Celle qui se faisait envoyer chier

Par Bleumer
Notes de l’auteur : Le chapitre est enfin achevé!

Une formalité, finalement. Au moins, les mathématiques ont cette rigueur que j’affectionne tant. La réponse est bonne ou mauvaise, il n’y a pas d’ambiguïté. J’ai quand même un Master en enseignement, je n’allais pas me laisser dominer par quelques problèmes sur les fractions. Si je n’avais pas continué dans cette voie, il fallait en trouver la raison auprès de l’Education Nationale dont la liberté pédagogique n’est qu’illusoire, mes méthodes devaient être beaucoup trop avant-gardistes pour elle. Voilà la raison pour laquelle je m’étais reconverti en libraire, je ne m’en étais pas si mal sorti à mon avis (à part sur le plan financier, se faire maltraiter par une administration rigide et des élèves malpolis et mal éduqués par des parents laxistes méritait bien une bonne rémunération). J’avais englouti les questions une par une, ne perdant du temps que sur les quelques constructions géométriques exigées pour des exercices sur la symétrie. Il fallut me réhabituer de façon expresse à une manipulation, certes rudimentaire, mais tellement lointaine, du compas.

Une fois le dernier point mis sur ma copie, je ne me relus pas, je ne le faisais jamais car je n’aimais pas mes écrits. Il s’agit d’ailleurs de la principale raison qui a retardé mon entrée dans le monde littéraire.  Je me prenais trop au sérieux, voulant créer une grande œuvre littéraire, je cherchais toujours à bourrer mes écrits d’effets de style juste pour faire bien, mais j’avais honte de ce que j’écrivais et ça n’allait jamais loin. Ce roman authentique est le seul que j’écris sans ma prendre la tête, avec spontanéité et sans ambition et, vous voyez, ça marche plutôt bien, vous êtes arrivé jusqu’ici sans vous faire chier, je crois.

Alors que tout le monde planchait encore sur sa feuille, j’étais en train de tout ranger, bien décidée à ne pas me faire distancer une nouvelle fois par mes camarades pendant l’interclasse. Je croisais ensuite sagement les bras sur ma copie. Mme Catenassi me remarqua et, plutôt, qu’affronter son regard suspicieux, pour éviter toute remarque, je posais ma tête dans mes bras. Peut-être prendrait-elle cette attitude comme un défi après ma provocation précédente. Il était vrai que j’y étais allée un peu fort. J’attendais impatiemment le son de la cloche de fin de cours. Ma petite montre sur mon petit poignet bougeait ses aiguilles avec une lenteur folle, encore 15 bonnes minutes à patienter. Je les passais à compter les tâches sur le lino du sol en écoutant mon voisin continuer à gratter nerveusement son contrôle.

Enfin, le ding dong libérateur. Je soupirai de soulagement, me levai et fis la queue pour déposer ma copie sur le bureau de la prof sous le regard inquisiteur de la noble représentante de cette noble et glorieuse institution éducative.

Comme prévu, je me laissai porter par le flot vers le cours suivant. Un gars m’arrêta d’une main sur l’épaule et me félicita en me disant que (je cite, car, moi, je suis élégant quand il le faut, n’usant de la vulgarité que lorsque j’y suis contrainte ou pour m’adapter à mon interlocuteur lequel se surprend souvent de constater qu’il est honteux que la personne qu’on insulte ose répliquer) « Je l’avais bien niquée, la prof ! » (fin de citation et, sans aucun doute, de mes interactions avec cet individu dont les premières paroles à mon endroit (enfin, mon envers, vu qu’il était derrière moi) ne me donnent aucune illusion quant à l’espoir d’une conversation profonde future et il ne m’a pas dit bonjour en plus). Mais, ma cible était autre.

Je repérai la dénommée Karima et accélérai en faisant "ouille" à chaque pas pour la rattraper. Je lui pris le bras et elle se retourna. Je commençai :

« Salut, tu sais pour tout à l’heure, je suis déso… »

Elle se dégagea vivement, avec une violence que je ne lui soupçonnais pas avec son apparence encore plus frêle que moi (j’avais repris un peu de poids pendant les vacances) et me cracha dans un souffle :

« J’ai rien demandé ! Je voulais pas être déléguée, mais tout le monde a voté pour moi pour me faire chier. Je voulais pas avoir de problèmes en allant chez toi et, là, j’en ai parce que j’y suis pas allée ! A cause de toi, je vais être collée et avoir un mot dans mon carnet ! Je vais me faire engueuler à la maison, t’imagines pas comment c’est chez moi ! Alors, viens pas me faire des excuses que tu penses pas. 17, t’as dit, ça va pas ? Comme si t’en étais capable ! Je ne t’aime pas ! »

Après m’avoir déballé tout ça, elle ferma les yeux façon ceux qui vont mourir te saluent et, comme je ne faisais rien, elle disparut dans les couloirs en se faufilant entre les rangs. Ouah ! Je sais pas depuis combien de temps elle gardait la pression, mais la cocotte-minute venait de me péter à la gueule. Par chance, elle n’alla pas loin. Elle et le reste de la 5e A s’étaient rangés en face d’une salle qui finissait de déverser ses propres pré-ados bruyants qui s’amusaient à se balancer leurs sacs à la gueule dans le cadre de leurs rituels sociaux. L’atmosphère de ce cours était diamétralement opposée au précédent.

 La prof de Français n’avait pas la rigidité de sa collègue scientifique (ni l’âge ingrat). D’une quarantaine d’années à ce que je pouvais évaluer, elle portait une robe noire, loin du pull et du pantalon immondes de l’autre, avec des bottes dont les talons claquaient sur le bois de l’estrade sur laquelle se tenait son bureau où s’entassaient dans un joyeux désordre cahiers, stylos de toutes les couleurs, livres épuisés jusqu’à l’os, une vieille sacoche en cuir élimé et une boîte en métal pleine de biscuits (j’appris par la suite qu’elle grignotait pendant les cours pour cause d’hypoglycémie et le rumeur disait qu’elle tait déjà tombée dans les pommes en plein milieu d’un cours, d’où cette entorse au règlement). Je pensais avoir trouvé ce professeur dont tous les élèves masculins devaient être secrètement amoureux et, bien que le temps ait commencé à lui creuser des sillons au coin des yeux, son sourire carmin et ses longs cheveux ébène de beauté hispanique lui auraient valu, de nos jours, le titre convoité de MILF (acronyme que je ne développerai pas par courtoisie et pour ne pas choquer ces éventuelles Belles Oubliés de l’Univers et Délaissées Injustement par la Nature qui me feraient l’honneur de me lire). Quand vint mon tour de passer la porte, je fus submergée d’un torrent de tendres paroles. Elle se leva même pour m’admirer, les mains sur mes épaules, je croyais qu’elle allait me faire un câlin, mais elle n’alla pas jusque là. Elle me dit  à quel point elle était ravie de me revoir, à quel point elle avait été profondément bouleversée de mon accident, à quel point elle avait été émue par l’article dans le journal (elle ne me savait pas aussi sensible d’ailleurs, mais elle se doutait que j’avais un bon fond malgré ce que disaient les gens), à quel point le sort avait été horrible de me laisser handicapée à vie, à peu de choses près, elle faisait mon éloge funèbre, flatteur et flippant à la fois. Elle invita tous mes camarades à me souhaiter un bon retour. Tout le monde se tut, mais quand elle insista, ils émirent un gargouillis indistinct mais qui sembla lui convenir.  Elle me relâcha et me laissa prendre place. Je ne fis pas de finesse, je m’assis au premier  siège libre du premier rang. Le hasard (je vous jure) me casa à côté de Karima qui devait se demander si le sort ne lui en voulait pas de toujours me mettre sur sa route aujourd’hui. Elle se décala instantanément d’une place en faisant glisser ses affaires devant elle.

Mme Centol (c’était son nom) récita presque extatique :

« Sakura, sakura, ils tombent dans les rêves de la belle endormie. Tu connais ? m’adressa-t-elle s’attendant à ma réponse négative.

- Un haïku japonais. Ça ne ressemble pas à du Bashô, ce doit être du Issa, non ? »

Son sourire disparut et sa mâchoire se décrocha d’étonnement. Quelques années d’étude du Japonais m’avaient mis en contact avec quelques notions de littérature classique de cette civilisation, Issa était l’un des plus grands poètes du pays avec le susnommé Bashô ce qui fait qu’on peut aisément penser qua quand c’est pas l’un c’est l’autre mais je doutais que Cerise fut censée le savoir.

« C’est… C’est exact, mais je ne me serais pas doutée… Je n’aurais pas pensé… Comment sais-tu cela ?

- Je crois que j’ai dû voir ça dans un livre. Je crois…

- C’est incroyable, je ne te savais pas aussi cultivée ! »

Oui, mais j’aimerais qu’on arrête de se focaliser sur moi… Pour faire diversion, je sortis mon classeur, ma trousse et mon manuel, mais elle m’interrompit théâtralement (à croire qu’elle épie tous mes gestes comme si j’étais l’attraction du jour, je le suis d’une certaine manière, j’aime qu’on me remarque, mais là, je pense m’être assez faite remarquer pour tout le reste de l’année) :

« Non, non, non, nous allons commencer pour cette période le livre que je vous ai demandé de vous procurer avant les vacances. Tu dois l’avoir, cette information a dû t’avoir été transmise par Kari…

- Oui, mais je ne l’ai pas et ce n’est pas grave, pour cette fois, je vais suivre avec quelqu’un d’autre et je demanderai à ma mère de me le prendre pour la prochaine fois ! »

Je n’allais pas encore faire avoir des ennuis à la pauvre déléguée qui s’en tait déjà pris bien assez à l’heure précédente et qui n’avait pas besoin qu’on lui en remette une couche.

« Très bien, alors, décale-toi pour suivre avec ta voisine. »

La voisine en question me regardait déjà avec des yeux qui exprimaient pêle-mêle dégoût, terreur et une petite pointe de haine dans le feu de ses yeux noirs. Elle essayait de me dissuader de m’approcher mais cela n’eut pas plus d’effet qu’une vieille cherchant à éloigner un chiot trop affectueux en lui faisant « Pshi, Pshi ! », mais voyant que c’était inutile, elle prit l’expression pitoyable d’un veau conscient d’être en route vers l’abattoir. Je fus un peu agacée par ces manières, j’admettais qu’en maths, je l’avais mise en difficulté en me la ramenant un peu trop (j’avais voulu la défendre, l’intention était bonne, mais un cancre comme Cerise qui parie une excellente note avec un professeur pour échapper à une punition (j’y pense, parenthèse dans la parenthèse, vous ne m’en voudrez pas, était-ce  vraiment éthique de négocier ainsi avec une élève ? L’impopularité évidente de cette femme alliée à mon impulsivité pourrait en faire un pion aisément manipulable  si je décidais un jour de prendre le contrôle de ce collège quand mes ambitions carriéristes me mèneront aux plus hautes sphères, guidée par ma seule intelligence qui excellait largement, j’en suis convaincue, celle de la plupart de ces fonctionnaires dont le boulot bien peu exaltant consistait à remplir des formulaires sans intérêt ou à préparer un café correct chaque fois que l’Education Nationale daignait leur envoyer l’un de ses représentants chargés de juger un travail auquel il était bien content d’avoir échappé pour se venger lâchement sur des petits jeunes dont les yeux pétillaient encore de l’espoir illusoire de faire le plus beau métier du monde (de quoi parlais-je, au fait ?)), je concevais son angoisse, mais c’était moi et non Cerise qui avait fait ce pari insensé mais comment le lui faire comprendre en conservant notre santé mentale à tous les deux), mais, cette fois-ci, je n’y étais pour rien, bien qu’elle devait se dire que je m’étais mise à cet endroit précis pour continuer à la tourmenter. En effet, nous n’étions que 3 sur cette rangée, elle, moi et un garçon qui s’était mis tout au bout, devant mais tout de même dans un angle mort et près du radiateur (les deux autres rangs étaient bondés, il est bien connu que seuls les sales chouchous se mettent au premier rang et ma nouvelle meilleure ennemie devait se classer dans cette catégorie et s’y résigner.

Elle essaya de protester :

« Mais… Mais… Mais… »

Une nouvelle fois, elle se fit rabrouer, même si cette prof le fit avec plus de douceur :

« Karima, ne fais pas l’enfant ! Partage ton livre avec ta voisine. Ne perdons plus de temps. Tu es déléguée après tout. »

Se faire encore rappeler ses responsabilités pour justifier de s’allier avec une personne qu’elle détestait, je concevais qu’elle ne devait pas être enchantée.

