Le pasteur Terry, Californie
1974
* * * 16 * * *
Styx :
Fleuve qui sépare le monde terrestre des enfers.
On raconte que ce n’est pas toujours un fleuve.
* * *
Il est onze du matin devant la prison de Stockton. Le soleil de Californie écrase les ombres et assomme les gardiens perchés sur leurs tourelles. Le pasteur est debout devant la porte, suant, épuisé, poussiéreux, sa seule valise posée à sa droite. Il est arrivé à Stockton par le premier train du matin et il a marché trois heures dans le désert, sans eau1 pour parcourir les douze kilomètres qui séparent la prison de la gare. Il prit cette marche comme une nouvelle mise à l’épreuve que son Seigneur lui imposait pour racheter ses péchés. En posant sa valise il avait récité : « Si tu écoutes attentivement l'Éternel, ton Dieu, si tu fais ce qui est droit à ses yeux, si tu prêtes l'oreille à ses commandements et si tu obéis à toutes ses prescriptions, je ne te frapperai d'aucune des maladies dont j'ai frappé les Égyptiens, car je suis l'Éternel, celui qui te guérit. 2». Cette litanie le rassura et il sourit. Il se réjouit de sa souffrance car chacun de ses pas le rapprochait de sa rédemption.
Le pasteur observa la prison. Elle était lugubre comme devait l’être une prison. La porte peinte en vert, atteignait les cinq mètres de haut. Elle était surplombée d’un épais nuage de barbelés. De longs murs de bétons, également chapeautés de barbelés, s’étendaient de chaque côté de la porte sur une distance qu’il n’aurait su estimer. Des miradors se chargeaient de surveiller autant l’extérieur de l’enfer que l’intérieur. Dans chacune de ces tours, deux hommes lourdement armés faisaient le gué, surveillaient les mouvements. Ils étaient prêts à tirer à la moindre alerte.
Une porte à taille humaine s’ouvrit au bas du mastodonte de métal et deux gardiens armés sortirent. Sans un mot, ils invitèrent le pasteur à entrer. Il ramassa sa valise et pénétra dans un autre monde.
Quatre autres gardiens les attendaient de l’autre côté. Les hommes vêtus d’uniformes bruns souffraient déjà de la chaleur et leurs chemises moites leur collaient à la peau. Ils portaient des lunettes de soleil et des chapeaux de sheriff. Équipés d’un revolver à la ceinture et d’un fusil à pompe ou d’un Johnny Gun sous le bras, ces hommes étaient prêts à tenir un siège. Le pasteur se sentit petit au milieu de ces balèzes qui le dépassaient tous. Il n’était pourtant lui-même pas si petit que ça.
Ils se trouvaient à l’entrée d’un dédale de couloirs grillagés à travers lesquels le pasteur pouvait observer l’intérieur de la prison. Elle était immense. Son mur d’enceinte était doublé par des murs de grillages et de barbelés. Le couloir transparent les amenait au centre du territoire, là où se trouvaient tous les bâtiments, perdus, posés là, au milieu de ce désert, enfermés dans ces grillages.
« Ô Dieu, par ton nom sauve-moi,
Par ton pouvoir fais-moi raison,
Ô Dieu, entends ma prière,
Écoute les paroles de ma bouche !
Contre moi ont surgi des orgueilleux,
Des forcenés pourchassent mon âme,
Point de place pour Dieu devant eux.
Mais voici Dieu qui vient à mon secours.
Le Seigneur est avec ceux qui soutiennent mon âme.
Que retombe le mal sur mes tyrans,
Seigneur, par ta vérité détruis-les !
