Diane et moi traversâmes le hall du bâtiment principal à mon allure pour rejoindre nos rangs. Mon amie me quitta prématurément, nous avions dû être trop lente (j’assume, c’est probablement ma faute) et nous croisâmes sa classe qui partait déjà guidée par un gnome avec collier de barbe, cheveux gras en costume de velours (cliché du prof CAMIF) et elle se joignit à eux. Il lui passa un petit savon (une savonnette) pour son retard et elle rejoignit ses camarades avec quelques gestes d’excuse. Je connaissais le chemin et rejoignis l’emplacement réservé à ma classe et… Personne ! Etaient-ils déjà partis, guidés par un enseignant trop pressé ? Je me sentis pâlir. Ma nouvelle résolution de fille et élève modèle allait-elle s’arrêter ainsi ? Les autres classes partaient les unes après les autres. Il s’agissait de réfléchir avec discernement, ne pas se laisser démonter et ne pas rester là plantée comme une conne. Je recherchais une figure d’autorité générique à interroger mais, comme dans un magasin de chaussures quand votre pointure n’est pas en rayon, impossible de trouver une personne pour vous renseigner. A l’entrée du bâtiment principal, j’avais repéré un bureau entouré de vitres, histoire de l’isoler en donnant l’impression que ses occupants sont à l’écoute des élèves. A l’intérieur des tables couvertes de papier et de grosses armoires collées aux murs et de jeunes gens des deux sexes qui discutaient de façon décontractée et qui s’effleuraient du bout des doigts pour compenser une grande tension sexuelle contenue à peine en ce lieu à la fois isolé et exposé. L’un d’eux était le surveillant rencontré dans la cour plus tôt. Je frappais et, à un "Entrez" tardif (sûrement le temps aux gars de remettre les mains dans les poches et aux filles de réajuster leur coiffure), je tournais la poignée. A mon entrée, l’une de filles décocha :
« Tiens, Cerise ! De retour ? Tu viens te rendre ? »
Tout le monde rigola. J’admis volontiers qu’elle était pas mal si on considérait le passé tumultueux qu’elle avait du avoir d’après mes observations. Je lui accordai une note de 14 : blague courte, efficace, le timing était bon mais aller taper dans la main de ses collègues d’un air de dire : "Z’avez vu les potes, elle est bonne, hein ?", c’était un peu trop. Une fois qu’elle eut fini de se faire congratuler, elle me demanda avec hauteur :
« Bon, qu’est-ce que tu veux ?
- J’ai normalement cours d’EPS, mais il n’y a personne dans mon rang.
- Tu plaisantes ou quoi ?
- Pas du tout, si j’avais voulu plaisanter, je vous aurais plutôt demandé la différence entre une panthère et une prostituée… »
Elle est connue, je ne vous ferai pas l’affront de vous donner la réponse. Si vous ne la connaissez vraiment pas, vous trouverez bien un beauf dans votre entourage. Je reçus plus de rire qu’elle et, comme toute mauvaise perdante, elle me demanda :
« Tu veux que je te prenne ton carnet pour y mettre un nouveau mot pour tes parents, si on trouve encore de la place…
- Désolée, Mademoiselle, mais je veux juste une réponse à ma question. J’ai oublié ce qu’on devait faire dans ce cas.
- Oublié, dit-elle. On a entendu parler de ces trucs d’amnésie mais les vrais journaux disent la vérité. »
Elle me jeta presque l’article en question. Il était rédigé en ces termes :
Miracle de Noël à l’hôpital ?
Titrait-il, parodiant celui que j’avais lu pendant les vacances.
La jeune Cerise Fauchet (Aux chiottes, l’anonymat !) s’est réveillée de son coma à la surprise du personnel soignant. Rappelons que fin novembre, la demoiselle à la réputation aussi brûlante que sa chevelure a été victime d’un accident (dont elle aurait été la cause selon certaines sources vérifiées) de la circulation. La jeune fille de 12 ans a été prise en charge dès son réveil par le renommé Dr Rouchard, plus connu pour avoir déniché des cas très particuliers et fantasques d’enfants atteints de troubles psychologiques tout autant extravagants (rappelons-nous ce garçon qui aurait pas moins de cinq personnalités distinctes ou cette jeune fille, qui d’après elle, voyait des gens qui sont morts) que pour les avoir résolus, n’a pas tardé à réunir une conférence de presse pour annoncer avoir trouvé un nouveau sujet d’étude à ajouter à ses trop nombreux pour être honnêtes articles universitaires en la personne de l’héroïne de notre article qui serait atteinte d’une forme rare d’amnésie. Au vu de la vivacité d’esprit et de la répartie de celle-ci, nous pouvons légitimement douter de la crédibilité de ce cas comme des précédents. Néanmoins, après un court entretien avec la camarade de chambrée de Cerise, il semblerait qu’elle se soit rachetée une conduite car elle a défendu ardemment celle qu’elle désignait comme sa sœur. Chose à laquelle nous pouvons légitimement douter au vu des exactions passées de la délinquante. Notre enquête continue.
