Celle qui prenait un repos bien mérité

Par Bleumer

Ladies and Gentlemen, vous êtes bien assis ? Je ne pense pas que vous soyez prêt à ce qui arrive. Sur ce magnifique repose-plat en céramique orné de fleurs inidentifiables d’abstraction sorties de l’imagination d’un paresseux artisan du Sud de la France qui doit faire ses créations à la chaîne pour satisfaire les touristes avides à la recherche de bibelots à accrocher sur le mur, vient prendre place une boîte plastique de chez Bonduelle remplie d’une bouillie orange vif que les inscriptions sur le couvercle appellent des carottes râpées. Alice,  postée devant les plaques au gaz, tourna deux boutons et gratta une allumette pour les allumer. Sur les feux bleus, prirent place deux casseroles, une de lait et l’autre d’eau. En attendant que tout cela chauffe, elle s’assit en face de moi.

« Alice, tes chaussons. »

En effet, ma sœur semblait apprécier se balader pieds nus, ce qui n’était sûrement pas très avisé sur un carrelage en cette saison. Elle quitta néanmoins la pièce mais dût repartir tout de suite, car, le temps de faire le chemin, elle avait oublié l’objet de son trajet. Une fois, rerevenue et réinstallée, Maman pût nous servir la bien peu ragoutante entrée dégoulinante de vinaigrette que je supposais trop acide. J’essayais de me contrôler pour ne pas me jeter sur le plat que n’importe qui aurait trouvé médiocre mais qui, dans mon état de faim avancé, me semblait le plus exquis qui soit. Le premier repas de ma journée, de ma nouvelle existence. Deux cuillérées de la mixture atterrirent dans mon assiette avec un « splorch » sonore. Quand tout le monde fût servi (ma sœur refusa la deuxième cuillérée, on voit bien qu’elle n’a jamais eu faim. Dans son dédain de nantie pense-t-elle aux petits enfants qui meurent de faim en Afrique ? Pense-t-elle à moi ? Parents, pensez-vous sincèrement que faire penser à des enfants qui meurent peut donner faim ?), le top départ du repas fut lancé. Démarrant dans les starting-blocks, je dévorais le plat en trois bouchées (j’avais essayé de faire mieux mais ma mâchoire ne le permettait pas). Je ratais de peu le record du monde : j’avais perdu un peu de temps en m’étouffant presque à la deuxième ce qui m’obligea à m’arrêter pour quelques gorgées d’eau. Je calmais mon ardeur culinaire en m’apercevant que les deux autres personnes en face de moi avaient à peine commencé  à lever leur fourchette pour la première fois. Je me sentis bien embarrassé face à leur expression étonnée. Je me considérais comme un inconnu ici et j’avais la désagréable impression d’avoir été très impoli. Je tentais de noyer le poisson en essuyant ma bouche avec un coin de ma serviette.

« Désolé…

- Non, non, ce n’est pas grave, ça fait plaisir de voir que tu as faim. Pendant que nous finissons, tu veux faire la purée ? »

J’acquiesçais, participer  la confection du repas était naturel pour moi en tant qu’invité. En allant chercher la casserole de lait, elle déversa dans celle d’eau le contenu d’un sachet en plastique, à savoir six Knacki. La première casserole prit place sur la table et s’y déversèrent en neige les flocons qui allaient transformer ce liquide bovin en une onctueuse purée de pommes de terre. Armé d’une cuillère en bois, j’accomplis mon devoir en touillant consciencieusement. Je suis plutôt bon cuisinier (avec une recette), je n’allais pas laisser de grumeaux dans une purée en sachet. Ma réputation était en jeu. Je me promettais que, plus tard, si j’étais encore là, je leur ferai quelque chose de plus élaboré. Ce serait la moindre des choses pour les remercier de leur hospitalité.

Les saucisses prirent leur place sous quelques bousées de purée. Cette fois, je parvins à attendre en observant la noisette de beurre placée au sommet fondre en coulures jaunâtres sur les flancs du petit volcan. Je le sais, je sais que quel que soit votre âge, vous faîtes le petit volcan. Ne mentez pas.