De grand cœur je t’offrirai leur sacrifice
Je rendrai grâce à ton nom, car il est bon,
Car il m’a délivré de toute angoisse,
Tes ennemis te seront donnés en spectacle.3 »
Un psaume pour se donner du courage et la petite troupe constituée des six gardiens et du pasteur se mit en marche sans un mot. Il fallut quelques minutes au groupe pour arriver au centre de la prison, au milieu des bâtiments tristes, observé par des centaines d’yeux malveillants. Les locaux administratifs se trouvaient au centre des bâtiments des prisonniers. Les geôliers pouvaient ainsi surveiller tous les édifices en permanence. Chacune des bâtisses était encerclée de zones de sécurité grillagées et barbelées. Ces délimitations permettaient aux gardiens de passer à cheval ou à pied entre les bâtiments sans avoir à y entrer. Chaque bâtiment incorporait une petite garnison d’une vingtaine d’hommes pour faire régner l’ordre, la discipline, pour régir la vie de tous ces taulards, condamnés, brimés, battus, humiliés. L’organisation était martiale, parfois meurtrière. En traversant la prison, le pasteur avait observé quelques groupes de prisonniers qui les avaient dévisagés avec haine, mais aucun mot, aucune insulte n’avait été prononcée. Les prisonniers étaient tous habillés de la même façon, avec des pantalons et des chemises qui faits de jeans. Certains groupes de prisonniers travaillaient dans des potagers. Le pasteur se demandait comment cette terre maudite et aride pouvait donner naissance à la vie. Comment Dieu pouvait récompenser ces hommes, ces criminels, sans foi ?
Le pasteur fut invité à entrer dans le bâtiment central et un gardien le précéda, un autre le suivit. Ils grimpèrent trois étages. L’atmosphère était étouffante.
Au fond d’un couloir, ils entrèrent dans un bureau. Deux gardiens se placèrent de chaque côté de la porte.
– Entrez Père Terry ! Bienvenue parmi nous !
L’homme à la voix forte était assis dernière le bureau. Il avait une soixantaine d’années, imposante. Coiffé en brosse, les cheveux gris, il portait une chemisette blanche qui laissait voir ses bras épais et tatoués. Il avait tout d’un ancien militaire ou un ancien gardien. A sa droite se tenait un homme plus jeune, plus discret. Il était habillé également d’une chemise blanche et d’une cravate noire accrochée à sa chemise par une pince en argent. Cet homme-là, ressemblait plus à un fonctionnaire et il n’était pas à sa place dans ce lieu où tout était fait pour imposer la force et la brutalité de l’autorité.
– Asseyez-vous, révérend. Je suis le directeur. C’est moi le boss ici.
– Bonjour monsieur le directeur.
– Vous savez pourquoi nous vous avons fait venir ?
– Oui, on m’a prévenu.
Sa réponse était inutile. Le directeur n’écoutait pas.
– Vous êtes là, car nous avons une exécution demain et notre pasteur habituel n’est pas disponible. Il paraît qu’il a viré sa cuti et qu’il a glissé avec une de ses petites paroissiennes. Une mineure ! Vous imaginez ça révérend ? Un curé avec une mineure ! J’espère que les flics l’attraperont celui-là. On a une cellule qui l’attend ici et on lui montrera ce qu’on pense des types comme lui. On a un paquet de pensionnaires ici qui adoreraient planquer leurs pires péchés au plus profond d’un homme de Dieu !
Le pasteur restait silencieux. Que dire devant un homme qui pense détenir toutes les vérités. Il ne sera là que quelques jours, le temps de donner les derniers sacrements à un condamné, donner quelques prêches, et quelques pénitences, puis il repartira.
– Quoi qu’il en soit, vous êtes là pour racheter l’âme d’un meurtrier. Ce type était une éponge à gnole et dans un excès de delirium il a dézingué toute sa famille, femme et enfants ! Cet abruti ne se souvient de rien ! Les flics l’ont retrouvé baignant dans une mare de sang et de vomis. Je me demande comment on peut essayer de sauver l’âme d’une telle ordure ! Enfin, c’est la loi, alors sauvons, mon père, sauvons !
– Et un petit conseil, mon père. Méfiez-vous de nos locataires, nous avons de belles racailles et si vous n’êtes pas prudent, vous risquez de ne jamais sortir d’ici. Et mes gars, ont autre chose à faire que surveiller vos fesses ecclésiastiques ! A demain mon père, rendez-vous à l’exécution, on viendra vous chercher !