J’ai encore envie de gerber. Bordel, il n’y a pas, dans cette putain de ville, un seul journaliste capable de narrer des faits de façon objective. D’un côté, la pauvre fille avec son glorieux sauveur, de l’autre, la sale délinquante avec un escroc notoire. L’auteur de l’article ? Je suppose que vous avez deviné qui est le fouille-merde qui a rédigé ce papier à chiottes que je ne voudrais même pas jeter dans mes toilettes de peur de les dégoûter. C’était le journaliste de mes deux qui avait emmerdé Camille. La feuille de chou dans laquelle il officiait se nommait Le Coquelet déchainé mais pas Le Canard enchainé. Une variante régionale du journal satirique bien connu ? Je reposais l’article avec dédain :
« Je connais ce journaliste bien assez pour savoir qu’il ne faudrait pas lui faire confiance. Finalement, aucun des articles à parler de moi ne décrit la vérité.
- Tu vas me dire que, toi, tu t’y connais question vérité ?
- En tout cas, cela ne résout pas mon problème ! »
Le surveillant de la cour de récré se décolla du mur sur lequel il était appuyé :
« Je t’emmène, viens avec moi. »
Il était le seul à ne pas m’avoir considéré avec mépris pendant la conversation. Jusqu’ici, personne ne m’avait montré la moindre sympathie, mais l’enthousiasme de Diane avait compensé ce manque et j’étais soulagée de voir que quelqu’un, apparemment (je reste méfiante, quand les gens vous déçoivent, souvent, on ne sait jamais à quel point ils peuvent aller pour vous désespérer encore plus. Quand un collègue vous fait un reproche, on ne s’attend pas à ce que ce soit, comme par hasard, celui qui ira se plaindre au patron), ne me détestait pas. Avant le Grand Bouleversement, aurait-il vu une lueur de rédemption dans les yeux pleins de malice de la Cerise d’avant ?
En tout cas, il me mena vers la cour jusqu’à un bâtiment à l’écart des autres. Il marchait vite, tout à l’honneur de sa jeunesse mais eut la bonté de ralentir en me voyant trottiner difficilement à sa suite. Il m’expliqua :
« Quand tu as EPS après la récréation, tu peux aller directement au gymnase sans avoir à retourner te ranger pour gagner du temps.
- Merci, mais je remarque que vos collègues ne me portent pas dans leur cœur.
- Si tu es vraiment amnésique, il est normal que tu ne t’en souviennes pas. Mais tu es ou étais assez réputée pour ton insolence envers les adultes et pour te montrer irrespectueuse avec les autres élèves en les insultant, entre autres.
- J’ai toujours été comme ça ?
- Je ne sais pas, je ne suis là que depuis le début de l’année, mais on ne m’avait pas parlé de toi comme d’une élève à problème, contrairement à ton copain Sylvain qu’on m’avait tout de suite présenté comme à surveiller. »
Il me jeta un coup d’œil pour observer ma réaction, mais je ne réagissais pas, j’attendais la suite.
« C’est quand tu as commencé à sortir avec lui que tu as changé, que tu as rejoint le groupe des élèves à surveiller justement.
- Vous semblez bien au courant des potins entre élèves, remarquai-je pour détendre un peu l’atmosphère.
- La cour est un formidable lieu d’observation. Mais je dois dire que je te préfère ainsi.
