Little Louis, Paris
1976
* * * 15 * * *
Le blues a eu un bébé
(un sale gosse)
et ils l’ont appelé rock and roll.
Muddy Waters
* * *
Le lendemain de leur soirée dans le parc, Louis arriva à la brasserie des Deux Coupoles pour y prendre un premier café avec ses amis avant d’aller en cours. Ils avaient pris cette habitude pour commencer la journée ensemble. Ensuite ils iraient chacun dans leur lycée respectif. Seul Jesse irait traîner seul Dieu savait où.
Quand Louis entra dans la brasserie, il sentit un malaise. Le serveur, victime du doigt d’honneur de la veille, fixa Louis avec un regard qu’il ne lui avait jamais vu. Cela ne pouvait pas être à cause de l’altercation d’hier soir.
Louis ignora le serveur et se dirigea vers le fond de la brasserie. Il dépassa les costards cravates qui prenaient leur café serré, croissants, avant d’aller passer leur journée à produire, obéir et courir pour résoudre les problèmes que d’autres costards cravates avaient créés. Il passa la table des amateurs du petit blanc matinal, la main tremblante sauf quand il s’agissait de porter le verre aux lèvres. Il croisa une habituée pomponnée qui sortait des toilettes, probablement qui s’était refait une beauté dans les chiottes pas très classes. Elle aussi, après un petit crème, sa retouche de rouge à lèvre et de rimel, irait s’empresser d’aller satisfaire les désirs de son petit chef de service. Tout ce petit monde tournait à merveille comme à son habitude mais il y avait toujours ce petit pincement dans le cœur de Louis. Louis arriva dans le fond de la brasserie, dans le coin le plus sombre et Cy était déjà là, seule sur le fauteuil de skaï rouge. Elle était si belle, seule sur cette banquette, et ce matin-là quand elle leva ses yeux noirs sur Louis, elle le plongea dans son monde de ténèbres.
Cy avait seize ans. Elle était d’une rare beauté. Son corps longiligne n’était pas encore celui d’une femme. Il laissait deviner la jeune fille qu’elle avait été et la femme qu’elle pourrait devenir. Elle avait le visage d’un ange mais son regard sombre n’était pas celui d’une adolescente. Son sourire aurait pu lui faire obtenir ce qu’elle voulait de qui elle voulait, mais elle ne souriait plus beaucoup.
Cy se nommait en réalité Cendrillon. Ses parents, ces pauvres cons, l’avaient appelé ainsi car la mère de Cy rêvait d’un destin de princesse pour sa fille. Son père trop occupé avait laissé faire. Il avait fait fortune dans l’immobilier et dans la finance. Il était impliqué dans toutes les affaires qui se faisaient dans l’ouest Parisien. Il avait rapidement développé son réseau dans les cercles d’affaires de la capitale, et dans le milieu politique. Pour ces parents, la réussite se mesurait au nombre de zéro sur leur compte en banque, les places réservées à l’année au Rotary Club et la réputation de l’école privée dans laquelle était enfermée leur fille.
Trois ans plus tôt, les parents de Cy donnaient une réception jet set dans leur roof top parisien. Ils avaient invité tous leurs partenaires financiers qu’ils appelaient leurs amis. Cy, avec les autres enfants, s’initiaient au shoot de vodka. Activité qu’ils mettaient parfois en pause pour se rebooster avec une dose de cocaïne. Les lycées chics et privés avaient l’avantage de vous donner de solides connaissances et une expertise dans les débauches de tout genre.
La nuit avançait. Les adultes se vautraient dans leur réussite et se vantaient de leurs dernières arnaques et de leurs « petites » affaires. Les ados aidés par l’alcool et les drogues perdaient le contrôle de la soirée. Cy, insouciante, expérimentait les états seconds. Elle repoussait les limites que son corps et son esprit pouvaient endurer. Elle se retrouva dans une chambre en compagnie de 3 jeunes garçons, éméchés mais pas suffisamment pour perdre le contrôle comme ils se justifièrent plus tard. Une fois enfermée dans cette chambre, Cy vit s’ouvrir une porte sur l’enfer.
Le viol, les coups, l’humiliation.
Dans ce milieu, le scandale est pire que le crime. Être mis à l’opprobre comme une victime ou un criminel aurait tué les affaires. Cy, fut donc assassinée une seconde fois. Le fait divers fut enterré entre amis contre un dédommagement rondelet. Mais cet argent était trop cher pour Cy. Depuis elle cherchait à effacer ces souvenirs dans des relations sexuelles interdites, dans l’alcool qui lui embrumait le cerveau mais qui n’effaçait pas les cauchemars, dans les drogues de plus en plus dures pour essayer de trouver une sortie, une fin à son enfer.
Ses parents ne parlèrent plus de cet incident. Jamais ils n’avaient essayé d’aider leur fille, préférant l’éviter du regard quand elle entrait dans la pièce. Elle était devenue la preuve de leur culpabilité et de leur lâcheté. Une chose était certaine, l’enfer serait bientôt pour eux. Le Styx serait tumultueux et les parents de Cy n’atteindraient jamais l’autre rive. Le repos ne leur serait pas accordé et leur éternité ressemblerait à une noyade perpétuelle dans les eaux noires des enfers. Un ange y veillerait.
Et depuis ce jour, Cy ne souriait plus beaucoup.
Les seules amitiés qu’elle avait acceptées étaient celles de Jesse et Louis. Jesse était son âme sœur. Il était vivant, libre et plein de rêves. Cy aimait s’accrocher à la fureur de vivre de ce garçon des rues. Louis était le petit frère qu’elle s’était offert. Il l’avait touchée par son innocence qu’il fallait à tout prix protéger. Cy ne leur avait jamais avoué ni ses cauchemars, ni son histoire. Elle ne voulait pas abîmer leur âme avec la noirceur de la sienne.