Celle qui honorait les ancêtres

Par Bleumer

Et nous voilà partis pour rendre visite à Mémé. Je m’étais habituée à mon entourage propre, il était temps d’introduire un nouveau personnage et je ne ferai pas le jeu de mots que tout le monde attend.  À mon grand soulagement, nous avions pris la voiture de Papa et c’était lui qui conduisait. J’appréhendais donc le trajet avec plus de sérénité sans me demander à chaque virage si on allait se retrouver dans le décor. L’auto se révélait dans un meilleur état général que sa collègue au service de ma génitrice. C’était une grosse Volvo d’un vert métallisé très sombre qu’on aurait pu croire noire sans les quelques reflets émeraude décelables au hasard des rares rayons du soleil. Elle était tout en angle droit : le capot, un angle droit, le toit, un angle droit, le coffre, le tout parfaitement parallèle au sol. Le rêve pour un maniaque de l’ordre tel que moi. L’intérieur était tapissé de tissu rêche (qui devait gratter si on se retrouvait nu dessus, non pas que cela me soit venu à l’idée) et beige d’un goût excellent pour l’époque, mais absolument dégueulasse aujourd’hui. Je m’installais derrière Papa près de la fenêtre sur laquelle je pouvais m’appuyer à loisir et Alice de l’autre côté. Il s’agissait d’un véritable privilège pour moi. Dans ma vraie famille, j’avais deux grands frères et, arrivé en dernier, il ne me restait plus que la petite place du milieu sur la banquette arrière, écrasé entre mes aînés. Tout en conduisant, Papa manipulait le bouton de l’autoradio, faisant bouger le curseur sur le tableau de sélection des stations qui s’enchainaient, claires et grésillantes en alternance. Enfin, ne trouvant pas son bonheur, il enfonça dans la fente une cassette et la rembobina alors qu’une voix de chipmunk inversée se faisait entendre. Au clac, il enclencha la lecture et, après quelques secondes, la voix de Michel Polnareff sortit de l’engin. Maman se cala dans son siège, visiblement ravie, alors que ma sœur dans sa crise d’adolescence souffla du nez de désapprobation et se coiffa de son casque pour profiter de son lecteur tout neuf. Chacun prit donc la position qui serait la sienne durant le voyage.

Papa salua un ou deux voisins à son passage dans la rue puis il quitta la ville en s’engageant sur une départementale qui longeait une zone industrielle avant d’accélérer pour entrer sur l’autoroute. L’itinéraire dura pas loin de 40 minutes, durant lesquelles j’observais les murs anti-bruits sur le bas-côté comme si il se fut agi de quelque chose de passionnant. Je m’endormis à moitié, bercée par le bruit du moteur, je constatais sur ses murs la présence de nombreux tags et d’affiches électorales pour Jean-Marie Le Pen constatant cette faculté que les militants d’extrême-droite ont de réussir à investir les endroits les plus improbables pour coller leurs affiches, ce que font rarement les autres sans doute par souci d’honnêteté ou de fainéantise. Pour m’occuper, m’en voulant de ne pas avoir pris un livre, je comptais les voitures blanches mais, comme cette activité mobilisait trop mon cerveau abruti, je me rabattis sur les voitures orange ce qui était bien plus reposant. L’habitacle me sembla étrangement silencieux malgré la voix mélancolique du chanteur sur le Bal des Laze et les quelques notes plus percutantes qui traversaient les écouteurs de ma voisine de banquette. La visite était purement protocolaire et n’enchantait personne. Même pas moi, les personnes âgées me rendent inconfortables, me renvoyant avec douleur à ma propre inéluctable décrépitude et à ma mort inévitable. Ce changement de corps et le rajeunissement qu’il impliquait retardait d’autant cette échéance, mais elle restait plantée dans ma tête, se développant insidieusement et sapant mon moral avec plus ou moins d’intensité suivant mon humeur. La vue d’un vieux m’angoissait et je préférais donc m’en tenir éloigné autant  que je le pouvais.

Je fus tirée de ma torpeur par une marche arrière, Papa faisait un créneau dans une rue bordée de vieilles maisons à étages en pierre apparente. Je baillais bruyamment en m’extrayant de la voiture sous la protection de mon père, car je sortais du côté de la chaussée, il faudrait sans doute, dans le futur de ca passé, qu’on échange de place avec Alice pour ma sécurité. Maman tira du coffre un panier avec un tas de magazine (je sus plus tard qu’elle amenait à ma Grand-mère les revues qu’elle avait lues depuis notre dernière visite pour que la vieille dame occupasse… occupât… ? (Merde, voilà ce que ça donne quand on essaie de mettre du subjonctif passé, un instant, je vérifie…)Donc, je disais, pour que la vieille dame occupât ses soirées solitaires (d’ailleurs, il faut bien mettre du subjonctif ici ? Voilà ce que ça donne quand on essaie d’avoir l’air intelligent.)), une boîte de gâteau acheté à la pâtisserie et une bouteille de Clairette de Die (une version cheap de Champagne) qu’elle confia à Alice.

Nous pénétrâmes dans une haute bâtisse. Aussitôt la porte ouverte, une puissante odeur de renfermé m’emplit les naseaux. Je passais instantanément d’une respiration nasale à une respiration buccale pour ne pas avoir envie de vomir. Néanmoins, un goût acre envahissait déjà ma gorge et j’avais une forte envie de cracher pour me débarrasser de cette saveur infecte sans trouver l’occasion de le faire. La porte s’était ouverte sur un couloir menant tout droit à une porte et, au fond, un escalier sur la gauche. Celle-ci s’entrouvrit sur un œil noir. Maman salua :

« Bonjour, Madame Crévin, joyeux Noël ! Nous venons voir… »

Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase que la porte s’était refermée aussi lentement et silencieusement qu’elle s’était ouverte. Un courant d’air glacial traversa le palier. Je ma laissai guider jusqu’à l’étage, montant marche après marche l’escalier grinçant dont j’essayais au mieux d’éviter de toucher la rampe devenue gluante par l’accumulation de crasse et de poussière. J’achevais seulement mon ascension quand Papa frappa à l’une des portes de l’étage. De longues secondes s’égrenèrent, l’ambiance lugubre du décor sombre et sale conjuguée avec le froid extérieur me fit frissonner. Au vu du style de l’immeuble, il ne m’aurait pas surpris de voir surgir un spectre du début du siècle (le XXe , ne vous y trompez pas) voire un zombie en décomposition (ce qui donnerait une explication tout à fait logique à l’odeur). Cet immeuble était le parfait décor pour un film d’horreur en costume (ce qui me rappelle l’existence improbable du film Orgueil et préjugés et zombies, un mix tellement incongru qu’il me donne envie de le voir alors que je me doute que ce sera un horrible nanar).

Une vieille voûtée, ce qui la faisait paraître plus petite que moi, poussa la porte. Papa la salua et l’embrassa :

« Bonjour, joyeux Noël !

- Michel, mon petit, entre, entre. Sophie, ma belle, viens dans mes bras, dans mes bras. »

Maman se pencha à son tour pour lui faire la bise et ajouta en montrant les sacs qu’elle avait dans les mains :

« On a apporté le gâteau et la bouteille !

- Oh, vous êtes si gentils, il ne fallait pas, il ne fallait pas ! »

Alice s’approcha à son tour et reçut son lot de compliments :

« Ma petite Alice ! Qu’elle est grande ! Elle va te dépasser, Michel, tu sais ! Et qu’elle est belle, qu’elle est belle ! »

Les yeux bleu délavé de la grand-mère se mirent à briller alors qu’elle la prit dans ses bras. Dans son dos, ses doigts cherchaient à s’agripper, longs, noueux, fragiles, tentaculaires, tels ceux d’E.T. faisant ses adieux à Eliott.

Maman me prit par l’épaule et me présenta à l’ancêtre :

« Et regarde qui on t’amène ! »

Elle me perça de son regard, je me sentis à nu, scruté au plus profond de mon âme. Son expression était plus grave, analytique. Le temps parut long, j’aurais presque pu compter les cheveux sur son crâne à moitié dégarni, des cheveux fins et blancs comme des fils de toile d’araignée. D’une élégance toute relative, elle portait une longue blouse bleue sous un tablier de la même couleur mais d’une teinte différente. Sous ses mollets maigres aux veines violettes apparentes qui dépassaient, deux lourds sabots. Cet examen terminé, elle éructa :

« C’est qui ? C’est qui ? »

Une vague de malaise traversa la famille et Maman répondit avec patience :

« C’est… C’est Cerise, voyons, elle est sortie de l’hôpital.

- Ca m’étonnerait ! Ma petite Cerise est une fille ! Une fille !

- Mais c’est une fille ! C’est Cerise ! rétorqua Maman qui commençait à s’impatienter.

- Ah bon ? Bon… »

Elle nous précéda dans l’appartement sans m’accorder plus d’intérêt. L’intérieur était à l’image de l’extérieur. Le papier peint autrefois blanc avait pris une teinte brunâtre. La chaleur était étouffante, un poêle  charbon rougissait dans la cuisine attenante au salon où nous nous trouvions actuellement. Papa prit nos manteaux et les emmena dans une troisième pièce. Quand la Mémé vit mes béquilles, elle s’écria :

«  Mais c’est qu’il tient pas sur ses pattes en plus, ce gamin ! Ce gamin ! Et qu’est-ce qu’il fout en robe ? Il est pédé ? »

Papa fut gêné, Maman rougit jusqu’aux oreilles, Alice éclata de rire, un rire brusque et spontané, délicieusement régressif comme celui d’un enfant de 4 ans qui venait d’entendre pipi-caca. Je ne disais rien, pensant qu’il était inutile de préciser à une personne de cet âge que le terme n’était pas approprié et qu’à mon époque, elle risquait de se faire cancel sur Twitter. Je ne m’en vexais pas, je sentais que ses mots ne comportaient ni malice, ni méchanceté, ni condescendance, simplement pour elle un terme normal pour désigner une personne à la sexualité incertaine à première vue. Elle ne laissa pas le loisir de répondre car elle reprit de plus belle :

« Ca me dérange pas qu’il soit pédé, je sais ce que c’est, la première fois que j’en ai vu, c’était pendant la guerre et, je vous le donne en mille, c’était des allemands en plus ! Ils étaient en train de baiser dans une grange ! Une grange ! »

Avec un peu plus de fermeté, Maman assura :

« C’est-une-fille ! C’est Cerise, ta petite-fille !

- Ah bon ? Bon… »

De mon coté, j’étais étonné de sa clairvoyance insoupçonnée, je veux dire sur mon sexe, beaucoup moins sur mon orientation sexuelle, par contre. Elle était la seule avec le chat à avoir compris que quelque chose n’allait pas. Les vieux, comme les animaux, auraient-ils une sorte de sixième sens ?

Néanmoins malgré sa façon de parler fleurie et franche, Mémé s’avéra de charmante compagnie, elle me raconta plusieurs histoires de jeunesse, trouvant en moi, un inconnu qui ne les connaissait pas encore par cœur. Je fus ébahi de la précision de ses souvenirs. Elle s’avéra bien au courant de l’actualité et je fus convaincu qu’elle avait sinon toute sa tête, une bonne partie. Mais comme elle s’évertua à s’adresser à moi comme un garçon, mes parents se mirent à se lancer des œillades, rien de romantique, ils se demandaient sans doute si la vieille n’était pas devenue zinzin. J’eus pitié pour elle et me sentis coupable de la faire passer pour une Cassandre condamnée à dire la vérité sans jamais être crue.

Nous finissions notre bûche (un peu sèche, parce que vue la propreté des verres, je n’osais pas y tremper mes lèvres) quand une jeune femme noire passa la porte :

« Madame Jeanine, je vous dérange ? hasarda-t-elle. »

Elle s’empourpra en nous voyant :

« Oh, mon Dieu, je dérange ! Je suis désolée ! »

Elle fit mine de partir mais Papa se leva pour la retenir :

« Mais non, Priscilla, vous êtes toujours la bienvenue !

- Restez, mon enfant, ça me fait plaisir de vous voir, vous voir, renchérit Mémé.

- Je venais vous apporter quelques restes de notre repas de Noël. Une part de rôti et des haricots verts ! ajouta-t-elle en exhibant un Tupperware®.

- C’est adorable ! Je vais me régaler ce soir, mettez tout ça dans le réfrigérateur, voulez-vous. Le réfrigérateur. »

Un aparté de Maman me rappela que la nouvelle venue était l’aide à domicile de Mémé. Ce qui représentait une assez bonne explication à leur intimité, Mémé voyait cette dame plus souvent que nous. Un peu triste, non ?

« Vous devriez être en famille, aujourd’hui, en famille ! reprit ma grand-mère.

- Je sais, je ne reste pas. Je dépose juste ça. Et Samuel vous a fait un dessin.

- Le cher petit, il n’a pas été trop gâté, j’espère ! J’espère.