- Si j’étais comme vous le décrivez, je me préfère ainsi également. »
Il m’accompagna à l’intérieur et me laissa à un homme d’une quarantaine d’années habillé d’un jogging d’un rouge criard et armé d’un sifflet qu’il utilisait sans modération pour essayer de ramener le calme que mon arrivée avait perturbé. La présence d’un moustique peut provoquer une incroyable effervescence dans une classe alors mon irruption… (Notez que, de toute façon, n’importe quoi peut troubler la quiétude d’une classe, faites tomber un trombone au sol et il faudra dix minutes au prof pour ramener une ambiance de travail sereine. On dit qu’un enfant de maternelle à une dizaine de minutes de temps d’attention, ça ne s’améliore pas avec l’âge et, si j’étais mauvaise langue, je dirais que c’est aussi le cas pour les adultes, mais je ne le dirai pas) Les seuls à ne pas se laisser distraire étaient les garçons (qui l’eut cru) qui étaient affairés à tirer d’un réduit au fond de la salle des tables de ping-pong (ou de tennis de table, je ne sais pas, je ne suis pas mélomane) et à les disposer de la façon la plus optimisée possible (ce qui représentait un sacré challenge et un considérable perte de patience de l’hurluberlu écarlate). Le surveillant lui adressa ces quelques mots :
« Je vous ramène Cerise, son retard est justifié et excusé.
- Merde, je vais devoir modifier la fiche d’absence… »
Qu’il était agréable de voir qu’il était plus ennuyé de devoir raturer un papier que content de me voir. Il me demanda d’aller me changer sans délicatesse en me désignant d’un geste vague un couloir que je devinais mener aux vestiaires. Après un moment de confusion face aux portes marquées respectivement "garçons" et "filles", je me tournai vers la seconde en priant pour que la pièce soit vide. Je frappai, il semblait qu’elle l’était, je passai timidement la tête en disant : « Y a quelqu’un ? ».
Les manteaux de mes camarades féminines pendaient à leur patère et les sacs correspondants étaient poussés sous le long banc qui courait le long du mur dans une pièce froide illuminée par une unique et étroite fenêtre. Profitant d’être seule dans cette ambiance turquoise bien loin des mers du Sud, à peine troublée par les vociférations du prof dans le gymnase voisin tentant vainement de mettre de l’ordre dans ce chaos adolescent, je retirai avec précaution mon jean façon pattes d’éph’ (indispensable pour ne pas me faire mal, je reste prudente), le roulai en boule et le fourrai dans mon sac pour le remplacer par un pantalon de sport vert sombre (que j’avais pris pour la forme, je ne pensais pas avoir à utiliser aujourd’hui). Je tirai une enveloppe de mon sac et la mis dans ma poche avant de rejoindre les autres.
J’arrivais au moment où l’homme expliquait la simple consigne : 8 tables numérotées de 1 à… à 8 (merci aux matheux qui suivent), 4 élèves par table, les 2 meilleurs montent d’une table, les 2 moins bons descendent d’une, changement de service tous les deux points. Puis, distribution des raquettes dont la bonne moitié avait l’une de ses faces en caoutchouc à moitié décollée.
Je m’approchai de lui, prête à lui donner mon courrier, quand il me dit sans réfléchir :
« Ah, Cerise, bien que tu sois revenue, prends ta raquette et, vu ton niveau, tu peux te foutre directement table 2 ou 3. »
Je toussotai et lui tendis la lettre.
« C’est quoi ça ? »
Il la parcourut, écarquilla les yeux, me considéra de la tête aux pieds, relut, me considéra de nouveau, relut, me considéra, relut, … Enfin, je crois que vous avez compris. Jusqu’à un point où il soupira de la façon la plus pitoyable du monde, il me rendit mon courrier et me dit d’aller compter les points à la table 8. Je comprends votre stupeur, je vous voyais bien vous énerver derrière le quatrième mur devant ce manque flagrant de sens de l’observation (car je ne cherchai pas le moins du monde à dissimuler mon handicap). Et je ne dirai rien sur les profs d’EPS, je vous laisserai le faire, je commence à avoir bien trop d’ennemis.
Un de mes congénères résuma la situation de ce langage si cher à la jeunesse que l’on ne veut pas caricaturer mais comment faire quand ces djeun’s sont des caricatures d’eux-mêmes ?
« Zyva, le prof, il a même pas vu que C’rise, elle s’est baisée la jambe ! »
Au cas où vous ne l’aviez toujours pas compris, la lettre venait de mon médecin et constituait une dispense ad vitam eternam pour les cours de sport. Je fus donc reléguée au rôle d’arbitre, chargée de siffler au bout des 10 minutes de match (en plus de compter les points à la table 8, n’oublions pas, table qui avait l’avantage de se trouver au bout de la salle et donc près d’une chaise).
La sélection naturelle faisait déjà son office : les garçons se mirent sur les tables les plus hautes et les filles (et le garçon maigrichon à lunettes) prirent les tables basses. Une fois tout le monde installé et prêt, je fus notifiée de donner le coup d’envoi, ce que je fis sans entrain. Il put alors nous laisser pour aller fumer à l’extérieur.
Me voilà donc à observer le passionnant match entre Karima (que le destin me mettait toujours dans la patte, bien qu’elle vous aurait soutenu que c’était moi qui me mettais toujours dans les siennes) et une fille asiatique nommée Tam. Match très monotone en soi étant donné qu’aucune des deux n’étaient capables de rattraper le service de l’autre (et encore si elles ne rataient pas la balle en tapant à côté). Il me fallait faire la différence entre les services qui allaient dans le filet et ceux qui sortaient, pas une n’arrivait à maîtriser ses tirs. Ça faisait : tac, point, tac, point, tac, point… Pendant qu’elles allaient chercher les balles perdues, je portais mon attention sur la table 1 au rythme beaucoup plus palpitant : tactactactactactactactactac point, tactactactactactactactactac point, …
Le garçon maigrichon s’était posté près de moi, il faisait semblant d’observer la progression des scores, mais je me doutais qu’il voulait me parler sans oser le faire. Finalement, après une longue inspiration, il a fini par cracher sa pastille :
« Euh, c’est cool que tu sois revenue. Mon père, il a dit que c’était bien fait ce qu’il t’était arrivé…
- Il me semble remarquer qu’il n’est pas le seul à se dire ça…
- Ouais, mais, moi, je pense pas pareil, je veux que tu le saches. T’étais sympa… L’année dernière… »
Il expira enfin, soulagé d’avoir enfin pu me dire ce qu’il avait à me dire. Il fit mine de vouloir s’intéresser au match. Je n’avais pas suivi, je rajoutais arbitrairement 2 points à chacune des adversaires pour être équitable. Il fallait que j’ajoute quelque chose.il était l’un des seuls à s’adresser cordialement, dirais-je gentiment, à moi (oui, un gars qui me dit que j’ai niqué une prof, je ne considérais pas cela comme un compliment). Faisons les comptes jusqu’ici des personnes rencontrées ce jour, il est toujours bon de récapituler de temps en temps, je peux souffler un peu, on discute, on fait connaissance, si vous me parliez de vous, je me sens un peu seul parfois. La liste, donc : Diane, super copine, contente de me retrouver, mignonne mais pouvait risquer d’être un peu collante, j’aurais bien aimé qu’une fille soit collante avec moi pendant mes années collège ; puis, des profs, celle de maths me détestait et celle de Français, non et celui de sport, je ne savais pas trop quoi penser, actuellement, je pense qu’il s’en fout ; les surveillants, seul celui de la récré ne se méfiait pas de moi ; enfin, les élèves (excluant Diane), ce n’était pas très glorieux, Karima, besoin de précisions ? Son attitude était tout à fait éloquente, ne perdons pas de temps là-dessus. Enfin, mon "petit copain", ouah ! Mon ex, je n’ai jamais eu d’ex au collège (ni au lycée, ni à la… Pardon, je m’égare) mais lui, je le collais dans le top un des connards que je connaissais, vie précédente ou actuelle confondues, lui et sa bande. Remarquons aussi que, lorsque je me suis battue avec lui, personne n’a bronché pour aider la pauvre jeune fille handicapée, la galanterie était déjà morte à cette époque. Le bilan est assez médiocre. Maintenant que nous avons un peu soufflé, revenons à notre récit.
Histoire de garder mes alliés (présumés) proches, je m’intéressais à lui (en tout bien tout honneur, je ne draguais pas ma sœur, je n’allais pas me jeter sur le premier mec venu, surtout pas un mec) (et ma femme me reproche tout le temps de ne pas m’intéresser assez aux autres et que c’est pour ça que je n’ai pas d’amis).
« Comment tu t’appelles déjà ? »
Il revint près de moi, des étoiles dans les yeux. Amoureux ? Déjà ? J’étais irrésistible alors ? Je pense que je m’emballais.
« Bastien, mais c’est vrai alors que t’es amnésique ? j’ai vu ça dans le journal. »
(Je me demandais bien lequel, celui qui me faisait passer pour une malheureuse et romantique victime ou celui qui me décriait comme le cobaye d’un savant fou ?)