Enfin, le repas s’acheva avec la surprise du chef, surprise que je connaissais déjà vu que j’avais été complice de son achat. Vous la reconnaissez chez vous, cette boîte avec ce ruban si caractéristique. Celle du boulanger. Pendant sa sortie, Maman fit un long résumé de notre folle journée (et encore, elle ne se doutait pas de la moitié de ce que j’avais vécu. Bon sang, tout ça s’était vraiment passé en une seule journée ? Il y avait eu assez de minutes, assez d’heures pour arriver à caser tout ce bordel, Camille, le docteur, l’interview et surtout mon voyage karmique spatiotemporel que, moi-même, même dans des films je n’avais encore jamais vu. Bien sûr les véritables cinéphiles qui me lisent me démentiront, mais réfléchissez-y bien, quel intérêt ?). Mine de rien, j’avais apprécié ce moment d’intimité familial. Je vivais avec ma femme depuis quelques années maintenant et ma mère habitait bien trop loin pour que l’on puisse passer ce genre de moments ensemble. Alice ne réagissait guère à toutes ces aventures. Apparemment soit il en fallait beaucoup pour l’impressionner, soit elle s’en foutait, soit elle était la championne du monde de poker, plus forte que Patrick Bruel. Elle approuvait laconiquement au récit maternel et se réjouissait avec une paradoxale enthousiaste indifférence. Je préférais ne rien dire et me faire tout petit.

Chacune prit sa propre pâtisserie que nous appréciâmes en un silence religieux (religieuse pour ma sœur et moi). Alice se leva la première, porta son assiette et ses couverts dans l’évier et annonça aller faire ses devoirs de vacances, celles-ci ayant commencé aujourd’hui à la fin des cours. Pour mon cas, sortir de mon congé maladie pour enchaîner sur les vacances, j’ai bien choisi mon jour pour me réveiller, des mauvaises langues diront que je l’ai fait exprès et que je profite du système. Par contre, pour la première fois, j’entendais une collégienne (lycéenne ? Je ne connaissais pas l’âge exact de ma sœur, elle devait se trouver à la limite entre les deux niveaux) se vanter d’aller travailler spontanément sans qu’une limite de temps trop réduite ne l’oblige à se presser (dans mon cas, j’ai toujours travaillé dans l’urgence. Voyez ce livre, j’en suis au chapitre 10 et je dois le rendre pour la semaine prochaine : ce qui signifie que j’ai écrit tous les chapitres suivants en moins de 7 jours. Si ce n’est pas ce qu’on appelle du génie… ou un mensonge…). Elle devait être une jeune fille sérieuse. Belle et intelligente, elle a tout pour elle. Elle avait simplement commenté :

« Comme ça, ça sera fait… »

Et modeste avec ça ! Quant à moi, je demandais humblement la permission de sortir de table pour aller me coucher. Oui, oui, me coucher. Il devait être un peu plus de 21h, mais j’étais crevé au plus haut point. J’allais dormir à l’heure où les mamies y partent aussi, mais je n’en avais aucune honte. (Pour être précis, je parle des mamies jeunes et branchées, les vraies vont se coucher après « Questions pour un Champion », même si la plupart ne regarde plus par protestation suite au départ de Julien Lepers). Maman m’embrassa bien fort et m’interdit de débarrasser la table.

Je quittai donc la cuisine, traversai le salon, trouvai l’escalier (je vous parlerai de tout ça, plus tard, je suis claqué), le gravis lentement (en me tenant au mur et en sautillant comme un petit cabri, les béquilles à la main) et, parvenu sur le palier, la tuile : 4 portes. Alors, saurez-vous me redire à quoi correspondent chacune d’entre elle ? Avez-vous suivi ? Mais où était la chambre de Cerise ?

L’une d’elle s’ouvrit, laissant apparaître ma sœur qui me considéra avec suspicion, le regard en coin, un sourcil plus relevé que l’autre. Je bredouillais (qu’elle est jolie quand même…) :

« Vois-tu… Je recherche ma chambre. »

Elle eut un petit sourire mauvais :

« Parce que tu as oublié, c’est ça ?

- Et bien, oui !

-C’est bien pratique que ça te soit arrivé maintenant, hein ?

- Que veux-tu dire ?

