La légende du serpent noir

Par Bruns

Dude, Robinsonville 

1869 (à peu près) 

* * *      14      * * * 

Les rockers meurent à 27 ans. 
Les bluesmen sont éternels. 

* * * 

 

Après avoir joué ses deux morceaux, Dude reposa la Dopeyra et retourna à la table. Il s’assit face à Tommy qui prit une grande inspiration, écrasa sa cigarette et posa ses coudes sur la table. 

 

– Écoute fils, tu ne sais pas jouer de la guitare ! Tu fais fuir les gens. Tu devrais retourner poser des rails !  

 

Nina et Beasty, sursautèrent et furent choqués par l’agressivité de Tommy. Dude sentit la honte et la rage monter en lui. Il n’avait qu’une envie, renverser cette table et montrer qui il était. Cette humiliation publique, devant tant de monde, devant Nina, était insupportable.  Il ne lui restait que la fuite, il voulait absolument quitter cet endroit maudit. Alors il s’enfuit, en courant. Il s’enfuit de cette table, de cette salle, de ce club. Il claqua la porte, bouscula le portier et continua de courir vers nulle part, poursuivit par une ombre noire dessinée par une lune gibbeuse, toujours rouge. 

 

Plus tard, Tommy et Beasty prenaient une pause au bar et épongeaient leur soif avec une bière. Beasty dit à son ami : 

– Dis-moi Tommy, tu as été dur avec le gamin tout à l’heure ! Il était jeune et ne méritait pas ce traitement ! Il ne jouait pas si mal !  

Tommy appela le barman et demanda une bouteille de mescal, pas celle embouteillée avec une larve de mite d’agave, mais celle fermentée avec un serpent venimeux. Il se servit un long verre et il le but d’un trait. Il répondit à son ami :  

– Ne t’inquiète pas Beasty ! J’ai fait ce qu’il fallait ! 

Il fixa son reflet dans le miroir derrière le bar, qui lui renvoyait un sourire reptilien et des yeux avec des pupilles fendues. 

– Qu’est-ce que tu veux dire, Tommy ? Qu’est-ce qu’il fallait que tu fasses ?  Lui demanda Beasty. 

– Tu sais mon ami, il y a des choses sur cette terre qui sont difficiles à croire et surtout difficiles à expliquer. On vit sur une terre qui est encore bourrée de légendes et de croyances qui seront bientôt oubliées, mais il y a encore des forces autour de nous qui nous dirigent, sans que nous le sachions. Je connais encore des shamans qui communiquent avec les esprits, j’en connais qui parlent aux arbres et d’autres qui prennent des formes animales quand ils sont en transe. Moi, je ne suis qu’un musicien. J’erre sur les routes et je picole trop. Et crois-moi mon ami, jamais je n’ai rencontré d’esprit dans mes transes sous mescal. 

 

Jamais.  

 

Mais une fois j’ai rencontré un dieu, un roi. Une seule fois. Il n’avait pas la forme d’un animal ou celle de quelqu’un qui est descendu du ciel comme nous le montre la bible. Il était comme toi et moi Beasty ! Je peux même te dire qu’il était noir ! Comme toi et moi ! – Beasty écoutait religieusement son ami – Et le pire, Beasty, c’est que je n’étais même pas soûl ! Pas une goutte d’alcool, et je me souviens de tout ! Tout ceci s’est passé il y a quelques années. J’étais alors un jeune musicien et j’avais déjà un peu de succès, sur scène et après la scène si tu vois ce que je veux dire ? – les deux hommes rirent de bon cœur de cette allusion – et un soir je me suis retrouvé dans un bar à Tulsa. Ce bar s’appelait « La Grange ». C’était vraiment bizarre. Quand je suis entré dans ce club, j’ai ressenti une légèreté, un vide, je me sentais libre comme si je n’avais pas de passé et qu’aucun avenir ne m’attendait. Une fois à l’intérieur, j’ai découvert un lieu impossible à décrire. Il y avait comme des tubes très fins qui brillaient si fort et de toutes les couleurs qu’ils éclairaient certaines parties de la pièce. Je n’ai jamais appris à lire, mais il paraît que les formes de ces tubes représentaient des mots. Va savoir pourquoi ? Le bar était magnifique, le comptoir était si propre et si poli, qu’on s’y voyait comme dans un miroir et j’y ai vu des alcools dont je n’avais jamais entendu parler et que je n’ai jamais retrouvé ailleurs. En plein milieu de la salle, il y avait une estrade sur laquelle deux filles dansaient autour d’une barre qui montait jusqu’au plafond. Tu aurais vu ces filles, elles étaient divines et elles dansaient presque nues ! Tu imagines ça Beasty, des filles nues dans un bar ! J’aurais donné mon âme au diable pour pouvoir monter sur l’estrade avec elles. Mais remarque, je n’aurais certainement pas osé. Ces filles étaient trop belles ! Et cette façon de danser autour de ces barres, elles me donnaient l’impression de baiser sur scène, mec, je t’assure ! A un moment l’une d’elles m’a fixé du regard en se tortillant autour de sa barre. Je n’ai pas été capable de soutenir son regard, mec, incapable, moi le beau gosse de service !  