– Dernier point, révérend. Ce soir nous donnons un concert pour les pensionnaires les plus méritants. Eh oui, il y en a quelques-uns. Ça permet de relâcher la pression et d’éviter les débordements. Vous pourrez y assister si vous voulez, mais restez bien dans votre coin, avec les gardiens. Et sauf votre respect mon père, vis-à-vis de votre, hum, couleur, je dois vous prévenir, ce sera de la musique de nègre. On n’a pas les moyens de leur payer autre chose !
– Vous pouvez y aller maintenant.
Les deux hommes se saluèrent et un des gardes emmena le pasteur à sa chambre.
La chambre n’était pas une cellule, mais elle ne devait pas être beaucoup plus confortable. Un simple lit accompagné d’une table et d’une chaise, et dans un coin, une commode surplombée d’un miroir meublaient la pièce.
Le pasteur était exténué.
La nuit dans le train et la longue marche dans le désert pour arriver à la prison avaient eu raison de ses forces. Il s’approcha de la commode et observa son reflet dans le miroir. Il vit un homme grand et amaigri, les joues creusées. Son regard, dément, les yeux exorbités, chantait la folie. Avec le temps il s’était affublé d’une petite moustache et de rouflaquettes clairsemées. Ses cheveux, bouclés, trop longs, en désordre étaient fatigués par le voyage. Ils commençaient à grisonner. Son costume usé, poussiéreux était corrompu par la sueur et n’arrangeait pas son allure. Il n’avait pas toujours ressemblé à ce fantôme. « « Ca » c’est le bon terme ! » se parlant à lui-même. « Je n’ai pas toujours était ainsi. J’ai été jeune et beau. J’ai aimé et j’ai été aimé. Maintenant je paie, mon Dieu ! » Le pasteur se déshabilla, entièrement, et sortit une discipline et un crucifix de sa valise. Il posa le crucifix sur la commode et se mit à genou en lui faisant face. Et il commença à réciter le psaume de la pénitence.
« Pitié pour moi, mon Dieu, dans ton amour,
que ta grande miséricorde, efface mon péché.
Lave-moi tout entier de ma faute,
purifie-moi de mon offense.
Oui, je connais mon péché,
ma faute est toujours devant moi.
Contre toi, et toi seul, j’ai péché,
ce qui est mal à tes yeux, je l’ai fait.
Ainsi, tu peux parler et montrer ta justice,
être juge et montrer ta victoire.
Moi, je suis né dans la faute,
j’étais pécheur dès le sein de ma mère.
Mais tu veux au fond de moi la vérité ;
dans le secret, tu m’apprends la sagesse.
Purifie-moi avec l’hysope, et je serai pur ;
lave-moi et je serai blanc, plus que la neige.
Fais que j’entende les chants et la fête :
ils danseront, les os que tu broyais.
Détourne ta face de mes fautes,
enlève tous mes péchés.
Crée en moi un cœur pur, ô mon Dieu,
renouvelle et raffermis au fond de moi mon esprit.
Ne me chasse pas loin de ta face,
ne me reprend pas ton esprit saint.
Rends-moi la joie d’être sauvé ;
que l’esprit généreux me soutienne.
Aux pécheurs, j’enseignerai tes chemins ;
vers toi, reviendront les égarés.
Libère-moi du sang versé, Dieu, mon Dieu Sauveur,
et ma langue acclamera ta justice.
Seigneur, ouvre mes lèvres,
et ma bouche annoncera ta louange.
Si j’offre un sacrifice, tu n’en veux pas,
tu n’acceptes pas d’holocauste.
Le sacrifice qui plaît à Dieu, c’est un esprit brisé ;
tu ne repousses pas, ô mon Dieu, un cœur brisé et broyé.
Accorde à Sion le bonheur,
relève les murs de Jérusalem.
Alors tu accepteras de justes sacrifices, oblations et holocaustes ;
alors on offrira des taureaux sur ton autel.4 »
A chaque vers, la discipline châtiait ses chairs avec un claquement sec et chaque goutte de sang libérée offrait au pasteur un pas vers le pardon.