- Je vais vous décevoir, mais le Père Noël a été généreux ! »

Coucou, on est là ! On dérange ?

Priscilla se tourna vers nous et s’excusa platement :

« Je suis désolée, vous êtes en famille, et je débarque comme ça…

- Ce n’est pas grave, vous êtes un peu de la famille, rassura Maman »

Elle fit le tour de la table pour tous nous enlacer et nous embrasser avec affection. Chaque câlin suivi d’une tendre parole et d’un échange de quelques paroles. J’en appris plus sur Alice avec les mots qu’elles se dirent qu’en plusieurs jours de vie avec elle. Quand elle arriva à moi, elle me prit par les épaules pour m’admirer et, avec une émotion que je ne sentais pas feinte, elle me glissa :

« C’est si bon de te revoir, Cerise, nous étions mortes d’inquiétude pour toi. »

Des mots si émouvants, tout de suite, désamorcés par la vieille femme :

« Celui-là, je le connais pas, mais il est gentil, déclara-t-elle avant d’ajouter à voix basse pour encore plus de malaise, même si je crois qu’il est pédé, pédé. »

L’ambiance changea rapidement, Priscilla fit mine de regarder sa montre et bafouilla qu’elle devait y aller. Nous suivîmes le mouvement. Je me sentais coupable auprès de la pauvre femme, à cause de moi, on la penserait folle alors qu’elle en savait plus que les autres et que je préférais les femmes. Un instant, si j’aime les femmes et que je suis actuellement une fille, ça veut donc bien dire que je suis homosexuelle. J’avais pourtant dit que ce n’était pas le moment de me préoccuper de ce genre de problématiques. Tout le monde partit mais mon bras refusa de s’en aller. Alors que les autres  descendaient déjà l’escalier, Mémé me retenait de sa main décharnée.

« Tu es un brave petit, me glissa-t-elle. Mais tu ne remplaces pas ma petite-fille, ma petite-fille.

- Voyons, que dites-vous ? Je suis Cerise… »

Elle secoua la tête :

« Non, non, non, tu lui ressembles, mais tu n’es pas du tout comme elle, tu n’as pas la même allure. Tu peux tromper Sophie et les autres, mais pas moi, pas moi.

- Je ne veux tromper personne, je vous le jure.

- Je sais que tu n’es pas un mauvais bougre, mais je veux retrouver ma Cerise, ma Cerise.

- Je vais faire tout mon possible pour comprendre ce qui s’est passé et je vais essayer de la ramener.

- Merci,  mon enfant, tu es bien mignon, mignon. Tu veux me dire ton nom ?

- XXXX, répondis-je avant de m’excuser de ce baragouinage.

- C’est très joli, joli.

- Pardon, vous avez compris ce que j’ai dit ?

- Bien sûr, je suis vieille, mais pas sourde, pas sourde !

- Excusez-moi. Mais voudrez-vous bien m’appeler Cerise quand je serai avec le reste de la famille ? Cela m’aidera.

- Si tu veux, si tu veux. Mon enfant ? Fais quelque chose pour moi.

- Tout ce que vous voulez ! Dites-moi !

- Retrouve ma petite-fille.»

Je ne m’y attendais pas à celle-là. A vrai dire, je n’y avais pas songé, j’étais arrivée, je m’étais posée sans  trop me demander ce que j’étais censée faire là et pourquoi. Peut-être était-ce la clé pour retourner chez moi. A la manière des fantômes, il faudrait que j’accomplisse une mission pour pouvoir retourner, non dans l’Au-delà (hors de question), mais d’où je venais. Etait-ce la tâche qui m’était destinée ? En attendant de trouver et histoire d’occuper es journées…

« Très bien, répondis-je, je ferai de mon mieux, je le promets.

- Très bien, très bien, tu sais, j’aimerais tant la revoir avant … la fin. Tu vois ? Tu vois ?

- Mon Dieu ! Seriez-vous malade ?

- Pas le moins du monde.

- Ah bon… »

Elle s’agrippa à moi et me colla ses lèvres molles sur les deux joues. Je lui adressai un timide au revoir alors qu’elle me faisait un signe de la main.

La voiture redémarra pour nous ramener à la maison, Maman évoquant le fait de peut-être commencer à songer à placer Mémé en maison de retraite. Mes faibles protestations ne furent qu’à peine entendues. Ma présence ici commençait à se révéler problématique. Il fallait que je parte.

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