- Rien, ta chambre est en face, dit-elle en désignant la pièce en question du menton. »

Je la remerciai et ouvrit la porte sur l’étrange chambre avec sa cuvette et un tas de papier toilette. Si c’était bien là que j’étais censé dormir, j’avais un sacré goût de chiotte (je ne me rends compte du jeu de mots que maintenant ! Je suis un génie incompris !). Je me retournai :

« Tu es sûre ? »

Un éclair d’étonnement passa sur ses yeux :

« Alors, tu ne te souviens vraiment pas ?

- Mais puisque je te le dis !

- Cela signifie qu’il te reste une chance sur deux. »

Et elle retourna dans sa chambre en ma laissant littéralement comme un con. Mais j’eus de la chance enfin (pour la première fois de la journée) et je trouvais la bonne porte (je ne remarquais qu’après qu’il y avait une plaque en bois en forme d’arc-en-ciel arborant le nom de Cerise). Je pénétrais et l’interrupteur trouvé à tâtons actionna, au fond de la pièce, une lampe de chevet qui répandit, sous son abat-jour rose, une faible lumière sur les murs mais suffisante pour me repérer. Machinalement,  j’avançai, j’appuyai mes béquilles sur une commode et me laissai tomber sur le lit. Cette journée avait probablement été la plus longue et éprouvante de ma vie.

Un pyjama était soigneusement plié sur l’oreiller. Ni une, ni deux, je fis voler jupe, pull, tee-shirt et je me changeais. Le pantalon était assez large pour ne me poser aucun problème à l’enfilage au cas où vous vous en seriez inquiété. En écartant la couverture pour me coucher, je me rendis compte que je n’avais pas éteint pour me déshabiller. Mais j’étais bien trop fatigué pour m’en préoccuper sur le moment. Sans plus de cérémonie, j’éteignis la lampe et profitai de la quiétude du noir et du silence relatif. Un morceau de rock perçait étouffé de la cloison me séparant de la chambre sororale, mais qu’importe, il aurait pu passer un avion au milieu de la pièce, ce n’était pas ce qui m’aurait empêché de dormir. Le réveil digital montrait 21h24 de ses chiffres de lumière bleue.

Je fermais enfin les yeux, me demandant ce que j’allais faire à présent, où était Cerise, comment je devais…

Zzzzz Zzzzz

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Papayebong
Posté le 27/03/2024
Sa soeur lui a montré la pièce la plus importante de la maison, soit reconnaissante si en pleine nuit tu as une envie, ça serait craignos de rentrer dans la chambre des parents par erreur!
C'était la plus longue journée de toute sa vie.
Bleumer
Posté le 28/03/2024
C'était donc ça! C'était de la gentillesse! Bon sang, tu me fais voir mes personnages sous un autre angle...
Edouard PArle
Posté le 14/08/2022
Coucou !
Bon la soeur n'est pas hyper sympathique pour l'instant mais sa réaction paraît assez naturelle, c'est bien un comportement de soeur à soeur. Il est un peu tôt pour se prononcer à son sujet. Le fait qu'elle soit bosseuse permet de sortir un peu du cliché (pas si faux ^^) de l'ado désintéressé de tout sinon de lui-même. Les petites pointes d'humour et les jeux de mots fonctionnent bien ! +1 pour religieuse xD
La description du repas est très réaliste, ça rappelle des plus ou moins bons souvenirs mdr
Une petite remarque :
"participer la confection du repas" -> à la confection
Un plaisir,
A bientôt !
Ps : je n'oublie pas le crossover, même si j'avoue que je n'ai pas encore d'idée de génie ^^
Bleumer
Posté le 23/08/2022
Alors, le fait que le repas te rappelle des souvenirs est une excellente chose! C'est l'un de mes buts de donner cet aspect nostalgique. Si tu les décèles, ça me va!
Je n'oublie pas le cross over, j'ai toujours l'idée en tête d'inclure dans ton intrigue un personnage qui a déjà lu le livre et fout en l'air les secrets et les intrigues de l'histoire:
"Ma chérie, il est encore trop tôt pour te révéler la vérité...
-Ben, pourquoi vous voulez pas lui dire qu'elle est la fille de la reine? C'est trop cool pourtant!
-... -_-'"
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