la seule blonde du collège, ma quête ne menait à rien) et il faudrait beaucoup d’efforts pour que la Bonnie Parker de l’établissement connaisse sa rédemption. J’aurais aimé avoir Karima comme amie, je pensais, je la comprenais à être qualifiée d’"Intello" (Au fait,  pendant que j’y suis, petite question aux collégiens et lycéens qui me lisent, enfin pur ceux qui ne sont pas effrayés par les livres faisant plus de 30 pages, m’amenant à me demander si en fait, il ne faudrait pas plutôt leur mettre T’Choupi au programme au lieu de Voltaire, Rousseau ou même Molière. Que disais-je ? La question, oui ! D’où vient cette cabbale contre les intellos ? Quel mal trouvez-vous à l’intelligence et la culture ? D’où vient cette vénération de la bêtise ? J’attends vos réponses et, exceptionnellement, je tolèrerai les fautes d’orthographe. D’ailleurs, je vais achever le chapitre ici pour vous laisser le temps de la réflexion).

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