Elle grommela, assez bas pour ne pas attirer l’attention, mais assez fort pour que je l’entende :

« Engueulée deux fois en deux cours, ça ne m’était jamais arrivé jusque là. Que des emmerdes avec elle, que des emmerdes… Manquerait plus qu’elle me tape dessus en plus… »

Moi, la taper ? Je n’ai jamais fait de mal à une mouche. Enfin, si, les mouches, je ne les supporte pas, mais c’est parce qu’elles viennent toujours me buzziner dans les oreilles quand je suis occupé. Je me les décalque contre le mur à grand coup de tapette (j’ai très envie de faire un jeu de mots, mais je me retiens, c’est difficile, vous savez). Ma femme est plus délicate, d’une certaine manière, elle se contente de les faire fuir en ouvrant toutes les fenêtres et en faisant tourner une serviette comme un hélicoptère. Les mouches survivent, mais on a intérêt à planquer la vaisselle. De toute façon, la nouvelle Cerise 2.0 est foncièrement non violente. Inoffensive comme un bébé qui vient de naître et un bébé qui vient de naître n’a pas le temps de se faire des ennemis (si on excepte ses parents épuisés qui regrettent déjà d’avoir eu l’idée à la con de copuler ; et le papa qui se dit que les capotes, c’est pas si mal que ça ; et Maman qui se dit qu’elle aurait dû se faire ligaturer les trompes).

Mon involontaire coéquipière posa le roman entre nous et appuya sur la pliure pour la maintenir ouvert (une hérésie d’abîmer un livre ainsi ce fier représentant du patrimoine universel).

Le professeur fit commencer la lecture au poème d’introduction avec un certain Enzo nous gratifiant d’une performance attestant de la décadence du système éducatif français. Je lus la suite et, à l’inverse, j’obtins des compliments  sur mes progrès pendant ma longue absence (si je continuais ainsi, j’allais finir par devenir un chouchou aussi, était-ce mon but ?) à tel point qu’elle me laissa déclamer près des deux tiers du texte.

« Alors, que peux-tu dire de ce texte, Cerise ? me lança la professeur.

- Euh, ben, c’est un poème, débutai-je ne sachant pas vraiment ce qu’elle voulait de moi.

- Quelle est sa structure ?

- Il y a 7 strophes de 6 vers. Les rimes n’ont pas forcément de formes définies, on pourrait croire que c’est parce que le traducteur a privilégié le sens sur la forme, mais c’était déjà le cas dans la version originale.

- C’est vrai… répondit-elle, un peu déconcertée. »

Oui, je connaissais la version originale, je ne me rappelais plus si je l’avais mentionné, mais il s’agissait de mon livre favori.

« Et son thème ?

- Une promenade en barque. Un homme et trois jeunes filles, celles-ci lui demandent une histoire qu’on devine être Alice au Pays des Merveilles.

- Et alors cet homme ?

- C’est Lewis Carroll lui-même.

- Très bien, Cerise, très bonne analyse ! Quelqu’un a autre chose à ajouter ? »

Sûrement jalouse que je lui prenne son rôle de première de la classe, Karima voulut ajouter :

« C’est une véritable anecdote, Carroll a vraiment fait cette promenade en barque et les trois filles sont Alice et ses sœurs ! »

Par orgueil tout à fait déplacé, je ne voulais pas être en reste.

« C’était le 4 juillet 1862. Il y avait aussi dans la barque un de ses collègues révérends, Robinson Duckworth, qu’on retrouve d’ailleurs parodié au chapitre 3 sous les traits d’un canard.

- Ce n’était pas la première fois qu’ils faisaient cette balade et Lewis Carroll racontait une histoire improvisée à chaque fois. Mais c’est, cette foi, qu’on lui a conseillé de coucher l’histoire sur papier. Et on retrouve aussi Carroll dans ce chapitre mais en tant que dodo, car son vrai nom était Dodgson et qu’il bégayait !

- Il y a eu plusieurs versions du manuscrit. La première a été achevée en novembre car Lewis Carroll voulait l’offrir à Alice pour Noël sous le titre Les aventures d’Alice sous terre avec des illustrations faites par l’auteur lui-même. Ce n’est qu’après, au début de l’année suivante, qu’un ami lui présentera John Tenniel qui acceptera de faire les illustrations qu’on connait.

- D’ailleurs, la première impression sera si mauvaise d’après Tenniel que Lewis Carroll rappellera les 2000 exemplaires !

- Ouais, pour les envoyer aux Américains ! »

Ça nous fit marrer. La prof était atterrée, elle ne s’attendait pas à ce que la conversation dérape de cette manière. Et nous, non plus. Mais, bien que je n’en ai pas l’air, j’avais adoré cette conversation, un vrai plaisir de discuter avec Karima d’un sujet que j’adore. En tout cas, il fallut mettre fin au débat pour cause de fin d’heure.

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