Et cette musique ! Je n’avais jamais entendu de musique pareille. Il y avait deux musiciens sur la scène et c’étaient vraiment des jeunes gars. Ils avaient à peine quinze ans, avec trois poils de barbe à eux deux qui se battaient en duel. Je pensais qu’ils étaient aveugles parce qu’ils portaient des grosses lunettes, toutes noires. Ils s’étaient affublés de chapeaux de feutre ronds sous lesquels ils portaient un foulard comme des comanches ! De sacrés numéros ! Mais le plus impressionnant c’était leur musique ! C’étaient encore des gamins, mais ils avaient déjà une putain de présence et leur jeu était agressif, affirmé, efficace ! Ils n’avaient que deux guitares, mais ils faisaient du bruit comme s’ils étaient cent ! Il n’y avait même pas de caisse de résonnance sur les guitares, elles étaient fermées ! T’y crois à ça, Beasty ! Des guitares fermées ! Et ces guitares ne faisaient pas de bruit. Il y avait juste un fil qui en sortait et qui devait emmener les sons vers des cubes posés au sol, et c’est de ces cubes que le son sortait. Tu vas me prendre pour un fou, Beasty, mais je te garantis que tout ceci est vrai. C’est depuis ce temps-là que je joue avec des guitares en métal. C’est pour essayer de retrouver ce son, mais je n’y suis jamais arrivé ! Ouais, cet endroit était vraiment bizarre et je n’ai jamais revu toutes ces choses que j’ai découvertes ce soir-là ! Même pas les danseuses !  

Et les deux hommes se mirent encore à rire en imaginant des filles dansant presque nues et aux émeutes que ça pourrait engendrer. 

Et puis Tommy redevint plus grave et se resservit un verre de mescal. 

– C’est dans ce bar que j’ai rencontré un dieu, Beasty. Il était vivant, comme toi et moi. Il était assis à une table avec deux mastards. Je crois qu’ils s’appelaient BOBY et King. Deux mecs énormes, ils étaient assis autour du gars. Je matais les danseuses, quand il fit un geste de la main, sans dire un mot. Et un des deux mastards s’est levé, on aurait dit une montagne, et il venu vers moi. Il m’a dit que Monsieur Hope voulait discuter avec moi et il m’a accompagné à leur table. Crois-moi Beasty, vu la carrure du gars, je n’aurais même pas eu la possibilité de refuser. 

On m’a assis en face du gars. Il avait l’air assez âgé, mal rasé, mais sapé comme un milord. Il était perdu dans son costume. Je me souviendrais toujours de sa cravate ! Il y avait des étoiles blanches dessus. J’aurais pu en rire si je n’avais pas été aussi impressionné. Il portait aussi des grosses lunettes noires, comme les deux mastards d’ailleurs, mais il n’était pas aveugle. Quand il me regardait, même à travers ses lunettes, j’avais l’impression d’être transparent et qu’il pouvait tout lire en moi.  

Et alors le mec a commencé à me parler, il avait une voix d’outre-tombe mec ! Une voix travaillée pendant des années au whisky et à la clope, mais elle était agréable, il parlait en rythme comme s’il chantait un blues. Ce mec était l’âme du blues ! 

 

– Yeh Tommy, je t’attendais depuis longtemps. Sais-tu qui je suis Tommy ? Et sais-tu pourquoi tu es là ? 

– Non, m’sieur. 

– Mon gars, je suis le Dieu Serpent, mais tu peux m’appeler Hope. Plus tard tu pourras apprendre à me connaître, mais pour le moment, je dois te raconter une histoire. C’est une légende qui est née au fond des campagnes du delta du Mississipi. Elle raconte que des musiciens vendent leur âme au démon en échange des certaines … faveurs de la vie, et des femmes. J’imagine que tu as déjà entendu ce genre de récit ? 

– Effectivement, m’sieur. 

– A travers l’histoire des hommes et des femmes se sont révélés d’un grand génie. Ils ont créé des légendes. Et d’autres viendront. Mais le démon n’y est pour rien Tommy, il n’y est pour rien. Le diable ne répond pas quand on l’appelle. Le diable n’accepte par les marchés. Le diable depuis toujours et pour toujours nous propose des choix qui nous amènent à lui. Beaucoup aiment imaginer que nos génies ont offert leur âme pour que le démon accorde leur guitare, ou leur donne le don, unique, pour accepter un contrat sans retour. Ils aiment croire au côté sombre de notre musique, porteuse de malheur, de désespoir et de tristesse. Mais ce ne sont que des croyances des bobos de la ville, des étudiants en mal d’imaginaire, de petites gens incultes éduqués aux mensonges de la religion, manipulés par les pasteurs aux petits pouvoirs qui les effraient en jouant avec Dieu et le Diable. Mais au fond, Dieu ou démon, quelle est la différence ? 

 

– En tout cas, Tommy, ça ne se passe pas vraiment comme ça !  

 

– Tu dois te poser des questions Tommy, oh oui tu dois te poser des questions ! Mais je ne suis pas le diable, je suis juste, Hope, le Dieu Serpent et tu es venu ici car j’ai besoin de toi et je vais te dire ce que tu devras faire pour moi ! 

 

– Et alors, que devais tu faire pour lui ? demanda Beasty, impatient de connaître le fin mot. 

– Juste d’attendre ce soir, juste d’attendre ce Dude, de l’écouter et de le mettre à terre. 

– C’est tout ? 

– Oui, c’est tout. Et j’ai fait ce qu’il m’a dit ! 

 

Ce soir-là, Tommy finit la nuit seul dans sa chambre d’hôtel. Il y termina sa bouteille de mescal laissant le serpent imbibé pourrir dans le fond. Ivre, nu, il se regardait dans le miroir de la commode et observait sa poitrine qui était enfin libérée du tatouage en forme de serpent noir qui s’y logeait depuis sa première rencontre avec le Dieu Serpent, il y a bien des années, à une autre époque. Mais quelle époque ? Il ne saurait le dire. 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez