Le retour vers ma chambre fut moins chaleureux que l’aller. J’avais la tête pleine d’idées aussi déprimantes qu’un ciel de novembre dans une zone industrielle du Nord sans le bleu des yeux des habitants. La faute à ce maudit psy qui, non content de ma faire chanter odieusement, m’avait pourri ma journée (et encore, il était à peine 17h, j’avais le temps d’être encore déçu). Le pire de l’histoire était que ce qui m’ennuyait le plus était l’inquiétude que mon état provoquait chez Véronique. Elle poussait mon fauteuil avec entrain en me demandant ce que le Père Noël m’apporterait. Elle me parlait parfois comme à un enfant de 4 ou 5 ans (alors que j’en avais 12, bordel, je suis un grand … une grande !), mais ses mots étaient bien choisis, je déduisais peut-être une formation en psychologie ou dans la petite enfance. Ses techniques pour me réconforter ne marchaient pas (enfin, pas sur l’adulte que j’étais censé être, mais j’appréciais l’effort), à son grand regret. Nous reprîmes l’ascenseur aussi déprimés l’un que l’autre.
Dire qu’ « hier », j’étais censé bientôt partir en vacances d’été. Me lever à 5h du mat pour faire 10h d’embouteillages parce que tout le monde aurait suivi les conseils de Bison Futé (en plus, le trajet se serait fait sans petit encas, vu que ma femme avait prévu des biscuits au chocolat pour la journée qui devait être caniculaire, elle me les aurait sans doute fait manger à la paille), se disputer avec l’employé de l’hôtel parce que la réservation se serait perdue dans les méandres du Net (« Ah, mais votre nom n’est pas dans notre logiciel ! » ; « Ah, je ne peux pas vous dire… » ; « Ah, il faut que je demande à mon chef, il revient dans trois jours. » ; « Ah, vous êtes sûr que c’est bien chez nous que vous aviez réservé ? »), visiter le musée du marin qui sent la moule et fait des maquettes de bateau en coquilles Saint-Jacques parce qu’il a 3 étoiles dans le Guide Vert, me cramer la gueule sur le sable brulant de la plage avant de me geler les couilles dans l’eau glacée, me prendre 10 fois de suite le même ballon de foot sur mes coups de soleil naissants et me faire engueuler parce que j’ai fait un croche-patte au gamin alors que c’est lui qui avait commencé. Les bonheurs de l’été… Ah ! Dante ! Quand tu décrivais le Paradis dans ta Divine Comédie, ne t’inspirais-tu pas de la plage de La Bourboule envahie par les hordes barbares de prolétaires aoûtiens ?
Et mon crédit ? Et mon boulot ? J’avais mes responsabilités d’adulte, je n’avais pas le temps de moisir ici. En pensant ceci, mon regard se porta sur mes petites mains. D’adulte ? Quel adulte ? J’avais 12 ans, je n’avais pas à bosser, aller à l’école à la rigueur, mais le programme de cinquième ne devrait pas me poser de problèmes. Et ce crédit, on est en 94, je ne l’ai pas souscrit, ni même construit ma maison, donc je m’en fous !
Récapitulons : plus de boulot, plus de patron, plus de crédit, plus de patron, plus d’impôts, plus de patron, plus de formulaires pour la CAF, plus de patron, plus de cuisine à faire, plus de patron, plus de prises de tête conjugales, plus de patron, plus de responsabilités et, surtout, plus de patron ! Les vraies vacances, en fait ! il ne me restait plus qu’à espérer ne pas tomber sur une famille de cinglés telle qu’on en voit dans les reportages racoleurs, de celles qui foutent des beignes aux gosses et qui mettent le chat au micro-ondes, de celles qui nécessitent l’intervention d’un grand frère ou d’une Super Nanny. Que savais-je de ma famille ? J’avais au moins une mère et une sœur. Je n’avais rencontré que la première et qu’avais-je pu en déduire ? C’était une femme stressée et angoissée mais malgré tout patiente et dévouée. Quand je m’étais réveillé, elle avait accouru presque aussitôt, ce qui signifiait qu’elle était présente à l’hôpital à 3h du mat et peut-être depuis l’accident de cette fille. Ce point là me rassurait.
Si bien qu’à la sortie de l’ascenseur, je me trouvais ragaillardi et c’était Véronique qui déprimait. Peut-être pensait-elle que je m’étais mis à la détester mais elle se trompait ! Au contraire, quand elle m’avait demandé, pour me remonter (ou se remonter) le moral, si j’avais un petit creux et si je voulais un petit quelque chose, j’aurais été prêt à l’épouser ! D’abord, pas de petit déjeuner : je m’étais levé trop tard et je devais rester à jeun pour mes divers examens. Ensuite, pas de midi parce que j’étais en plein examen, justement ! Enfin, quant au goûter, j’étais en rendez-vous avec le docteur Malaisant, donc je me suis aussi assis dessus. J’ai quand même eu le privilège d’avoir accès à un ou deux verres d’eau mais ça ne nourrit pas un homme, une petite fille non plus.
En repassant dans le service de pédiatrie, le couloir m’apparut soudain plus chatoyant, même ces licornes branlantes sur trois pattes caracolant telles des dahus sur des collines uniformément vert chiasse et même ce clown avec ses ballons multicolores (un trait, un rond, en fait) et son rictus ressemblant plus à une cicatrice de césarienne mal refermée sur une palette de peinture qu’à l’expression de la joie, une vision artistique que n’aurait pas reniée John Gacy dans ses œuvres les plus inspirées.
Cette bonne vieille chambre réapparût. A côté de la porte, dans un petit cadre métallique, deux étiquettes portaient les noms « Cerise Fauchet » et « Camille Aminsky ». La petite devait avoir des origines slaves, une information sans doute sans importance mais j’étais friand de ce genre de détail, j’aimais accumuler de petits éléments en apparence inutile sur les gens (mais qui s’avèreraient sûrement primordiaux lors de la résolution de l’affaire à la fin du livre. Spoiler alert : c’est le jardinier le coupable.), apprendre à les connaître à partir de rien, de déductions. Si bien que dans mon nouveau cerveau, j’ouvrais un nouveau tiroir avec ce nom et cette origine présumée (et tout ce qu’elle m’avait appris lors de notre premier entretien). Devais-je effacer toutes les personnes que j’étais censé avoir connu après 1994 ? Je ne me sentais pas d’oublier ma femme qui est quand même l’amour de ma vie !
Véronique cala mon fauteuil à côté de mon lit et, avec toute la diplomatie d’un homme qui cherche à ne vexer personne, je refusai son aide. En la repoussant, elle m’adressa un regard à fendre le cœur : « Ca y est, je ne sers plus à rien, mon bébé n’a plus besoin de moi. » Mais non, je vous aime encore, mais je voulais juste essayer d’apprendre à me déplacer avec autonomie aussi vite que possible. Déjà qu’à mon époque, malgré les progrès engagés, les personnes handicapées (pardon, « à mobilité réduite », vous aussi, comme une amie à moi, vous avez reçu cette lettre de l’assurance maladie vous annonçant avec fierté que vous n’étiez plus handicapé, mais « à mobilité réduite » ?) ont toujours un mal de chien à se déplacer correctement, alors en 94… La première étape pour moi consistait à réussir à me mettre debout seul et à me déplacer sur une petite distance.
Camille était, bien sûr, présente, m’accueillant avec des coucous et autres expressions montrant sa joie de me revoir. Cela me fit plaisir et me rendit un peu triste à la fois. Ma vie a toujours été ainsi. A chaque fois que j’arrivais à gagner l’affection d’une fille, il fallait que ce soit une enfant et combien d’après-midi ai-je passé à coiffer des Barbie et à prendre le thé dans des tasses en plastique ? Sans parler des mariages ou fêtes que j’ai passées à la table des enfants parce que : « tu t’entends si bien avec eux »… Vous savez, il se peut aussi que je m’entende très bien avec les jeunes femmes qui sont assises à la table des célibataires (je parle bien sûr de la période avant de rencontrer ma femme, maintenant je n’ai plus aucune chance de me trouver à la table des célibataires).
Elle avait l’air mieux bien qu’elle n’eut jamais semblé très mal pour quelqu’un qui venait d’être opérée. Allongée sur le ventre, la tête au pied du lit, elle battait des pieds en rythme sur son oreiller et avait allumé la télévision. Le décor des « Chiffres et des lettres » m’apparût à l’écran avec son décor or et bleu qui mettait à genoux la saturation de l’écran. L’émission en était aux balbutiements de l’informatisation avec des fenêtres dont la modernité me rappelle l’ordinateur que j’utilise encore aujourd’hui (peut-être connaissez-vous cela : des ordinateurs professionnels tournant encore sur des Windows improbables). En tout cas, je regrettais presque de ne pas revoir le temps où chiffres et lettres étaient présentes sur des plaques ou des cartes manipulées par les présentateurs. Serais-je déjà un nostalgique de la nostalgie ? Un nostalgique extrémiste ? Je taquinai mon amie :
« Tu t’instruis ? Ou tu es amoureuse de Laurent Romejko ?
- Meuh non ! J’attends le Prince de Bel Air, c’est juste après. Ça, c’est pour les vieux. De toute façon, je trouve jamais les chiffres et pour les lettres je vais jamais au dessus de 4. »
L’animatrice annonça le total à atteindre. Je réfléchis quelques secondes et conclus avec désinvolture :
« Le compte est bon… »
A vrai dire, je n’en savais rien, j’avais quelques difficultés à me souvenir de ma table des 37, mais recevoir une nouvelle exclamation d’admiration n’avait pas de prix. Après ce petit sursaut d’orgueil, je me mis sur ma jambe droite (un rapide test m’avait démontré que la gauche n’était pas encore prête pour ce genre d’épreuve). Je claudiquai jusqu’à la fenêtre dévoilant la précoce nuit noire d’hiver. Je m’appuyai sur le rebord et reposai mon front sur la vitre glacée. Cela me fit un bien fou, car vous ne trouvez pas qu’il fait une chaleur infernale dans cet hôpital ? Ou c’est moi ? Vous me le diriez si c’était moi, hein ?
Mon souffle se muait en buée tandis que Bertrand Renard énonçait les lettres à combiner. Presque immédiatement, je prévis 8 lettres. Derrière moi, une petite voix déclarait n’en avoir que 3 avec déception. (Bien sûr, je n’avais même pas médité sur le tirage). Je retournai à la condensation sur la glace, je me disais qu’une fille y aurait dessiné un cœur en soupirant avec mélancolie, un garçon y aurait tracé une bite en ricanant avec bêtise… Moi, je ne savais pas quoi y tracer. Je regardais la ville en songeant que je ne savais pas non plus où je me trouvais. Pour tenter de me repérer, je tâchais de reconnaître les constellations de la terre étoilée : droit devant, l’amas lumineux du Supermarché ; plus à gauche, l’aménagement aléatoire de la « composition moderne par un architecte asiatique » qualifiée par tous (enfin par tous ceux qui ont le temps d’écrire aux journaux pour exprimer leur indignation, ces gens sont souvent des retraités et trouvent dans leurs critiques une raison de continuer de vivre dans leur passé) d’ « horrible chose qui défigure notre belle cité et qui donne le cancer avec toutes ces ondes » (moi non plus, je ne sais pas d’où viennent ces rumeurs, mais elles sont fausses, naturellement, elle sert à appeler les extraterrestres, naïfs que vous êtes) ; plus loin encore, la nébuleuse du Périph’ avec ses étoiles mouvantes tantôt rapidement, tantôt lentement, tantôt à l’arrêt ; puis au fond, les ténèbres, plus rien. Mais cet examen ne m’appris pas grand-chose, ces corps terrestres étant visibles un peu partout en France. Je fus tiré de ma rêverie quand Camille poussa un cri de bonheur, j’entendis à ce moment Will Smith commencer à entonner la chanson du générique de son feuilleton. Du coin de l’œil, je le vis tournoyer sur son trône devant un mur tagué.
Je repris le chemin de mon lit en clopinant et m’y réinstallai le plus à mon aise possible. Autant profiter de la télé avant de recevoir une nouvelle visite, peut-être pour m’annoncer mon autorisation de sortie (j’espérais encore plus qu’on m’apporte de quoi manger un morceau, mes intestins commençaient à se rebeller pour de bon et je voulais m’épargner la honte suprême d’un disgracieux gargouillement gastrique involontaire qui n’aurait aucune chance de passer inaperçu étant donné que Camille, certainement en manque de chaleur humaine à défaut de chaleur électrique, était venue se blottir contre moi et s’esclaffait dans mes oreilles à chaque fois que les rires enregistrés de l’épisode lui intimaient de la faire, mais ma maturité d’homme adulte et ma compassion à l’égard de cette fillette et de son besoin pressant de lien social m’empêchaient de lui adresser un bien peu courtois : « Tu commences à faire un peu chier là ! » car, même si elle était indéniablement adorable, voilà bon, on tient quand même à son intimité).
« J’aime bien regarder la télé avec quelqu’un. Je n’ai pas de frère ou de sœur et quand Papa est parti, je reste seule avec Maman, me confessa-t-elle. »
Et merde, elle le faisait exprès ou quoi ? J’avais encore moins de cœur à la repousser comme ce petit chaton qui vient s’installer sur vos genoux et qu’on n’ose pas déranger la bouboule de poils (par contre, quand il grandit, on n’hésite beaucoup moins à balancer le gros patapouf par terre). Cet attendrissant état de grâce fut perturbé par l’intrusion de ma chère Véronique, mon infirmière préférée, cet ange… Non, je rectifie, ce monstre aux mains vides qui oubliait encore de me rapporter les victuailles espérées. Elle était accompagnée d’une femme. Attendez que je me souvienne… C’était ma mère ! J’ai une mauvaise mémoire des visages mais j’avais intérêt à faire un effort pour celui-là car il me servirait sans aucun doute. Les deux arboraient de radieux sourires et que je trouvais tout à fait indécent sachant que je crevais de faim.
Ma mère m’apprenait avec joie peu dissimulée que j’avais le droit de sortir mais qu’il faudrait me plâtrer la jambe. Je fis la tronche, leur disant que la procédure prendrait du temps et ne leur disant pas que, par expérience, je savais qu’un plâtre était très inconfortable et grattait. Les deux femmes se concertèrent :
« Avec une attelle et un bandage bien serré ?, proposa ma mère.
-Je vais demander mais cela me semblerait possible. Mais il faudrait le changer après chaque bain, répondit Véronique.
-Je saurai le faire, répliqua Maman avec assurance, après tout, j’ai déjà travaillé ici.
-Je vais demander, répéta la jeune infirmière, le docteur est juste à côté. »
Elle sortit et reparut très vite. Ma mère, pendant ce temps, m’avait noyé de grands sourires chaleureux auxquels je répondais avec d’autres un peu plus gênés.
Seuls les snack de Véronique auraient pu me réconcilier avec la vie... je ne suis pas une fan de l'adage "vivre d'amour et d'eau fraiche"
Allez! C'est parti pour la suite (sous les soupirs exaspérés de mon cher et tendre qui aimerai que je dorme) mais je ne peux rester sur une abscence de nourriture.
J'ai vécu cette époque et comme tu le vois j'en garde une grande nostalgie, ce qui était l'une des motivation pour écrire ce roman. Je n'aurais pas l'indélicatesse de te demander ton âge, mais si tu retrouves un peu de cette ambiance, mon objectif est partiellement atteint.
Ce chapitre m'a particulièrement amusé. Les remarques acerbes du narrateur font mouches, j'aime beaucoup ! Ca part un peu dans tous les sens, c'est très drôle.
Sinon, on apprend peu à peu connaître notre personnage principal, son affection pour les enfants, sa difficulté à trouver l'amour etc... J'aime bien la comparaison du chat mignon mais pénible pour désigner sa compagne d'infortune xD Elle est très parlante !
J'ai très hâte de voir comment ça va se passer hors de l'hôpital, confronté au monde extérieur. J'imagine que tu nous a réservé quelques belles surprises...
Mes remarques :
"qu’un ciel de novembre dans une zone industrielle du Nord sans le bleu des yeux des habitants." géniale cette expression ! (je suis du nord et il y a du vrai^^)
"non content de ma faire chanter odieusement," -> me
"Quand tu décrivais le Paradis dans ta Divine Comédie, ne t’inspirais-tu pas de la plage de La Bourboule envahie par les hordes barbares de prolétaires aoûtiens ?" excellent mdrrr
"en apparence inutile" -> inutiles
"que j’étais censé avoir connu" -> connues ?
"Will Smith commencer à entonner la chanson du générique de son feuilleton." je me demande si tu pourras pas ajouter un jeu de mot pourri, genre c'est vrai que ses chansons claquent, ça m'aurait fait rire (attention mon humour n'est pas représentatif de la population nationale xD)
"Ma mère m’apprenait avec joie peu dissimulée" -> une joie ?
Un plaisir,
A bientôt !
Je suis également assez fier de ma citation avec Dante, en me relisant, j'ai l'impression d'être plus drôle à ce moment que plus tard. J'espère remonter le niveau. Je vais tâcher de continuer à utiliser le personnage de Camille que je me suis mis à adorer même si à l'origine, elle était totalement improvisée!^^
Bonne suite de lecture en tout